Notre XXIe siècle numérique signera-t-il l’arrêt de mort de l’écriture cursive ? Pour le calligraphe Nicolas Ouchenir, les notes manuscrites, aussi précieuses que rares, sont en passe de devenir les nouveaux symboles du luxe et de la liberté.

De toutes les histoires qui ont contribué à faire de Steve Jobs une légende, il en est une plus étonnante encore que les autres, quand on y pense. Inscrit à l’université de Reed, dans l’Oregon, le futur fondateur d’Apple décide de prendre le cours de calligraphie donné par le moine trappiste Robert Palladino. Le seul d’ailleurs qu’il suivra jusqu’au bout et dont il s’inspirera, dix ans plus tard, pour créer les polices de caractère du tout premier Mac. Un peu moins de deux ans après la disparition de cet autodidacte de génie passionné par les pleins et les déliés, difficile de ne pas se demander ce qu’il aurait pensé des menaces de plus en plus prégnantes qui pèsent aujourd’hui sur l’écriture cursive. Explosion des ventes de tablettes oblige.

Dans notre XXIe siècle numérique, près de la totalité des Etats américains ont déjà fait de la maîtrise du clavier d’un ordinateur une priorité pédagogique et ce dès la quatrième primaire, laissant aux établissements le choix d’imposer ou non l’apprentissage de l’écriture manuscrite. Là où celle-ci n’est plus systématiquement enseignée, les parents les plus fortunés n’hésitent pas à inscrire leurs enfants à des cours de calligraphie privés, faisant de l’écriture  » en attaché  » un signe d’appartenance sociale au même titre que le golf, l’équitation ou le hockey. Dans nos écoles aussi, les enfants passent de moins en moins de temps à peaufiner leurs majuscules et délaissent quasi systématiquement le stylo plume au profit de rollers ergonomiques  » qui ne coulent pas  » et dont l’encre s’efface aisément.

Alors que l’iPad a détrôné le stylo dans le rôle du cadeau favori offert au jeune diplômé, les fabricants historiques de belles plumes, Dupont, Cartier, Montblanc et Parker en tête, multiplient pourtant les éditions spéciales plus extravagantes les unes que les autres. Louis Vuitton vient même d’ouvrir deux  » cabinets d’écriture  » – l’un à Paris, l’autre à Munich – mettant en scène non seulement des encres et des stylos précieux mais aussi des papiers monogrammés personnalisables. Omniprésentes sur les réseaux sociaux pour lesquels elles multiplient les expériences de marketing digital, les grandes maisons n’ont pas fait disparaître pour autant les belles lettres de leurs plans de communication.  » Dès qu’il s’agit de convier les gens à un événement, si vous voulez qu’ils se sentent vraiment invités, qu’ils aient envie de se déplacer, il n’y a rien de mieux qu’un courrier manuscrit « , assure Nicolas Ouchenir. A 35 ans, le calligraphe parisien a imaginé des centaines d’alphabets et de  » signatures  » pour des marques au profil aussi diversifiés que le magazine Lui – relancé par Frédéric Beigbeder ce 5 septembre (lire par ailleurs) -, Prada, Cartier, Guerlain, Dom Pérignon ou Maison Martin Margiela.  » Recevoir dans sa boîte une invitation écrite à la main, voir son nom inscrit en toutes lettres au beau milieu de ses factures sera perçu aujourd’hui comme une marque de considération, détaille-t-il. Tout à coup, c’est « vous » qui êtes invité. Et cette enveloppe, vous aurez envie de la tenir en main mais aussi de prendre le temps de l’ouvrir. Puis vous allez la garder et vous réjouir par anticipation à l’idée de participer à cet événement chaque fois que vous la verrez. Le même message envoyé par e-mail risque en revanche d’être assimilé à une publicité.  » Aux antipodes de l’exclusivité. Démonstration.

Qu’est-ce qui vous plaît dans l’écriture ?

J’ai toujours écrit, depuis que je suis tout petit, avec du papier et de l’encre. Mon journal intime, des lettres. J’entretiens depuis longtemps de grandes relations épistolaires. Est-ce que j’aime écrire ? C’est un geste qui me vient très naturellement depuis longtemps. Une passion incontrôlée, vraisemblablement.

Le fait que Steve Jobs ait été passionné par la calligraphie vous surprend ?

Au contraire ! Je sais qu’il la pratiquait beaucoup. Et son imaginaire était sans limite. Il est l’exemple même de la personnalité qui a toujours voulu  » signer  » ses créations pour qu’elles restent les siennes ad vitam aeternam.

Pourtant, les smartphones et autres tablettes qu’il a inventés risquent d’avoir raison de l’écriture cursive…

L’écriture cursive ne peut pas mourir car elle est à l’origine de toutes les créations ! Les défauts de forme inhérents à l’écriture manuscrite ne se retrouvent pas sur les supports informatiques. Avec eux, l’idée d’exclusivité, de personnalisation, d’élégance et de luxe n’existe plus. Nous avons tous notre écriture personnelle. C’est un geste qui nous est propre. C’est impensable de priver un enfant de  » son  » écriture . C’est une valeur ajoutée qui n’a pas de prix.

Même si cette écriture n’est pas  » belle  » ?

Une belle écriture, cela ne veut rien dire, parce que la notion de beauté en soi est forcément subjective. Il y a de la beauté dans les pattes de mouche ! Dans l’écriture d’un médecin, aussi. Moi, j’aime les  » signatures  » qui ne sont pas forcément belles. Du moment qu’elles me procurent une émotion, qu’il s’agisse de désir ou de dégoût. Une belle écriture, c’est attirant. Le geste doit être naturel. Simple et sophistiqué à la fois. Cela doit être fluide au point de paraître facile. Même si en réalité cela ne l’est pas. J’aime que les gens soient séduits quand ils me voient écrire. Je n’ai alors qu’une envie. Leur mettre un stylo dans les mains et leur dire :  » essayez !  »

Comment choisissez-vous vos outils ?

Tout dépend du contexte, les jours ne se ressemblent pas, les demandes de signatures et les clients non plus. J’aime fabriquer moi-même mes instruments, mes calames que je modifie sans arrêt à l’aide d’un couteau artisanal. Je me fournis en encre et en papier chez de petits artisans. Ce qui compte c’est que la ligne ne rencontre aucun obstacle. Je vais aussi au cabinet d’écriture Louis Vuitton où les produits me correspondent totalement.

Choisit-on son stylo ou est-ce le stylo qui vous choisit ?

Souvent, lorsque l’on s’offre un stylo de prix, on a envie aussi que ce soit un bel objet. Mais on sait vraiment que c’est le bon si l’on ne peut plus s’en passer. Sur n’importe quel support, n’importe quel papier, cela fonctionne ! C’est fluide, comme s’il écrivait sans vous. Il devient un prolongement de vous-même. L’important, c’est la position d’écriture : c’est elle qui détermine si vous devez opter pour un stylo plus ou moins lourd, plus ou moins grand. Après, il y a le trait. Tout dépend de la manière dont l’encre va se diffuser à l’intérieur du squelette du stylo. En définitive, c’est d’abord une question de goût : certaines personnes aiment que l’encre sorte doucement, finement, que ce ne soit pas trop défini. D’autres préfèrent que ce soit gras,  » bold « .

A partir de quand parlez-vous de calligraphie ?

Dès qu’il s’agit de faire autre chose que de former simplement des lettres un peu correctement. Copier les pleins et les déliés de l’écriture anglaise, c’est tellement facile. Il suffit de s’appliquer un peu pour y parvenir. J’admire les calligraphes japonais, les hommes du désert et leur savoir-faire ancré dans la tradition de l’écriture. Et pourtant, c’est exactement ce que je ne fais pas. Moi, je veux que les gens s’arrêtent et se souviennent des alphabets et des logos que je crée. Cela tient à des petits détails. Un  » r  » qui n’a pas tout à fait la  » vraie  » texture d’un  » r « , c’est ce qui le rend unique.

Comme les musiciens ou les grands sportifs, devez-vous pratiquez votre art tous les jours ?

Je n’ai pas le choix ! Où que je sois, l’écriture sort de moi, je suis comme habité par elle. Lorsque je crée un nouvel alphabet – et cela peut me prendre huit mois ou quelques secondes, cela ne s’explique pas – il reste en moi pour toujours, je n’ai même plus besoin de le regarder pour le reproduire.

Ecrivez-vous encore  » pour le plaisir  » ?

Je ne fais que cela ! C’est toujours un plaisir et bien plus, même.

Réfléchit-on et crée-t-on différemment quand on écrit à la main ?

J’en suis convaincu car l’erreur est moins  » effaçable  » qu’avec le clavier et l’écran. Donc on réfléchit davantage avant de poser ses idées sur papier. On veut prendre du recul. L’introspection s’impose d’elle-même. Le rapport à ce que l’on fait est dès lors plus intelligent et plus esthétique à la fois. Derrière l’envie de prendre une feuille pour écrire, il y a celle de créer sur du blanc, à partir de rien. Et de remplir un espace. Sans limite, sans frontière…

Et ça passe nécessairement par la main et le stylo ?

C’est important de pouvoir barrer ses erreurs. De rajouter des mots pour compléter son idée ou d’en enlever certains. On apprend bien plus qu’à lire et qu’à écrire quand on manie un stylo. On apprend à bien se corriger. Avec un crayon et une gomme, déjà, sur une tablette ensuite, ce n’est pas pareil. Parce que l’on va effacer la faute. On ne la voit plus. Pour un enfant, en plein processus d’apprentissage, c’est important de garder une trace de son erreur : il ne la fera plus puisqu’il l’a en face de lui lorsqu’il se corrige ! Pouvoir faire des taches, des fautes, c’est important, cela vous construit. Car cela vous aide à accepter l’échec, à l’affronter et à trouver une solution.

Quelles qualités faut-il avoir pour se lancer dans la calligraphie ?

Je dirais la patience, la passion et l’humilité.

Ecrire à la main, sur du beau papier, avec de la belle encre et un stylo, croyez-vous que cela soit bientôt réservé uniquement à une élite ?

Non ! Ecrire, ce sera pour toujours pour tout le monde ! Car écrire, c’est être libre !

PAR ISABELLE WILLOT

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