Al Capone doit se retourner dans sa tombe. A New York, l’alcool coule à nouveau librement dans des lieux tenus secrets, inspirés par l’enivrante époque de la Prohibition. Amateurs de sensations fortes, voici les meilleures adressesà à ne révéler qu’à voix basse.Nonante ans après le début de la Prohibition, fréquenter un speakeasy, un de ces bars illégaux en vogue à New York durant les Années folles, ne fait plus de vous un criminel. Mais la promesse de frissons et d’ivresse reste entière. Pour dénicher ces endroits de perdition, remis à la mode par quelques passionnés, il faudra, comme autrefois, arpenter des ruelles anodines, patienter face à des devantures closes ou se livrer à de vrais jeux de piste pour reconnaître les entrées souvent déguisées. Mais une fois dans les lieux, on est happé, comme par magie, par la machine à remonter le temps.

Nous sommes dans les années 1920. Tournant le dos à l’Amérique puritaine, businessmen, femmes libérées, cols bleus, agents de police corrompus, jusqu’aux politiciens, se côtoyaient alors au comptoir de ces saloons interdits, pour boire de l’alcool frelaté, adouci avec des jus de fruits et des sirops, pour en dissimuler la trace mais aussi la flammeà S’enivrer devient alors une activité sociale, sur les premiers airs des grands jazzmen, Louis Armstrong, Duke Ellington, Bill  » Bojangles  » Robinson et bien d’autres qui se font un nom pendant ces années frivoles. A New York, on comptait pas moins de 100 000 de ces tavernes secrètes pendant la durée de vie du 18e Amendement, qui mit les Etats-Unis au régime sec.

Alors que le patron conseillait à ses hôtes de parler à voix basse ( » to speak easy « ) pour ne pas se faire repérer, la violence, elle, surgit entre gangs rivaux qui contrôlent le commerce de whiskey et autres substances bannies. Au final, la Prohibition, en vigueur à partir de 1919, produit son contraire : tout ce qu’elle avait voulu dénoncer, les m£urs légères et la criminalité, explosent pendant cette période. En 1933, c’est avec soulagement que les Américains approuvent ce qui deviendra le 21e Amendement, marquant la fin de cette  » Noble Expérience « .

S’ils comptent encore aujourd’hui quelques villes et comtés  » dry « , où l’on vous regardera de travers si vous commandez ne fut-ce qu’un verre de vin dans un restaurant, les États-Unis ont depuis longtemps renoué avec leur goût pour les cocktails. Dans leur version moderne, les speakeasies allèchent une clientèle d’initiés avec des  » drinks  » raffinés, tirés de recettes anciennes ou concoctés sur mesure. Au fond d’une arrière-cour ou derrière l’épais rideau de velours masquant une salle aux lumières tamisées, une nouvelle génération de barmen – les  » mixologistes « , comme on les appelle dans le jargon – exhibent un look rétro jusqu’au bout de la moustacheà

Ne le dites à personne

Quand Please Don’t Tell, PDT pour les habitués, ce bar bien caché du East Village, a ouvert, il y a deux ans et demi, il a fait immédiatement l’objet de vérifications.  » La police est venue pour savoir si nous étions bien en règle, raconte, amusé, Jim Meehan, un des responsables. Mais rassurez-vous, notre établissement n’a rien d’illégal.  » Les apparences sont pourtant trompeuses. Au 113 St Marks Place, il y a une entrée apparemment condamnée et, juste à côté, un petit resto de hot dogs. Il faudra se glisser dans une cabine téléphonique installée dans le snack et en décrocher le combiné pour trouver la solution à l’énigme. Avec un peu de chance, une porte s’ouvrira sur un décor rustique, avec banquettes de cuir en demi-lune, large bar traditionnel en bois, sans oublier la tête d’ours empaillée au mur.

Le style de la maison ? Insister sur la qualité plutôt que sur l’exhaustivité des cocktails. Comme pour une carte des vins ou un menu dans un restaurant, Jim Meehan a classé la liste de ses cocktails du plus doux au plus fort. Tous sont accompagnés par un descriptif des ingrédients les plus rares, tout en gardant une part de mystère.  » Je déteste que l’on me dise à l’avance le goût que va avoir mon verre « , confie Jim Meehan. Après un essai de cognac infusé au foie gras (trop cher, avoue un serveur), le must du comptoir est le Benton Old Fashion, à base de bourbon infusé au bacon, de sirop d’érable, avec de l’angustura comme tonique, et un zeste d’orange (recette en encadré, page 27). Sur la carte, toutes les  » créations  » sont signées par leur auteur, dans ce cas un  » mixologiste  » nommé Don Lee. Le PDT tient aussi à sa touche locale : les vins et les bières proposés sont garantis  » made in  » New York.

Salon, mon beau salon

Tout en préparant un Mint Julep, un cocktail ancien à base de cognac et de menthe fraîche (recette en encadré, page 27), Jeremy Thompson, le barman du Raines Law Room, explique sa passion pour le métier.  » Pour moi, il y a trois catégories d’hommes qui ont marqué l’histoire américaine : les rois de la gâchette, les joueurs invétérés et les barmen. J’ai choisi d’imiter les derniers, c’était moins dangereux !  » Son inspiration plonge ses racines à la fin du xixe siècle, bien avant la Prohibition. Mais, reconnaît le  » mixologiste « , il lui est toutefois impossible de reproduire exactement les saveurs d’antan, car les procédés de fabrication des alcools, notamment, ont évolué avec le temps. Son secret ? Des ingrédients superfrais et maison, comme les framboises et la menthe cultivées dans la cour intérieure du Raines Law Roomà transformée en potager.

Avec sa casquette à la Gavroche et son petit gilet cintré style Sherlock Holmes, Jeremy Thompson cadre parfaitement dans le décor raffiné type Années folles signé par la Belge Delphine Mauroit. Ambiance jazzy, mobilier classieux, le Raines Law Room – qui a ouvert ses portes il y a quelques mois à peine – est le petit dernier de la nouvelle vague des speakeasies. Pour la petite histoire, son nom est tiré d’une loi de 1886 proposée par un certain M. Raines, qui interdisait la consommation d’alcool le dimanche, sauf dans les hôtelsà Pas tout à fait un hasard, puisque ce joli salon est caché sous un hôtel du Flatiron District. L’été, la cour intérieure permet de prendre l’air tout en dégustant un classique, comme le Manhattan, un cocktail à la carte, ou enfin, une commande spéciale passée directement en cuisine ( lire l’encadré en page 25).

Invisible man

Connu comme le loup blanc du milieu, Sasha Petraske se montre rarement, et surtout pas à la presse. New York lui doit pourtant la nouvelle vague des speakeasies. Élève du légendaire Dale DeGroff,  » le roi des cocktails  » qui a longtemps officié au célèbre Rainbow Room, Petraske a ouvert Milk & Honey en 2000. Comme son propriétaire, ce bar dissimulé derrière une entrée anonyme du Lower East Side, est sans doute le moins accessible. Pour avoir une chance de pénétrer cette mystérieuse institution, il faut se faire recommander par des amis, ou tenter une réservation par MSM sans garantie de succès. La politique est plus souple du côté de Little Branch, le deuxième speakeasy de l’invisible Sasha, situé dans le West Village. Un videur sympathique modère certes les entrées, mais tous les espoirs sont permis.

Qu’on ne s’attende cependant pas à recevoir une liste toute faite des boissons. Au Little Branch tout comme au Milk & Honey, les barmen ne font que du sur-mesure, en fonction des goûts et des envies du moment. Sucré ou amer ? Léger ou fort ? De l’inhabituel ? Tout est permis ! Et que l’on soit dans la cave très jazzy de Little Branch ou plongé dans le noir presque complet, derrière un lourd rideau qui vous coupe du monde extérieur chez Milk & Honey, l’ambiance speakeasy est assurée. A cette dernière adresse, il est d’ailleurs conseillé à ces messieurs de se décoiffer en entrant, et aux dames, si elles sont importunées par des inconnus, de lever la tête et de détourner le menton !

Gangsters admis

Une impasse humide et sale entre deux immeubles et un escalier de service vous mèneront dans une salle majestueuse aux plafonds moulurés recouverts de lourdes tapisseries. Mais ce n’est qu’une des voies d’accès à Back Room, qui compte pas moins de cinq portes ultradiscrètes.  » Il fallait bien que les clients puissent s’échapper rapidement si la police pointait son nez « , explique le barman de ce vrai speakeasy, datant de la Prohibition. Autre réminiscence du passé, les cocktails sont servis dans des tasses, pour brouiller les pistesà On regrettera cependant que l’originalité tienne surtout dans le décor et non pas dans les boissons, réalisées avec peu de soin. Rien de tel dans l’antre bien gardée d’ Employees Only. Dans la vitrine, la diseuse de bonne aventure vous indiquera le chemin. Les serveurs se prennent peut-être pour des gangsters, mais la seule arme à leur disposition est l’absinthe, qu’ils n’hésiteront pas à vous inoculer. A vos risques et péril !

Carnet d’adresses en page 49.

Elodie Perrodil

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