Au nord-ouest du pays, dans un paysage d’aquarelle, une poignée d’ethnies minoritaires sauvegardent leur mode de vie. Sans folklore, et en toute beauté.

Hanoi. Un soir moite de chaleur, bousculé par une foule alourdie de paquets, on cherche dans l’obscurité le quai pour Lao Cai, dans le Nord. Peu d’indications, peu de trafic. Les passagers traversent les rails, se hâtant vers les seuls wagons éclairés. Au bout du bout de la gare. Le départ du  » rapide  » aura lieu dans une demi-heure. Ce train compte trois cabines de charme, confortables, agrémentées d’un restaurant gastronomique. A 22 heures pile, la locomotive s’ébranle dans un concert de crissements, grincements, hoquets, soubresauts. Doucement, elle remonte la ligne inaugurée par les Français en 1910. La voie, qui longe les maisons, dévoile l’intimité de leurs habitants. Sous le pont signé Eiffel, à la sortie de la ville, des milliers de cyclomoteurs, des centaines de voitures, quelques pousse-pousse attendent sans impatience au passage à niveau. Le train rythme la nuit, sert de repère aux noctambules.

380 kilomètres plus loin et dix heures plus tard, on arrive, aussi embrumé que le paysage, dans la fraîcheur échappée des sommets culminant à plus de 3 000 mètres. Finis l’étouffante atmosphère de Hanoi, l’agitation, les Klaxon à tout va. Sur les 32 kilomètres serpentant de Lao Cai à Sapa, on croise des femmes harnachées d’immenses hottes, chaussées tantôt de bottes, tantôt de sandalettes en plastique brun Made in China. Toutes revêtent leur costume traditionnel : longues tuniques brodées au point de croix, pantalons noirs, guêtres noires, créoles à pampilles dépassant d’un calot rond. Ici, près de la ville, vivent les Hmong noirs, derniers arrivés dans la contrée. Par la fenêtre, c’est un défilé incessant de silhouettes courbées, longeant des précipices, des terrasses taillées à la main que le soleil transforme en miroirs réfléchissant les nuages et les arbres.

Ces premières rencontres impressionnent la rétine comme des scènes sorties d’une autre époque. Pas de tracteurs, pas d’outils sophistiqués, pas de tenue appropriée pour les champs. Douze mois sur douze dans ces vallées, qu’il pleuve, vente, que le brouillard s’amasse ou que la chaleur soulève des rubans de vapeur, on s’habille de la même façon. Comme il y a mille ans. Les vêtements de coton sont tissés, teints, taillés, brodés par les femmes.

Elles les portent aux champs comme pour se rendre à Sapa, la ville d’altitude où se réfugiaient, dès les premières chaleurs, commerçants et hauts fonctionnaires en poste à Hanoi. De jolies villas au nom désuet – les Marguerites, les Géraniums, les Pétunias – gardent la trace de cette période. Sapa est tombée dans l’oubli après la guerre d’Indochine. Mais l’ancienne station de villégiature chic sort peu à peu de sa léthargie. De nombreuses guesthouses et quelques cafés en font l’escale idéale pour découvrir la région. Dans un rayon de 80 kilomètres, les paysages sont beaux comme des estampes : rizières argentées, plantations de thé, immenses roseraies – la rose est une spécialité des lieux, chaque fleur étant enveloppée à la main pour résister aux températures frisquettes de la nuit.

On s’aventure sur les pistes en 4 x 4 ou à moto. Mais, escorté par un guide, on abandonnera au plus vite son véhicule pour randonner à pied dans la montagne. Notamment sur le Fan Si Pan (3 143 m), où l’on s’élève par des chemins pentus pour gagner les villages construits en hauteur.

Chaque ethnie a un lieu de vie qui découle de son activité, culture ou élevage. Hmong aux larges jupes multicolores, Dao aux perruques de laine aussi sophistiquées que celles de Marie-Antoinette, Thaï aux chapeaux en forme de toit scintillant de breloques, de grelots, Lao aux dents laquées. Hani aux fausses tresses énormes terminées en plumeau. Et chaque ethnie s’emploie à transmettre l’art de monter une coiffe, de tirer l’aiguille, de donner de l’aisance à une veste. On ne renie pas l’héritage des anciens.

Deux mondes se côtoient à Sapa, les Tonkinois et les minorités d’origine chinoise. Cette mosaïque de peuples a comme distraction et comme lieu d’échanges les marchés. Ils s’y précipitent pour commercer dans tous les sens du terme. Pour s’asseoir côte à côte sur de longs bancs de bois, boire le cho, breuvage à base de thé, de haricot rouge, de noix de coco, de miettes de gâteau et de cacahuètes, accompagné de ban ran, des beignets croustillants laqués d’huile retenant en leur c£ur une boule de mélasse. Pour tirer sur les pipes de tabac âpre que prépare avec soin Messu, 75 ans, Thaï aux allures de princesse tonkinoise, tatouée aux pieds et aux mains de points verts et bleus. Vieux et jeunes, dans la poussière, oublient ainsi pendant quelques heures leur labeur. Les filles célibataires lorgnent les garçons, qui les reluquent en se poussant du coude et en s’esclaffant. Car le marché est aussi l’endroit où l’on trouve un conjoint, où l’on se fait kidnapper dans les règles de l’art, emmener trois jours dans la famille du probable mari pour voir si on s’en  » accommode « . Alors, si l’affaire s' » emmanche  » bien, le fiancé, une corne de buffle emplie d’alcool de riz en offrande, ira demander la main de la belle à son père. La noce se déroulera quatre jours plus tard. Les femmes et les hommes seront magnifiques, étincelants d’argent, de verroteries, de couleurs. Réjouis de l’occasion offerte de se divertir. Le lendemain, les femmes s’achemineront à travers les paysages d’aquarelle ; leurs costumes témoignant de leur capacité à embellir le quotidien, à paraître toujours dans leurs plus beaux atours : fières et belles.

Anne-Marie Cattelain-Le Dû

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