Depuis 1921, la cuisine est l’écrin des ustensiles signés Alessi. La maison italienne leur offre enfin la scène rêvée pour qu’ils puissent y jouer leur spectacle quotidien. Weekend a pu découvrir les quatre premiers modèles, tout en féminité, en avant-première du Salon du meuble de Milan. Le temps d’un dîner, bien relevé, préparé par Alberto Alessi lui-même. Dégustation.

Cafetières ou théières, passoires ou bouilloires, spatules ou entonnoirs, allume-gaz ou boîtes à petits-beurre… L’inventaire complet prendrait plusieurs pages et pourrait presque inclure un raton laveur au milieu des petits animaux de la collection ludique Familly Follows Fiction qui ont rendu Alessi si populaire dans les années 1990. Difficile de citer un objet, aussi anecdotique possible – la marque vient même de relooker des blocs WC – auquel la grande maison italienne ne se soit pas déjà frottée. Depuis 1921, la cuisine est son centre nerveux, le scénario dans lequel joue la plupart de ses créations. Après avoir tourné autour du pot, très bien dessiné par ailleurs, pendant plus de quatre-vingt-cinq ans, il était temps qu’elle s’attaque à l’armoire ou au plan de cuisson qui pourrait l’accueillir. C’est désormais chose faite. Comme pour la salle de bains (Il Bagno Alessi, présenté au public en 2002), l’entreprise s’est assuré la collaboration de spécialistes du secteur avant de se lancer dans l’aventure : Valcucine pour les meubles, Foster pour les éviers, les hottes et les plans de cuisson et Oras pour la robinetterie.

Les quatre premiers modèles de Cuccina Alessi seront dévoilés dans quelques jours au Salon du meuble de Milan (du 5 au 10 avril prochain). Weekend a pu les découvrir en primeur, lors du passage à Anvers d’Alberto Alessi, petit-fils du fondateur, aujourd’hui à la tête de la société familiale.  » Nous avons confié ce projet à Alessandro Mendini qui nous accompagne depuis trente ans dans notre activité de recherche et d’expérimentation du design, il connaît toute notre histoire, nous précisait-il alors. Parmi les quelque 200 designers qui ont travaillé avec Alessi, personne ne pouvait mieux interpréter la  » scène idéale  » sur laquelle nos casseroles, nos cafetières ou nos bouilloires auraient pu se sentir au mieux.  »

A l’exception de Geometrica, qui présente un graphisme et des lignes nettement plus anguleux, les trois autres modèles privilégient la courbe. Trasparente se pare de portes et de panneaux de tiroirs en verre semi-transparent, Agreste évite au bois de tomber dans le piège du rustique en le mariant à l’acier avec élégance et Sinuosa décline harmonieusement concaves et convexes.

Se réinventer sans cesse

 » Je reconnais qu’il existe déjà bon nombre de projets de cuisine très intéressants. Mais ils adoptent tous des codes masculins, poursuit Alberto Alessi. Ce sont des projets minimalistes où la fonction du lieu est symbolisée de la manière la plus abstraite possible. Tout y est strict et carré. Nous voulions imaginer une cuisine féminine, qui soit basée sur des codes plus maternels, plus ronds, plus sensuels et qui laisse une bonne place au détail décoratif.  » Pas question pour autant de tourner le dos à la modernité : la technique dernier cri y est bien présente tout en faisant l’économie de gadgets ostentatoires inutiles.

Si, entre quatre murs, la cuisine est pour Alberto Alessi à l’image de la vision qu’en a son ami et partenaire Alessandro Mendini,  » un lieu de magies culinaires et affectives, synonyme de désir et de convivialité « , dans l’assiette, elle serait plutôt relevée à souhait.  » J’ai une préférence pour les petits piments noirs mexicains « , avoue-t-il. Ce jour-là, pourtant, il n’a pas eu la main trop lourde. Son plat favori, le  » Pollo Brucia-Culo  » qu’il a préparé lui-même pour une poignée de privilégiés, est épicé juste ce qu’il faut. Attirés par le délicieux fumet, les gourmands invités à l’ouverture de Donûm, le nouveau  » lifestore  » anversois, se rapprochent des fourneaux improvisés sur lesquels crépitent les morceaux de poulet serrés les uns contre les autres dans une batterie en inox et cuivre étincelante.

 » Ces casseroles sont le projet le plus important auquel je me sois frotté, rappelle Alberto Alessi. Dessinées par le designer Richard Sapper, en collaboration avec des chefs aussi célèbres que Roger Vergé, Pierre et Michel Troisgros ou Gualtiero Marchesi, elles ont demandé plus de sept ans de recherches. C’était une vraie gageure de tenter de réunir deux mondes – celui du design et de la grande cuisine – qui ne se connaissent pas du tout. Cela demandait un effet de médiation constante. Et je ne vous parle pas de la prise de kilos !  »

Entre les oignons à émincer et les carottes à découper, Alberto Alessi nous demande, sans façon, de retrousser les manches de la veste de chef qu’il a empruntée au jeune traiteur resté pour l’assister.  » La clé de notre succès, c’est notre capacité à toujours nous réinventer « , ajoute-t-il sans cesser de tourner dans ses cocottes. En osant des matières aussi diverses que le bois, la porcelaine, la céramique, le cristal ou le plastique. Et en faisant appel, pour les mettre en forme, aux plus grands créateurs du moment. La toute nouvelle fournée printemps-été 2006 ne fait pas exception. A la nappe en coton plastifiée de Ron Arad répondent la table en verre et acier des frères Campana, le chandelier de sol en aluminium tourné de l’architecte suisse Peter Zumthor et les assiettes à pizza ludiques signées Massimo Giacon. Des produits de style et d’ambition bien distincts qui, pour la première fois, cette année, ne se retrouveront plus sous la bannière unique de la marque Alessi.

 » Nous avons la chance de pouvoir nous permettre de proposer un choix de créations plus pointues, avec une distribution plus réduite, justifie Alberto Alessi. Il était utopique de vouloir conserver dans le même catalogue des tirages limités, ultrasophistiqués coûtant plusieurs milliers d’euros à côté de petits gadgets ludiques en plastique. Le public qui les achète n’est, a priori, pas le même. J’en avais aussi assez de ce discours sur le soi-disant design démocratique qui n’est qu’une excuse utilisée par certains pour produire de mauvaises copies bon marché de pièces de maîtres.  » En les regroupant sous le nouveau label A di Alessi, la maison prend donc de la distance, sans les renier pour autant, par rapport à ces petits objets grand public nés dans les années 1990. Souvent copiés par des concurrents, leur image, plus anecdotique, a peut-être eu tendance à occulter, ces dernières années, les recherches plus fondamentales et les productions expérimentales qui seront désormais labellisées Officina Alessi. Le label traditionnel, Alessi tout simplement, conservera quant à lui les produits haut de gamme du secteur ménager.

Du côté des casseroles, ça frémit toujours à petits bouillons. Il faudra encore près d’une heure pour que la viande, qui baigne dans un jus savoureux aux tomates et au vin blanc, se détache tout seule des pilons, moelleuse au point que l’on puisse la savourer à la fourchette. Assez de temps finalement pour choisir entre tous l’objet rêvé que l’on emmènerait sur une île déserte. Et se demander ce qui pousse l’homme à ne jamais cesser de créer.

Morceaux choisis.

La maison total look Alessi. L’univers de la cuisine, c’est le scénario dans lequel jouent la plupart de nos objets, c’est un peu notre territoire de prédilection, nos racines. Dans le design, j’aime nous représenter comme un îlot, perdu dans un océan immense que nous avons bien sûr envie d’explorer. Nous l’avons fait, en nous entourant toujours de partenaires, pour la salle de bains, les montres, les carrelages, le linge de maison, et maintenant la cuisine. J’aimerais beaucoup créer des meubles mais c’est très difficile. Car il existe déjà une production de très, très grande qualité, surtout en Italie.

Ce qui pousse l’homme à sans cesse réinventer la cafetière. Il n’y a pas de raison claire. C’est dans l’histoire même de l’homme. Il y a toujours une nouvelle génération de designers qui rêvent de dessiner, disons, la nouvelle cafetière virtuellement parfaite. On n’en a peut-être pas besoin. Mais ils ont cela en eux. C’est toujours une surprise de la découvrir. Et si la cafetière est belle, c’est aussi une bonne raison de se lever le matin. L’arrivée de tels objets dans notre catalogue peut aussi résulter de mon envie absolue de travailler avec certains créateurs. Dans le cas de l’architecte suisse Peter Zumthor, qui a dessiné des chandeliers et des moulins à poivre, cela faisait quatre ans que je lui faisais la cour, je le voulais à tout prix, il aurait pu me proposer n’importe quoi. Il est venu avec ces deux projets, et j’ai tout de suite accepté.

Le designer produit. Nous avons travaillé avec plus de 200 créateurs différents. Je pourrais vous citer les dix plus grands en termes de succès de vente. Mais il est très peu probable qu’aucun d’eux ne réitère ce même chiffre une seconde fois. C’est pour cela qu’il nous faut sans cesse rechercher de nouveaux talents. Dans la majorité des cas, ce n’est pas le nom du créateur qui fait la différence. Car le grand public ne les connaît pas. La notion même de design aujourd’hui est très équivoque, c’est une étiquette que l’on colle sur toutes sortes de choses. Il n’y a que les  » design freaks  » comme les appelaient Starck qui peuvent vous citer des noms, et pas toujours les plus pointus. C’est pour eux que Starck avait d’ailleurs créé sa bouilloire… qui ne fonctionnait pas.

La supériorité des architectes. Les meilleurs créateurs aujourd’hui ne sont pas des designers industriels, souvent trop centrés sur la fonction et la technologie. Ce sont les architectes. Ils commencent vraiment à construire quelque chose à 50 ans, de ce fait, ils ont aussi une plus grande culture, la qualité de leurs projets est souvent supérieure. Chaque année, les écoles de design diplôment des dizaines de milliers de créateurs. C’est très difficile de s’y retrouver. C’est pour cette raison que je préfère aujourd’hui me concentrer sur les 200 plus grands architectes du moment. Je n’aurais qu’un conseil à donner aux jeunes qui veulent se lancer dans ce métier : étudier l’archi, pas le design, et travailler pour un grand maître pendant trois ou quatre ans.

La relève. Au sein de la maison, rien n’est encore décidé pour la quatrième génération même si ma fille Alessandra a dessiné des carrelages pour nous. Elle essaie plutôt d’être photographe. En ce qui concerne les jeunes designers, nous sommes à l’affût, nous faisons du repérage dans de nombreuses écoles de design, en organisant 10 à 12 ateliers avec des étudiants chaque année. Mais notre constat n’est pas très optimiste : les vrais talents sont rares, et pourtant nous sommes bien situés car les jeunes qui en veulent finissent tous par passer par Milan. Pour eux, c’est dans un sens plus facile qu’il y a vingt ans car il y a plus d’usines de production, le marché est plus large mais il y a aussi plus de designers sur le marché. Ce n’est pas comme dans le sport. A 30 ans, vous êtes out, vous avez fait votre temps. Ici, vous restez en compétition avec des créateurs de plus de 80 ans.

L’objet de trop. Je suis complètement d’accord avec ceux qui disent qu’il y a trop d’objets sur le marché. Surtout de mauvaises copies Alessi. Que les gens cessent de les acheter (rires). D’une manière générale, le designer a une relation complexe avec la notion même de surconsommation. Il doit vendre. Mais si vous prenez cette batterie de cuisine que j’utilise aujourd’hui, si vous l’achetez, vous l’utiliserez toute votre vie. Créer de tels objets, ce n’est pas pousser à surconsommer.

L’humour dans le design. Il a toujours traversé l’histoire du design. Mais avec des interprétations totalement différentes. Le langage ludique caractéristique des petits objets produits dans les années 1990 n’est plus celui des années 2000. Mais il est loin de disparaître pour autant. Nous allons continuer à développer des projets en ce sens, mais en moindre quantité.

le style Alessi.

Je n’ai pas de définition unique. Il y a d’abord un projet culturel derrière. C’est un laboratoire industriel de recherche dans le domaine du design. Nous jouons le rôle de médiateur perpétuel entre la meilleure création du moment et les envies du  » soi-disant marché « . C’est à nous de les mettre en contact.

le design italien.

C’est avant tout une pratique, basée sur le respect de la création et de l’activité des créateurs. Pour réussir à les aider à construire leur rêve, à en faire des objets réels. C’est peut-être tout ce qui reste de cette histoire du design italien qui n’est plus que très rarement dessiné par des Italiens et qui risque même de ne plus être produit en Italie dans le futur.

l’objet parfait à emmener sur une île déserte.

Sans hésiter, notre première cafetière, dessinée par Richard Sapper, et toujours produite depuis 1979.

Propos recueillis par Isabelle Willot

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