C’est à coup sûr l’un des événements incontournables de l’année : la toute première rétrospective consacrée au Britannique Jasper Morrison. Avec Thingness, l’une des figures les plus respectées du design industriel prend ses quartiers au CID (ex-Grand-Hornu). Rencontre exclusive à Milan.

« Thingness « , la choséité,  » caractère qui fait que la chose est chose « . Voilà comment l’un des plus influents designers actuels a souhaité qualifier l’essence de son oeuvre après trente-cinq ans d’activité. Né à Londres en 1959, Jasper Morrison se serait bien vu mécanicien, mais incube le virus du design au contact d’un cousin, avant d’en contracter définitivement la maladie après une visite au Victoria and Albert Museum. Son parcours académique s’avère plutôt copieux : d’abord diplômé de la Kingston Polytechnic Design School, il poursuit sa formation au Royal College of Art et file ensuite à Berlin, à la Hochschule der Künste. Lors d’un voyage à Milan au début des années 80, il prend une claque avec l’avènement du groupe de Memphis, dont le vent de liberté l’inspire plus que les acrobaties stylistiques. En 1986, il ouvre son bureau londonien et sa carrière est mise en orbite par l’incontournable Giulio Cappellini. Depuis, il s’illustre en Lombardie d’un printemps à l’autre, amassant best-sellers et distinctions, notamment chez nous dès 1994, quand il fut l’invité d’honneur de la Biennale Interieur.

Jasper Morrison a réalisé des centaines d’objets pour les éditeurs au top (Cappellini, Vitra, Magis), un nombre incroyable de chaises et tout type de mobilier ou de luminaire (Flos), avec des incursions vers les arts de la table (Alessi), la mode (Camper), l’électroménager (Rowenta) ou l’électronique (Samsung, Sony). Sans oublier le design de galerie, les scénographies et projets publics, jusqu’aux trams de la ville de Hanovre ; à croire qu’il a déjà tout fait. Ce parcours incroyable, déterminant pour trois décennies de design industriel, porte la marque des plus grands, capables de penser  » out of the box  » en toute simplicité, sans avoir l’obsession de la nouveauté si un classique peut être perfectionné. En 2004, des années avant que l’on ne glose sur la tendance normcore, il creuse le concept  » Super Normal  » avec son confrère Naoto Fukasawa, soit  » ce que j’ai toujours essayé d’accomplir, un parfait résumé de ce que le design doit être « . Sa production n’est pas dépourvue de caractère, mais dotée d’une élégance intemporelle qui a fait école. L’homme n’a d’ailleurs aucun complexe à livrer des avis tranchés sur son secteur, et l’a fait dans plusieurs ouvrages et essais.

Tout au long de sa carrière, Jasper Morrison refuse en bloc le tape-à-l’oeil, les gimmicks superficiels et autres arguments  » purement marketing « , préférant que ses produits attirent le regard pour  » les bonnes raisons « , soient appréciés pour leur confort ou leur fonctionnalité par de véritables usagers, et tant pis s’ils ne connaîtront jamais son visage ou son nom. Pas mécontent d’en retirer un relatif anonymat, il incarne l’anti-Star(ck) system et sa modestie a inspiré une autre génération de créateurs, essentiels bien qu’adeptes du low-profile, dont font partie son disciple Konstantin Grcic ou les frères Bouroullec.

A la veille de l’ouverture officielle du Salone de Milan, en avril dernier, nous l’avons retrouvé chez Flos, en pleins préparatifs de l’exposition qui accompagnait la sortie de son dernier ouvrage, The Book of Things.  » C’est mon trente-sixième Salone, donc je ne suis plus aussi excité qu’au premier jour, nous confiait-il, mais ça reste l’événement qui rythme l’année des designers. Malgré tout ce qu’on peut entendre ou lire, aucun autre ne lui arrive à la cheville en termes d’échelle ou d’importance.  » Interrompant son accrochage pour une pause-interview autour de quelques rafraîchissements bienvenus, Jasper Morrison a accepté d’oublier le soleil d’Italie pour évoquer son actu en terre montoise.

Une première rétrospective en 2015, c’est presque étonnant pour un designer de votre calibre…

Le timing me semblait opportun. J’ai fait beaucoup d’autres expos, mais jusqu’à présent jamais rien de tel : je n’en avais aucune envie. Il fallait laisser passer un certain temps pour que ça vaille la peine de regarder en arrière. Et puis c’est beaucoup de boulot, or on n’a pas toujours du temps à y consacrer. Et il n’est pas question de laisser une démarche aussi personnelle dans d’autres mains.

Qui a initié le projet ?

Marie Pok (directrice du CID), qui m’a appelé et a proposé de m’accueillir pour une expo. J’étais plutôt favorable à l’idée, mais je voulais tout de même voir l’endroit, que je ne connaissais que de nom. Depuis, je m’y suis rendu quelques fois et le site est magnifique.

Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ?

Au fil des années, j’ai pu observer que les Belges ont un très bon oeil et de très bons goûts, en tout cas de mon point de vue. Quand je regarde vos marques, vos revendeurs, les articles proposés dans les magasins, ou même l’architecture à Bruxelles – très impressionnante -, j’apprécie votre attrait général pour ce qui est beau.

C’est très flatteur…

Vous savez, j’ai grandi en Angleterre, j’ai eu un studio en France pendant douze ans, je voyage beaucoup, donc j’ai tout le loisir de remarquer à quel point je trouve les Belges meilleurs que bien d’autres. C’est évidemment très subjectif mais cette considération a vraiment pesé dans ma décision. On a aussi envie de montrer son travail dans un endroit où il a des chances d’être apprécié, ce qui sera peut-être le cas au CID.

Le concept de départ était-il déjà une rétrospective ?

Oui. Et c’est moi qui ai décidé de ce qui allait y être présenté. Puisqu’il n’était pas possible de toutmontrer, j’ai sélectionné une septantaine d’objets, ce qui est nettement moins que tout ce que j’ai déjà réalisé.

Y a-t-il des choses que vous n’avez pas pu exposer ? Le tram d’Hanovre ?

Je crois qu’on a à peu près tout. Le tram sera là, mais en images, il n’était pas nécessaire de faire venir une rame de plusieurs tonnes. L’échelle de l’expo doit rester raisonnable, je ne prétends pas ramener le monde entier à Hornu. Nous avons fabriqué une structure qui nous permet d’exploiter plusieurs niveaux de lecture, un grand nombre d’infos sera disponible grâce à différents documents, photos, catalogues ou dessins techniques.

Vous avez conçu cet expo comme n’importe quel autre de vos projets ?

Absolument. On a d’ailleurs beaucoup bossé sur cette structure modulable, un tripode en pin qui supporte un système de plate-forme modulaire et est surmonté d’un rail, où sont suspendus les panneaux. Le tout peut être mis en flat-pack et aisément déplacé ; nous voulions que le show puisse voyager. Après Grand-Hornu, il partira à Zürich, au Museum für Gestaltung.

Et après ?

On ne le sait pas encore. Zürich c’est déjà bien, et pas trop loin.

Que voulez-vous représenter à travers Thingness ?

De façon très directe, le résultat de trente à quarante ans de création. En regardant ces objets et leurs panneaux d’explication, on a une idée très claire de ce que je fais. Car l’objet en lui-même est important, mais la question de l’effet collectif qu’il suscite l’est encore plus.

Et qu’est-ce que ça dit sur vous, qui vous montrez plus que discret, tant dans votre communication que dans vos rapports avec les médias ?

Je suis un peu allergique au fait de parler de moi et de décrire ce que je fais. Alors je m’efforce de réaliser des choses qui ne demandent aucune explication. Elles sont l’évidence même, il ne faut rien en savoir pour comprendre leur fonction. Le message sera donc transmis par les yeux, les émotions et un peu de texte.

Vous saviez que c’était dans le cadre de Mons, Capitale européenne de la culture ?

Non, ce n’était pas lié, je ne pense pas qu’il en était déjà question lors des premiers contacts.

Vous êtes-vous habitué à être assimilé à cette culture avec grand C ?

Bonne question. Mon travail se situe quelque part entre la culture avec un grand C et la vie quotidienne avec un grand V, tout dépend de la façon dont on le regarde. Quand on en a l’usage, il relève de la seconde, quand il est montré dans une expo, de la première. Dans le cas de Thingness, je n’avais jamais monté de rétrospective auparavant, je ne sais donc pas vraiment à quoi m’attendre. J’espère avant tout que l’expérience sera intéressante, avec une atmosphère vivante, et ce qu’il faut de légèreté et d’humour.

Votre travail n’est pourtant pas réputé pour ses aspects humoristiques…

Non, mais je m’efforce à ne pas rendre mes produits trop secs. (Il se met à manipuler son fauteuil Lotus sur lequel il est assis.) Vous voyez, on peut l’utiliser de différentes manières, suivant sa morphologie ou ce que l’on souhaite faire. Il pivote, son repose-tête est amovible et magnétisé, ce n’est pas un objet qui se veut drôle, mais on finit toujours par jouer un peu avec quand même.

Si le public ne devait retenir qu’une chose après sa visite à Hornu ?

Le but ultime, c’est d’inspirer les visiteurs, qu’ils rentrent chez eux et se disent  » Tiens, c’est vrai que je pourrais embellir mon salon ou le rendre plus pratique « , un réflexe qui rend indéniablement leur quotidien plus appréciable ou plus  » léger « , comme on le disait justement.

Vous trouvez que l’on ne prête pas suffisamment attention à son aménagement intérieur de nos jours ?

Malheureusement. Enfin, personnellement, c’est assez facile d’en parler vu mon métier ; la maison est le premier endroit où j’étudie les effets de ce que je mets au point. Mais je peux tout à fait comprendre que l’on soit amené à moins se préoccuper de tout ça : quand on se lève tôt pour aller au boulot et qu’on rentre tard le soir, c’est rarement une priorité. Et je ne veux pas dire que tout doit être décoré à la perfection par un architecte d’intérieur, mais surtout rappeler aux gens que de petites touches suffisent parfois à changer un lieu de vie.

Thingness, CID (Centre d’innovation et de design au Grand-Hornu), 82, rue Sainte-Louise, à 7301 Hornu. www.cid-grand-hornu.be Du 10 mai au 13 septembre prochain.

PAR MATHIEU NGUYEN

 » Mon travail se situe quelque part entre la culture avec un grand C et la vie quotidienne avec un grand V.  »

 » Je suis un peu allergique au fait de parler de moi.  »

 » Les Belges ont bon goût, cela a pesé dans ma décision. « 

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