LES NOUVELLES PRÉCIEUSES

Jacqueline Karachi, directrice création Cartier Prestige.

Et si seule comptait l’émotion née de la contemplation d’une pierre, peu importe la catégorie dans laquelle on la range ? A l’heure où certaines se font rares – la Terre n’est pas inépuisable -, les joailliers osent les mélanges audacieux.

La planète n’est pas intarissable. Elle n’a rien d’un mégastore dont les stocks seraient renouvelables à l’infini, hélas. Les joailliers le savent, qui depuis quelques années sont confrontés à la raréfaction des pierres précieuses. La faute aux mines tombées en désuétude ou taries, telles les légendaires Mogok en Birmanie et Golconde en Inde ou celles difficilement accessibles du Tadjikistan, perchées dans les montagnes enneigées et regorgeant de spinelles. La faute aux guerres et autres conflits qui ravagent les régions d’origine, aux filons fragilisés par une exploitation sauvage qui voit les hommes manier la dynamite, radicale. La faute, enfin, aux modes qui font chavirer l’offre et la demande et à l’engouement des nouveaux milliardaires asiatiques fous de pierres précieuses et fines.

Car comment rester insensible à l’aura des gemmes ? Elles ont cela de magique qu’elles proviennent des entrailles de la Terre, portent le poids d’une lente création avec principe de cristallisation aléatoire et contiennent parfois ces merveilleux accidents de la nature qui leur donnent leur couleur, merci les atomes et les hasards qui font leur miraculeuse singularité. Prenez un saphir du Cachemire, son aspect velouté lui vient de ses inclusions que l’on ne voit pas à l’oeil nu. Prenez une émeraude que ces mêmes inclusions, cette fois visibles, bulles de gaz ou fractures, font véritablement  » pétiller « , allez savoir pourquoi on les appelle  » givre  » ou  » jardin « . Ajoutez à tout cela le mystère de leur découverte – il faut que l’Homme aille les extraire patiemment de leur gangue, dans les roches profondes ou dans les océans, les alluvions, les kimberlites. Nul ne s’étonnera que, au-delà des critères objectifs de pureté, de couleur et de poids, toutes les civilisations du monde lient depuis toujours ces trésors au sacré, au divin, à la beauté, à l’amour, au pouvoir.

TROUVER LA PARADE

Face à la menace de pénurie, les joailliers trouvent la parade, c’est impératif, surtout quand on est le numéro un mondial. Chez Cartier, on n’en fait pas mystère, c’est  » l’extrême curiosité  » de la maison qui lui a toujours permis de nourrir sa création.  » Nous ne nous interdisons rien, précise Pierre Rainero, directeur du style et du patrimoine. Nous n’avons aucun tabou culturel et nous allons chercher les pierres là où elles se trouvent, nous sommes très ouverts à toutes les découvertes. Nous avons été les premiers à magnifier les diamants d’Afrique du Sud à la fin du XIXe siècle, nous avons monté en broche le Star of Africa, dont la découverte, en 1869, inaugura les exploitations initiales des mines locales. Cette pierre de 47,69 carats appartient aujourd’hui à une collection privée, c’est un diamant poire, avec une inclusion importante, comme une faille, il n’est pas extrêmement pur, mais il a montré au monde entier que nous pouvions trouver des pierres d’une qualité incroyable et que nous contribuons à les faire connaître.  »

Depuis, ce qui pouvait être vu comme un défaut dans une gemme est au contraire devenu, pour bon nombre de joailliers, un atout à faire valoir.  » Nous sommes tombés amoureux de la tourmaline, confie ainsi Matthieu, le mari de Céline d’Aoust, qui travaille avec elle en duo pour proposer sous son nom des bijoux raffinés, à la symbolique puissante. Chacune est différente, la gamme de couleur incroyable, du transparent au noir en passant par le bleu, le vert et le rose foncé. Et nous aimons particulièrement les inclusions qu’elles contiennent – on a tous dans nos vies des balafres, intérieures ou extérieures, et pour nous, les inclusions font partie des gemmes, de leur histoire, de leur jeunesse, de leur formation, nous décidons parfois de ne pas acheter certaines pierres parce qu’elles sont tellement pures que l’on dirait du verre et qu’elles n’ont pas d’histoire. Nous préférons la perfection de l’imperfection.  »

Donner le ton, proposer de nouvelles alternatives, voilà la voie royale dans ce marché à la fois restreint et saturé d’acteurs. Etre le premier à  » lancer  » le spinelle par exemple vous assure une longueur d’avance ; préférer des gemmes moins précieuses, par choix artistique délibéré, aussi. Pourquoi se priver de mariages inédits ? Le quartz rutile n’avait jamais été utilisé en haute joaillerie, Cartier a osé franchir le pas, et ce n’est pas la première fois.  » Nous sommes connus pour avoir exploré des territoires jusque-là relativement vierges, en termes d’associations de couleurs, de matières, d’opaque et de transparent, de perles et de diamants mélangés en jouant sur les camaïeux, comme dans le collier Magie blanche avec des diamants bruns. Mais l’audace n’est pas un objectif en soi, seule l’émotion nous guide.  »

Dans les quartiers généraux de la maison parisienne, à deux pas de la place Vendôme, Pierre Rainero détaille le processus :  » Nous établissons très en amont, au printemps, avec le département Création et le département Pierres, un thème d’inspiration que nous confrontons tout de suite aux gemmes dont nous disposons. Fin septembre, après la foire de Hong Kong, qui nous permet d’avoir une vision de l’offre plus large au-delà de nos relations quotidiennes avec nos fournisseurs, nous sommes prêts à finaliser le thème en fonction d’elles, nous pouvons d’ailleurs parfois complètement changer notre fusil d’épaule si elles ne semblent pas correspondre.  »

L’OEIL DE L’EXPERTE

La  » dame des pierres  » chez Cartier restera incognito – des études de gemmologie et l’apprentissage sur le terrain, avec une  » maître « , qui se vit confier pendant trente ans le poste qu’elle occupe désormais et qui succéda elle-même à un  » monsieur qui fut là pendant très longtemps « . Dans ce monde feutré, on cultive le secret pour d’évidentes raisons de sécurité et de confidentialité. Et l’on se fait humble devant les mystères des précieuses.  » Le savoir-faire et la connaissance bonifient par le nombre de pierres que l’on voit, comme on fait ses gammes, il faut pratiquer, l’oeil doit s’habituer, se constituer une base de données et de teintes que l’on enrichit en permanence. C’est pour cela que je voyage beaucoup, que je visite tous les grands salons. Bangkok est la plaque tournante des pierres de couleurs, Jaipur des rubis, saphirs, émeraudes, des cabochons et des pierres gravées. Je me rends régulièrement en Inde, où nous avons des contacts avec des familles de marchands depuis des dizaines d’années, dès qu’ils ont des pièces exceptionnelles, ils nous les proposent.  »  » Nous les achetons au fil de l’eau, poétise Pierre Rainero, nous n’avons pas d’objectif, elles sont disponibles quand elles le sont, il faut parfois plusieurs mois pour les trouver. Et puis, de temps en temps, des opportunités se présentent…  » Ce qui n’interdit pas la feuille de route,  » assez précise « , avec les besoins de la maison en termes de tons et de nombre, ni le travail  » conjoint  » entre l’expertise de notre  » dame des pierres  » et la création, avec aller-retour en permanence –  » pour la collection Magicien, on m’a demandé de jouer sur les effets de couleurs et les appairages, j’ai misé sur du saphir du Cachemire et du diamant. Quand les gemmes sont arrivées ici, nous avons fait le choix final, sous la lumière de Paris.  »

C’est alors l’heure de la création, la collection peut prendre forme, autour de ces pierres naturelles et non traitées qui dictent leur loi.  » Notre métier, rappelle Pierre Rainero, c’est de donner de la valeur à la valeur « . Jacqueline Karachi est arrivée  » par hasard  » chez Cartier, même si  » c’était écrit « , c’était il y a plus de trente ans, elle avait été formée à l’école Boule, on disait  » dessinateur  » à l’époque, aujourd’hui,  » créateur « , voire  » designer « . La directrice création Cartier Prestige est définitivement la gardienne du temple, avec vocation d’enseignante, cornaquant un studio international composé de douze joailliers.  » Chaque jour, nous écrivons une nouvelle page de la maison, riches de notre expérience tout en rebondissant pour ancrer notre style dans notre époque.  » Elle connaît son équipe par coeur, laisse à chacun le soin de préférer les pierres qui lui parlent, sans s’en vanter, elle sait, à 90 %, celles qui leur conviendront le mieux. Puis elle les guide, dans le respect le plus total de cette  » langue vivante  » qu’elle a faite sienne, que leurs dessins soient  » Cartier  » – une question d’équilibre, de légèreté, de pièces toujours articulées, de bijoux doux au toucher, souples, qui épousent la morphologie et les mouvements du corps,  » la femme d’aujourd’hui ne porte pas de carcans « .

CERVEAU REPTILIEN

Avec la collection Magicien, Jacqueline Karachi s’est plu à jouer avec les diamants et les  » formes de pierres inusuelles, pour leur côté graphique « , à  » donner un effet cinétique  » –  » Les pierres sont vivantes, elles ont une vibration, un rayonnement et nous accentuons cette vie par le design.  » Pêle-mêle, elle convoque la beauté, le style, l’émotion,  » peut-être est-ce notre côté animal qui ressort, notre cerveau reptilien qui commande. On ne sait pourquoi certaines pièces créent une émotion, mais quand nous voyageons à plusieurs, que nous parcourons le monde à la recherche de pierres, nous sommes souvent émus par les mêmes, nous nous dirigeons tous vers elles, parce qu’elles nous parlent et parce qu’elles  » sont  » Cartier.  » Ce qui en langage vernaculaire se traduit difficilement mais prouve que la joaillerie exige du doigté et de la subtilité.  » Nous donnons souvent l’exemple, commente Jacqueline Karachi, nous sommes des  » lanceurs  » ; des matériaux qui étaient méconnus et peu utilisés le deviennent parce que nous les avons mis en valeur. Avec la collection Inde Mystérieuse, en 2008, nous avions rapporté des diamants bruts d’Inde, nous les avons associés à des émeraudes, en un mariage audacieux, leur cote s’est envolée, les prix ont explosé. Nous donnons ainsi des titres de noblesse à des pierres qui sont peu connues et mal aimées alors qu’elles sont très belles.  » Etre le premier joaillier au monde vous confère une certaine aura, laquelle a ce pouvoir magique d’enluminer les nouvelles précieuses qui ont eu l’heur de vous plaire.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content