Quand les Japonais défilent à Paris, c’est le scandale. Ce printemps-là, le règne de l’Hiroshima chic débute.

La planète mode a cru qu’elle ne se remettrait jamais de ce printemps-été 1983. Quelques mois plus tôt, deux Japonais, débarqués à Paris au début de la décennie, ont fait défiler leurs collections révolution. Sans concession aucune. C’est-à-dire sans rien s’interdire, pas même l’absence de make-up, de démarche chaloupée et de robes répertoriées dans le vocabulaire occidental ainsi bousculé. Rei Kawakubo (Tokyo, 1942), créatrice de Comme des Garçons, et Yohji Yamamoto (Tokyo, 1943) foulent au pied tous les prérequis. A mort les clichés, la femme érotisée, voici venu le temps du paupérisme, des lambeaux de vêtements, de la déconstruction, du noir monochrome, d’une ambiance post-explosion atomique, des filles sans artifices qui ont oublié de sourire, marchent à toute allure et sans talons dans un vestiaire que l’on qualifiera dans les annales d’Hiroshima Chic ou de New Wave of Beauty.

Ces deux-là, sans se concerter et grâce à ce  » talent à l’état brut « , ont construit une garde-robe faite d’effilochés, de trous comme ornement, de non-fini. C’est le règne de l’inachevé mais assumé, en un savoir-faire/défaire impressionnant qui outrage tous les classiques. La mutation est là, on ne l’avait pas vue venir, surtout pas du pays du Soleil levant. Ainsi donc un vêtement peut ne pas être  » élégant « , ni s’appuyer sur la taille, les hanches, les fesses, créer de nouveaux volumes qui choquent, irritent, déstabilisent et puis finissent un jour par émouvoir. Cette radicalité japonaise est un tournant décisif pour l’histoire contemporaine de la mode. Elle fera donc très logiquement des petits : Martin Margiela, l’école belge et Helmut Lang sont les enfants naturels de ces pères, de ces pairs-là. C’est que la provoc n’était pas gratuite, si provoc il y eut. A y regarder de plus près, on remarquera l’art de la coupe de Rei Kawakubo, celui du tailleur de Yamamoto, ancrés tous deux dans leur imaginaire et dans leur siècle –  » Le meilleur chemin pour me connaître est de regarder mes vêtements  » et  » La mode, c’est toujours ici et maintenant. Hors contexte, cela n’a plus la même signification « , dira Yohji. L’une et l’autre redéfiniront encore les corps à coups de bosses, de convexités ou revisiteront les grands classiques de la mode, de Vionnet à Chanel, sans jamais s’enfermer dans des carcans stylistiques. Avec une certaine maturité, dorénavant sans scandale à la clé. Et avec une poésie que personne aujourd’hui n’oserait plus leur enlever.

ANNE-FRANÇOISE MOYSON

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content