Le fromage de chèvre: un produit généreux qui se déguste comme on l’aime. Nature, cendré, parsemé de fines herbes, ou garni d’épices fines.

Il est 11 heures. Le soleil et les nuages se font des politesses. Le ciel décide de garder ses pluies pour un autre jour. Les arbres se courbent au passage du vent. Il est 11 heures au Moulin de Wez et la table du petit déjeuner n’a toujours pas été débarrassée. On se demande quel est l’artiste dont la nonchalance a composé ce joli tableau. Cette nature morte, pourtant débordante de vie. Le miel et le pain, le jus de pomme et la maquée, le saucisson qui sèche et les oeufs, une cloche en verre sous laquelle sommeillent d’alléchants  » crottins « … Tout ici évoque la nostalgie d’un art de vivre venu d’une autre époque. A coup sûr, ce petit déjeuner a dû être un moment de bonheur pris sur le temps qui passe. Dehors les enfants jouent avec un âne et baladent un panier qui renferme un savoureux pique-nique. Les joues rosées par le grand air. Il a suffi de faire une centaine de kilomètres depuis Bruxelles pour atteindre cet éden rural.

Un projet à taille humaine

Cette table du petit déjeuner ressemble à la vie de Bernard Moreau. Poétiquement pêle-mêle au premier regard, elle contient en creux une philosophie cohérente de l’existence. A 50 ans, l’homme a su mener sa barque loin des sirènes de la rentabilité exacerbée et des prêts trop lourds à porter. Tout dans sa démarche reflète un choix mûrement réfléchi : le choix de la taille de son exploitation, celui de la chèvre comme animal-roi de sa ferme, celui de son lopin de terre isolé.

La vocation de son métier, Bernard l’a eue sous d’autres latitudes. En Afrique. Plus exactement au Sahel, dans cette région aride où toute nourriture est sacralisée. C’est là qu’il a fait connaissance avec les chèvres alors que, jeune agronome, il faisait de la coopération technique au développement.  » Dans ce type d’endroit extrême, on mesure le caractère exceptionnel des chèvres, confie-t-il. On les retrouve dans le monde entier, souvent en des lieux où ne s’aventurent pas les autres animaux qui accompagnent la vie des hommes. Elles font preuve d’une résistance énorme. Ces situations où vie et survie sont inextricablement liées engendrent un lien particulier entre l’homme et la chèvre. Les chèvres sont des animaux très réactifs, elles s’adaptent à votre humeur du moment. « 

Après cette expérience déterminante, Bernard a décidé de s’implanter sous des cieux plus cléments. Objectif?  » Construire quelque chose pour moi. » En bon fils de mai 68, il rêve de nature et surtout de liberté.  » J’ai voulu mener à bien un projet dont je serais le maître de A à Z, analyse-t-il. Je ne voulais pas avoir à me soucier de rentabilité, ni être obligé de tirer le maximum de mes bêtes. Je désirais une exploitation à taille humaine qui respecte le rythme des saisons. Une ferme avec un potager pour subvenir à mes besoins. Des besoins que j’aurais soin de limiter au minimum. « 

Bernard passe six mois à chercher un endroit pour donner des racines à son rêve. Lorsque, par hasard, il découvre le site du Moulin de Wez, près de Mierchamps, il est immédiatement conquis. Déjà attesté sur les cartes du XVIIe siècle, ce moulin à eau, riche de toute une histoire, le fascine. Il est d’emblée séduit par cet endroit isolé par les forêts. Une sorte d’enclave en plein coeur des Ardennes. Un véritable bastion tenu par les conifères et les arbres centenaires. Un vrai terroir également, où les hommes vivent en harmonie avec la nature qui les porte.

Bernard commence en 1982 avec une poignée de chèvres, une dizaine tout au plus. Il appartient à la génération des pionniers qui ont valorisé le fromage de chèvre en Belgique.  » Les débuts ont été difficiles, reconnaît-il. Aujourd’hui le chèvre s’impose comme une évidence, mais à l’époque rares étaient les gens qui avaient le goût de ce type de fromage. Heureusement, ceux qui voyageaient en France cherchaient à retrouver les plaisirs des « chabichous » découverts sur place. « 

Dans les années 1980, opter pour un cheptel de chèvre ne se fait pas sans mal. Les natifs du terroir ne voient pas toujours d’un bon oeil ces néo-ruraux qui ont fait un choix d’existence différent. Pour eux, la chèvre est la vache du pauvre. Elle est un divertissement qui ne répond pas aux valeurs du travail agricole.  » Les gatlis (les chevriers), comme on les appelait autrefois, ne sont pas bien vus par les gens du pays, poursuit Bernard. On les prend pour des parasites, des fainéants. Dans les Ardennes est méritant celui qui court derrière sa vache depuis six heures du matin. Or, ce que les gens oublient, c’est qu’au siècle passé nos campagnes étaient remplies de chèvres. Il existait une réelle tradition caprine chez nous. A la fin des années 1800, on dénombrait plus de 100 000 chèvres. Aujourd’hui, le cheptel doit être tout au plus de 7 000 têtes. Il a fallu retrouver les gestes, réinventer un mode de vie. « 

Un grand savoir-faire

Elever des chèvres requiert pourtant un savoir-faire conséquent qui n’est pas à la portée du premier venu. Bernard a tout appris sur le terrain et sait combien l’alimentation des bêtes est un point capital. Ce facteur est déterminant pour obtenir un lait de qualité qui donnera son goût au fromage. L’équation ne souffre aucune exception: une chèvre donne entre deux et trois litres de lait par jour et il faut dix litres de lait pour faire un kilo de fromage fermier.

Bernard bénéficie du label  » Ecocert  » qui confère à sa production les lauriers d’une appellation certifiée biologique. Pour cela, il se doit de choisir l’alimentation de son cheptel avec le plus grand soin. Pré fané (de l’herbe maintenue humide), foin et céréales constituent la majeure partie de l’alimentation des chèvres. Dans la mesure du possible, en accord avec son désir d’autarcie, Bernard produit tout lui-même. Malheureusement, quand la météo n’est pas complice et que les foins ratent, il faut alors chercher à l’extérieur des aliments aux normes.

Pour que la qualité du lait soit optimale, il faut aussi prêter attention au processus digestif des chèvres. L’environnement immédiat doit être irréprochable. Sur le sol, la litière, une sorte de matelas de paille, doit être d’une propreté rigoureuse. La chèvre couchée y rumine en paix. Le processus est complexe et crucial. L’animal dispose d’un estomac à quatre poches. L’herbe descend d’abord dans la panse. Attaquée par les micro-organismes, elle devient toute molle. A ce moment-là, la rumination commence : l’herbe ramollie remonte en boulettes jusqu’à la bouche de la chèvre qui la mâche longuement et la transforme en bouillie.

Bien mastiquée, l’herbe repart alors dans les poches suivantes de l’estomac où elle est transformée en éléments nutritifs microscopiques. Après la digestion complète, ces éléments nutritifs passent alors dans le sang pour alimenter tous les organes du corps et la mamelle en particulier. Le moindre incident et aussitôt on enregistre une diminution de la production ou de la qualité du lait. Autre particularité, la blancheur du fromage de chèvre: le carotène de l’herbe ne passe quasi pas dans le lait.

La chèvre produit du lait uniquement pendant les dix mois qui suivent la naissance des chevreaux. Puis elle se repose deux mois en attendant la prochaine mise bas. Afin de fabriquer du fromage toute l’année, les éleveurs ont coutume de programmer les naissances. Ils étalent les différentes lactations. Mais pour cela, il faut jouer avec un volume important de chèvres. Là encore, Bernard a opté pour une façon différente de faire.  » Je me suis limité volontairement à 50 chèvres parce que je n’ai aucune envie de produire toute l’année, explique-t-il. Je veux m’installer dans un rythme naturel et pas dans une cadence infernale. De décembre à février, le troupeau se repose et moi aussi. Je fais autre chose : je ramasse le bois avec lequel je me chaufferai, je peins, je rafistole la maison… Comme cela, j’évite de me lasser. Même si j’adore ce que je fais, la répétition des mêmes gestes finit par entraîner une certaine routine. « 

De la production à la pédagogie

Bernard n’est pas seul à faire tourner sa ferme. Annick, une photographe venue de Flandre, porte également le projet à la force des poignets. Arrivée il y a deux ans  » en touriste  » pour acheter du fromage, elle n’est plus jamais repartie. Elle est à la fois tombée amoureuse de la ferme et du chevrier. Elle a tout appris sur le tas : la traite, la fabrication du fromage, le dosage des épices. Elle en parle aussi bien que Bernard. Même si au-delà des mots, ce sont les fromages eux-mêmes qui racontent la saveur de leur savoir et savoir-faire.

A eux deux, Annick et Bernard envisagent de donner une autre direction au projet initial. Pas par lassitude, mais parce qu’il s’agit d’un cycle normal d’existence. Après la production et les marchés où ils font le bonheur des amateurs, le couple songe à un projet de ferme pédagogique.

Annick et Bernard connaissent la valeur des gestes qu’ils accomplissent au quotidien. Ce savoir, ils craignent de le voir mourir un jour. D’où l’idée d’une sorte de musée vivant du monde rural. Ils rêvent également d’aménager le moulin en gîte rural. Histoire de donner aux citadins le goût du paradis perdu et des tables de petit déjeuner d’autrefois.

Carnet d’adresses en page 120.

Michel Verlinden Photos: Philippe Saenen

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