Plus de 70 % des fragrances de luxe sont inspirées par les grands mythes de la couture. Un business qui permet aux griffes de mode de survivre. Voire de bien vivre. Et contribue très largement à leur notoriété. Leçon de communication intégrée.

Lui, c’est l’un des tops les plus bankable du moment. Sur son blog perso, on peut lire qu’il est très fier d’avoir été choisi par Al Gore pour incarner la campagne de la fondation The Climate Project en Espagne et en Amérique latine. Cela fait quelques saisons déjà qu’il est la muse de Tom Ford, mais là, il est venu pour incarner un autre personnage. Un rôle en or. Vêtu d’un manteau de renard noir brodé de plumes de coquette, Jon Kortajarena fait consciencieusement claquer ses bottes de cuir sur le catwalk. L’effet de surprise est total. Ce n’est pas tous les jours qu’un homme s’invite dans un défilé de haute couture. D’autres beaux gosses paradent à ses côtés, lestés de plumes de paon, d’autruche ou de perroquet. En tout, dix-huit silhouettes baptisées Kirikiki, Cock-a-doodle-doo, Gwu-gwu voire même Coutcouloudjou – du wallon semble-t-il -, ce qui en  » coq français  » se dit plus simplement… Cocorico. Pour la société BPI, filiale du groupe japonais Shiseido, qui s’apprête à lancer quelques minutes plus tard, en présence du couturier et de tous ses modèles, le très attendu nouveau masculin de Jean Paul Gaultier, on ne pouvait rêver plus belle preuve d’adoubement de la part du couturier. Près d’un tiers de son défilé vient de rendre hommage à la vision de la virilité décrite dans le pitch de Kokorico, un jus  » chic, torride et plein de panache « , aguicheur jusqu’à l’addiction. On comprend d’ailleurs qu’il mouille sa chemise, les parfums représentant pour la maison Gaultier près de 90 % de son chiffre d’affaires…

Ce brillant modèle de communication intégrée n’est pourtant pas une première. La plus belle démonstration de l’équation à plusieurs inconnues  » jus canon + défilé à la gloire de mon parfum = succès planétaire « , c’est à Yves Saint Laurent qu’on la doit. En juillet 1977, sa collection haute couture inspirée des merveilles de la Chine impériale est une formidable bande-annonce pour Opium qui, longtemps, rapportera à la maison des dizaines de millions d’euros chaque année. S’il est aujourd’hui communément admis que les parfums assurent la rentabilité – si pas la survie – de bon nombre de maisons de mode, afficher sur l’emballage un logo prestigieux ne suffit pas à faire un carton.  » Quand on regarde de près les grands classiques du XXe siècle, comme N°5 ou Opium, ce qui frappe avant tout, c’est la cohérence absolue du message qu’ils dégageaient, souligne Denyse Beaulieu, professeur invitée à la London School of Fashion. Le parfum, le flacon, la boîte, tout faisait écho au style du couturier. « 

Un partage d’idées et de savoir-faire souvent plus aisé lorsque couture et parfums sont détenus par un même propriétaire soucieux de développer des stratégies de conquêtes de parts de marché mutuellement renforcées. Chez Dior comme chez Givenchy – deux marques battant pavillon LVMH -, on n’a de cesse en tout cas de réaffirmer les liens étroits unissant ces entités pourtant budgétairement séparées. En juin dernier, c’est dans les salons de l’avenue Montaigne, à Paris, qu’avaient lieu les sessions de présentation d’une version remasterisée de J’Adore, un indétrônable du top 5 des jus les plus vendus au monde.  » Qu’il s’agisse de mode ou de parfum, chacune de nos créations est ancrée dans le patrimoine de la maison « , insiste-t-on chez Dior.  » C’est une source d’inspiration infinie, reconnaît François Demachy, directeur du développement olfactif parfums chez LVMH depuis 2006. La force d’une marque de mode qui fait aussi du parfum, c’est qu’elle a, par essence, une certaine culture de l’extrême qui autorise plus d’audace. Vous avez face à vous la vision forte d’un directeur artistique avec laquelle il vous faut composer.  » Un exercice de style auquel le nez vient d’ailleurs de se prêter pour le lancement de Dalhia Noir : un jus poudré, rêvé par Riccardo Tisci et  » élaboré comme une robe couture, un objet textile olfactif qui drape le corps de celle qui le porte dans une fragrance-vêtement.  » De la forme du flacon à la campagne mettant en scène Mariacarla Boscono dans une posture quasi christique, tout ici porte la patte du styliste star de Givenchy.  » Pour la cliente, Givenchy, c’est Givenchy, insiste Thierry Maman, directeur général des parfums. Il ne doit y avoir qu’une image, une direction qui doit nourrir la marque. Bien sûr, il y aura des nuances dans l’exécution. Qu’un visuel de communication parfums soit plus grand public qu’une pub de mode qui touchera une clientèle et des supports plus pointus, ça oui. Mais il doit y avoir un socle commun de valeurs. « 

Pierre-Yves Wecxsteen, directeur général Benelux chez Chanel, préfère quant à lui parler de légitimité lorsqu’il explique le succès des fragrances frappées du célèbre logo au double C.  » Cela fait nonante ans que Gabrielle Chanel a lancé N°5, rappelle-t-il. On n’a jamais cessé, dans toute l’histoire de la maison, de jeter des ponts entre les différents métiers de la marque. Il n’y a pas chez nous de marché secondaire. Ni de business qui devrait tout à l’autre. On attache la même importance aux développements mode et maroquinerie qu’aux parfums car chaque entité contribue à la notoriété de Chanel.  » Peu encline à communiquer sur les chiffres, la maison reconnaît toutefois que l’assise des parfums et cosmétiques est forcément plus large que celle de la mode et a fortiori celle de la haute couture.  » En achetant un parfum ou un rouge à lèvres, tout le monde peut pousser la porte de l’univers Chanel, plaide Pierre-Yves Wecxsteen. Au travers du flacon que l’on reçoit se tissent des liens d’envie qui feront qu’un jour peut-être, pour un sac ou un bijou, on ira aussi chez Chanel. « 

UN MARCHÉ COMPLÈTEMENT ATOMISÉ

Alors que l’on parle de dizaines de millions de flacons vendus chaque année pour un best-seller, les champions du box-office que sont encore et toujours N°5 de Chanel et J’Adore de Dior ne représentent que quelques pourcents d’un marché complètement atomisé. Une pole position conservée à coups de campagnes de pubs qui engloutissent une partie des profits d’une industrie que l’on aurait parfois tendance à considérer à tort comme la vache à lait de la couture.  » Au niveau économique, dès que l’on parle de volume, on parle forcément de gros sous, admet Thierry Maman. Mais qui dit volume, dit aussi gros enjeux et gros risques financiers. « 

Si Chanel, Dior, Hermès ou Armani ont toutes lancé ces dernières années des collections de fragrances plus exclusives – vendues à quelques milliers d’exemplaires tout au plus par an, elles sont marketées comme des produits haute couture -, c’est sur le terrain de la distribution de masse que les marques se livrent une guerre des jus sans pitié.  » Les parfumeries regorgent de parfums de niche qui rêveraient sans doute de l’être un peu moins, ironise Pierre-Yves Wecxsteen. Je dis cela sans arrogance mais ce n’est pas donné à tout le monde de créer des grands parfums populaires qui vont plaire au plus grand nombre. « 

Et surtout plaire assez longtemps pour, dans le cas d’une griffe aussi jeune que Maison Martin Margiela, par exemple, consolider sa notoriété.  » On devient une marque de luxe si on gagne la bataille du temps, explique Véronique Gautier, directeur général international des parfums Giorgio Armani. Et cela implique d’être exigeant, cohérent dans tout ce que l’on fait.  » Face à la mode qui change chaque saison, une fragrance bien pensée permet d’asseoir une vision plus pérenne des valeurs que la marque désire mettre en avant. Et garantit aussi en cas de succès un apport régulier d’argent frais.  » Parce que ces produits sont lancés, on l’espère, pour durer, les budgets communication qui leur sont alloués sont forcément plus importants et la mode pourra en bénéficier indirectement « , concède Thierry Maman.  » La couture est forcément plus exclusive, pointe François Demachy. Dès que l’on parle d’égéries, il peut y avoir des crispations, des différences de culture. Il ne faut pas être trop  » lessivier  » d’un côté, ni trop élitiste de l’autre. C’est bien joli de vendre à quelques happy few mais cela ne fait pas vivre une société. « 

UN MARKETING VIRAL AU SERVICE DES PARFUMS

En ouvrant leurs défilés aux people et aux nouvelles stars de la blogosphère, les maisons de mode génèrent aussi une part de marketing viral qui, à son tour, servira la cause des parfums.  » Une communication bien maîtrisée, construite en parfaite synergie, c’est une opération win-win, détaille Isabelle Gex, directrice générale des parfums Fendi. Les pubs que nous faisons pour le jus vont élargir la notoriété de la maison, générer du trafic dans nos boutiques. Au même titre, tout ce que fait Fendi – les défilés, les soirées… dont on parle dans la presse – rendra le parfum plus sexy, plus attractif encore, car il sera chargé du poids émotionnel, aspirationnel et luxueux de la maison. « 

Alors que plus de 70 % des fragrances de luxe sont inspirées par des grands noms de la mode, il arrive même qu’un jus redonne un second souffle à une marque moribonde. Fort du succès d’Angel qui s’apprête à fêter ses 20 ans, le prêt-à-porter de Thierry Mugler, boosté par l’arrivée à sa tête de Nicola Formichetti, styliste de Lady Gaga, sera à nouveau en boutique cet automne. Même si le chiffre d’affaires ne décolle pas, les retombées médiatiques générées par le défilé de la dernière Fashion Week en présence de la nouvelle reine de la pop n’ont pas de prix. Chez Puig, autre leader du marché de la beauté, la ligne femme de Paco Rabanne s’apprête à sortir du frigo. Conforté par les succès successifs de One Million et de Lady Million, le groupe espagnol vient de confier la direction artistique de la griffe au designer indien Manish Arora. Personne ne sait encore, si, dans la foulée, la star de New Delhi lancera son propre jus, lui aussi.

PAR ISABELLE WILLOT

LA FORCE D’UNE MARQUE DE MODE QUI FAIT AUSSI DU PARFUM, C’EST QU’ELLE A, PAR ESSENCE, UNE CERTAINE CULTURE DE L’EXTRÊME QUI AUTORISE PLUS D’AUDACE.

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