En Provence, la rabasse – la truffe noire d’hiver – échauffe les esprits de novembre à mars. Découvrez cette palpitante saga, avec, en prime, les recettes de Guy Jullien, maître incontesté de la cuisine aux truffes.

Un samedi matin, vers les huit heures, par un grand froid hivernal. Le marché fermier d’Uzès (département du Gard) s’affaire en préparatifs dans les principales rues et sur la place aux Herbes. Au même moment, sur l’esplanade-parking à côté de la poste, commencent d’intrigantes tractations. Ici, point d’étal mais trois voitures simplement garées parmi les autres. Un motard s’approche d’un des véhicules. Question au vieil homme barbu, assis face au coffre sur une chaise pliante :  » Vous les prenez à combien ?  » Réponse :  » Je dois voir, Monsieur. Après je vous dirai.  » Le motard exhume alors un petit sachet en plastique de l’intérieur de son casque. Rapide et efficace, l’examen des truffes encore enrobées de leur terre a lieu dans le coffre de la voiture. S’ensuit la pesée à l’aide de la sempiternelle balance romaine et l’échange de  » billets verts « . Paiements cash et coupures de 500 FF (environ 3 100 F/77 euros) sont en effet de tradition dans un domaine où le produit brut peut atteindre 2 800 FF (environ 17 350 F/430 euros) le kilogramme.

Tout au long de la matinée, d’autres vendeurs se succèdent, hommes et femmes de tous âges et de toute condition : la veste élimée côtoie ici la fourrure branchée. Les trois courtiers, eux, se font concurrence, jouant de leur personnalité, comme ce jeune homme aux allures mafieuses. Les truffes, elles, s’entassent une à une dans de grands sacs…

Quelques précisions

La savez-vous? L’appellation la plus commune – truffes du Périgord – ne repose sur aucune base légale, encore moins scientifique. Elle correspond, en fait, à une réalité historique. Suite à la crise du phylloxéra qui plonge le vignoble dans un désarroi profond vers les trois quarts du XIXe siècle, les terres caillouteuses du sud-ouest – notamment le vignoble de Cahors – sont plantées en chêne truffiers. Et la région dite du Périgord devient ainsi, vingt ans plus tard, grosse productrice de truffes.

Le nom latin – Tuber melanosporum – de la truffe noire d’hiver permet tout d’abord de la différencier immédiatement de la truffe blanche du Piémont – Tuber magnatum – et plus encore d’autres truffes qui lui ressemblent, comme Tuber brumale ou Tuber aestivum. Tuber brumale pousse dans les mêmes sols et en même temps que la truffe noire. Sa qualité gustative est cependant bien moindre. Quant à Tuber aestivum – la truffe d’été -, elle n’est qu’un pâle sosie de la truffe d’hiver. Attention : vendue sur les marchés près de vingt fois moins cher, Tuber aestivum arrive néanmoins dans votre assiette dans nombre de restaurants au même prix que Tuber melanosporum. Il suffit d’un peu d’arôme de synthèse en aérosol pour faire illusion.

Le marché de la truffe vit une crise profonde.  » Dans les années 1900, on ramassait 800 tonnes de truffes par an en France.  » Historien de formation et héritier d’une grande dynastie de négociants de Cahors, Pierre-Jean Pébeyre a l’étude du sujet à coeur.  » On estime que 500 tonnes provenaient alors de truffières sauvages, situées dans des paysages exploités par l’homme. On y opérait des coupes de bois ce qui empêchait que des branches trop basses n’étouffent le sol. Les moutons de passage fertilisaient et nettoyaient la terre. On y faisait la litière pour les animaux. Le sol était entretenu, aéré; la truffe a besoin de ces conditions pour se développer. L’exploitation de ces landes abandonnées appartient au passé : il n’y a plus de petites mains. « 

Désormais, la véritable truffe noire d’hiver provient des trois grands pays producteurs de Tuber melanosporum : l’Italie (le Piémont, les Abruzzes et Spolète), l’Espagne (Teruel, Soria en Castille et l’ouest de Barcelone, au bas des Pyrénées) et la France. Sur les 80 tonnes officiellement commercialisées en année normale, une dizaine viennent d’Italie, 35 d’Espagne et 35 de France, la majorité de la production hexagonale provenant de Provence (Drôme, Gard, Vaucluse, Var).

Dans chacun de ces pays, le monde de la truffe entretient le mystère, presque aussi ténébreux que celui qui enveloppe les lieux où elle pousse et la manière dont elle se reproduit. Mais la filière reste sensiblement la même. Elle passe d’abord entre les mains de deux ou trois intermédiaires : le ramasseur, qu’il soit propriétaire ou non, vend le fruit de sa récolte à un courtier qui le visite à domicile ou qu’il rencontre sur un marché.

Traditions anciennes… et nouvelles

Chaque vendredi matin de la mi-novembre à fin mars, Carpentras tient un marché aux truffes. Ramasseurs, courtiers, curieux se retrouvent devant le café de l’Univers, point de ralliement obligé. Deux marchés s’y côtoient, en fait, à quelques mètres de distance. L’un est anecdotique, réservé aux amateurs. On y propose de tout petits cailloux, soigneusement présentés, au prix de détail. Mais le marché de gros de la rabasse (nom provençal pour la truffe) se passe dans une sorte d’arène ceinte de tables. Les vendeurs se tiennent à l’extérieur, tandis que les acheteurs occupent le centre. Aucune transaction ne peut – officiellement – avoir lieu avant le coup de sifflet donné à 9 heures précises.

Généralement tout va très vite. Mais des récalcitrants attendent souvent la dernière minute espérant le prix le plus haut. Il n’est pas rare qu’ils repartent avec leur panier, lançant à la cantonade:  » Je m’en fous, j’irai demain à Richerenches.  » Ce minuscule village de l’Enclave des Papes – enclave du Vaucluse dans la Drôme – a en effet réussi à concentrer le plus important marché aux truffes de France. Si la mercuriale de Carpentras repose sur 100 à 200 kilos de truffes noires, on échange près d’une tonne par semaine à Richerenches .

Comme à Uzès, le théâtre des échanges et négociations se passent dans et autour des coffres de voitures. Mêmes sachets, mêmes balances romaines. Mais Richerenches souffre aujourd’hui d’un effet de surmédiatisation aux conséquences néfastes. Il ne se passe pas un jour où un terrain de la région ne reçoive une visite nocturne. Chaque semaine, les faits divers locaux relatent le braquage d’un courtier, pour son argent ou pour ses truffes.

Richerenches paie ainsi le prix de son dynamisme. Car le village a même inventé de nouvelles traditions, comme la vente aux enchères du troisième dimanche de janvier. Partie d’une belle intention, le curé avait imaginé dédicacer une messe à saint Antoine, le patron des trufficulteurs. En échange, la collecte serait approvisionnée de truffes, dont le produit irait aux oeuvres de la paroisse. Quelques décennies plus tard, la petite église a bien du mal à contenir la foule des curieux qui veulent vivre intensément la scène : voir les plus gros cailloux orner l’autel et fixer le tout sur la pellicule. Après avoir séparé les billets de banque des quelques kilos de tuber récoltés, la confrérie du Diamant noir se dirige en procession vers la mairie où commence une attraction récente : la vente aux enchères. Le chef Guy Jullien n’est jamais allé à la messe aux truffes. Pourtant, son restaurant est situé à quelques kilomètres seulement de Richerenches. La Beaugravière jouit de deux réputations au moins. Sa cave contient la plus belle sélection connue de grands côtes-du-rhône et châteauneuf-du-pape. Et sa table est sans doute la meilleure au monde pour savourer des spécialités aux truffes. Pour asseoir sa carte, Guy Jullien peut en effet compter sur un approvisionnement continu et varié assuré par cinq  » rabassiers « , du début à la fin de la saison.

Carnet d’adresses en page 101.

Texte et photos: Jean-Pierre Gabriel

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