Pourquoi rêve-t-on d’acheter vêtements et accessoires hors de prix ? Est-ce par envie de beau, de rareté ou de distinction ? Comment les maisons haut de gamme s’y prennent-elles pour nous séduire à l’heure d’Internet ? Tentatives de réponses, à travers deux ouvrages récemment parus.

LE LUXE SE DÉFINIT AISÉMENT ? – FAUX

Rien n’est plus complexe que de déterminer ce qui se cache derrière cette notion, selon Patrick Mathieu et Frédéric Monneyron, auteurs de l’ouvrage L’imaginaire du luxe, paru fin 2015 aux éditions Imago :  » D’une part, le concept implique un ensemble variable et fluctuant d’éléments constitutifs : le coût, la rareté, la beauté, l’unicité, la dépense, l’éternité, le loisir, le bien-être. D’autre part, il convoque des concepts connexes : goût, élégance, distinction ou raffinement, qui participent à sa manifestation.  »

Mais cet expert de la singularité des marques et ce sociologue de la mode et du luxe mettent également en avant la relativité de l’objet. La notion change en effet selon les époques et les civilisations – l’apparition des réseaux sociaux le prouve actuellement. Elle est également très subjective. Enfin, il faut aussi que le luxe soit désiré par un nombre relativement important de personnes et qu’il raconte une histoire, souvent celle de la légende d’une marque, pour avoir ce rayonnement singulier propre aux objets magiques.

Les auteurs repèrent néanmoins trois grands cercles.  » Un premier de superluxe avec la haute couture, la haute joaillerie, l’horlogerie, les oeuvres d’art, l’argenterie, les palaces, les automobiles, les yachts. Un deuxième de valorisation sociale, avec les foulards, le prêt-à-porter, les accessoires, les bagages ou les montres. Un troisième cercle, enfin, de sensations et de plaisirs, avec les parfums, les loisirs, la gastronomie et le sport. « 

LE LUXE PERMET DE CONJURER SON ANGOISSE DE LA MORT ? – VRAI

Etrange de relier objets haut de gamme, souvent associés à quelque chose de superficiel, et la fin de vie. Pour ce faire, Patrick Mathieu et Frédéric Monneyron se basent sur le travail de Gilbert Durand, qui estime que l’imagination humaine représente et symbolise essentiellement les visages du temps et de la mort, afin de réduire la peur qui leur est liée. L’imagination tente d’améliorer la situation de l’homme dans le monde.  » Or, il ne fait guère de doute que le luxe répond bien à cette angoisse existentielle qui détermine les productions de l’imagination, écrivent-ils. Quand on convoque, à la fois, les projets des créateurs d’une maison griffée ou les considérations des clients de ces enseignes qui créent l’idée du luxe, elle est manifeste.  »

Deux exemples valent mieux qu’un long discours. Un : nombreuses sont les marques à illustrer leur look ou leur accessoire d’un crâne ou d’une représentation de félin, comme la panthère, animal considéré comme une figure de l’angoisse de mort, depuis la préhistoire. Une façon de conjurer ou de se préparer à son sort, en quelque sorte.

Deux : le fondateur de la maison Hermès est né en Allemagne, dans une famille protestante qui a fui les persécutions religieuses. Son frère, soldat de Napoléon, est décédé en Espagne, et lui-même est devenu orphelin à 15 ans. De quoi faire dire au président du groupe Jean-Louis Dumas que ces épreuves ont  » contribué au succès de la marque dans le luxe : c’est en restant dans son coin que la famille a appris à réussir dans le commerce « . Et l’homme de rappeler également que  » le luxe, c’est ce qui dure plus longtemps que vous « . Une raison de plus d’en faire l’acquisition…

LE LUXE SE RENCONTRE UNIQUEMENT DANS LES QUARTIERS CHICS ? – FAUX

Fini, l’époque où les fringues hors de prix se cantonnaient au boulevard de Waterloo, à Bruxelles, ou à l’avenue Montaigne, à Paris. Désormais, les Chanel, Dior, Givenchy et autres Louis Vuitton doivent composer avec l’arrivée d’acteurs d’un nouveau genre, à la stratégie différente, et qui se nomment Etudes, Amélie Pichard, Vêtements, Mylonelylingerie, Shrimps ou Adieu. Ce n’est qu’un micromarché pour l’instant, mais la tendance est bien là, estime Adeline Amiel Donat, dans Luxe et digital, stratégies pour une digitalisation singulière du luxe, qui vient tout juste de paraître aux éditions Dunod. Que ce soit par leur blog, leur site Internet ou leur présence sur les réseaux sociaux, ces labels ont acquis une influence digitale, qui a changé la désirabilité du luxe dans son essence, ce dernier n’étant plus seulement défini par sa valeur, ni sa rareté. Désormais, il  » peut être gratuit, recyclé, vintage, même dématérialisé « , explique cette spécialiste en communication. Interrogé en préambule de ce livre par l’expert digital Eric Briones, le fondateur du label Jacquemus rend parfaitement compte de cette évolution.  » Maintenant, les créateurs font de la mode pour que ça marche sur Instagram, ça doit être fort, très visuel « , estime celui qui appartient à cette génération pour qui la frontière entre virtuel et réel n’existe pas. Selon lui, quelque chose est en train de changer : ces plates-formes en ligne offrent une visibilité monstre, à tel point que la clientèle veut acheter ce qu’elle y voit, et qu’importe s’il s’agit parfois de pièces beaucoup plus spéciales.  » On est dans une autre période, où le marché est tellement saturé par l’offre qui se ressemble, qu’être différent devient primordial…  » Le vêtement viral doit dès lors être vu comme une signature, qu’il faut avoir. Quelque chose de fort, qui permet de reconnaître un look, sans même avoir vu son étiquette. Et cela fonctionne : il lui a suffi de changer les photos – classiques – des objets proposés sur son e-shop par des clichés d’une héroïne pris à la manière d’un roman-photo, pour que ses ventes démarrent en flèche…

LE LUXE EST DISTANT, TELLE UNE IMAGE DE PAPIER GLACÉ ? – VRAI & FAUX

 » Institutionnellement, l’image de luxe semble toujours déconnectée de l’hystérie du monde, immuable et intemporelle « , considère Stéphane Galienni, de l’agence de pub Balistik#Art, dans le livre Luxe et digital, en pensant à ces clichés de papier glacé, ultraléchés et photoshopés. Pour créer la désirabilité, rien ne valait jusqu’ici la distance.

Mais, là aussi, le poids croissant des réseaux sociaux est en train de changer la donne. En quelques minutes, une photo se fait remplacer par un instantané des coulisses d’un shooting ou un selfie un peu flou d’un consommateur lambda avec sa nouvelle acquisition griffée.  » La belle image se dilue dans le flux quotidien, son wow effect ne prend plus.  »

Aux marques haut de gamme dès lors de revoir leur manière de faire. Focus, désormais, sur la smart image, née avec l’apparition du smartphone, qui offre un  » si loin, si proche  » qui s’immisce dans le quotidien de nos vies connectées.  » Utilisé intelligemment, Instagram permet non pas de vendre une marque, mais son univers, une ambiance, un lifestyle, note l’expert. Ce qui compte désormais, c’est le Carpe Diem digital, saisir l’instant présent et le partager immédiatement avec sa communauté, avec une spontanéité artistique maîtrisée.  » Une esthétique démocratique du prêt-à-poster qui fait de ce réseau le plus chic et le plus prisé des amateurs de belles et bonnes choses.

LE LUXE N’EST PLUS BLING OU ÉLÉGANT, IL EST DÉSORMAIS CONFORT ? – VRAI

Traditionnellement, le luxe est d’abord ostentatoire et centré sur la question de l’argent, c’était déjà le cas à l’époque des fastes de Versailles et c’est toujours vers lui que se tournent les consommateurs qui pénètrent pour la première fois ce marché. Progressivement, il se fait aussi élégance, quand il est question de distinction ou d’y projeter son éducation. Mais ces vingt dernières années ont également vu apparaître la notion de confort.  » Plutôt qu’un provocant étalage de faste, il devient douillet, cossu, tend vers le bien-être, les commodités et l’art de vivre « , est-il écrit dans L’imaginaire du luxe. C’est le genre de philosophie que l’on retrouve chez Tod’s et ses mocassins, par exemple, où l’aisance prime sur l’aspect mode. La tendance sportswear entre également dans cette catégorie, tout comme le spa et l’hôtellerie thermale, la cuisine orientale et/ou fusion.

A noter que dans le cadre de ce néoluxe, comme le qualifient certains, on n’achète plus ces articles pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils représentent :  » appartenance au monde des puissants, position sociale ou plus simplement intégration sociale « , ce à quoi aspirent ceux qui achètent de petits bijoux de marques de haute joaillerie, soit bien souvent des consommateurs qui étaient jusqu’alors financièrement et géographiquement exclus de cet univers…

L’imaginaire du luxe, par Patrick Mathieu et Frédéric Monneyron, Imago, 160 pages.

Luxe et digital, stratégies pour une digitalisation singulière du luxe, sous la direction de Darkplanneur, Dunod, 238 pages.

PAR CATHERINE PLEECK

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