A 39 ans, le directeur artistique de Dior Homme maîtrise comme personne l’art d’enchanter le vestiaire masculin. Au fil des saisons, il déroule le scénario cousu de fil d’or des aventures merveilleuses d’un personnage imaginaire.

Le fait est établi : rares sont les griffes qui, durant les Fashion Weeks dédiées à la mode masculine, sortent le grand jeu comme cela se fait pour la Femme, ce qui rend la parenthèse enchantée proposée par Dior Homme d’autant plus précieuse à ceux et celles qui courent le marathon bisannuel des défilés. Depuis quelques saisons déjà, la maison prend ses quartiers au Tennis Club de Paris, métamorphosant le lieu de fond en comble pour le plus grand bonheur de ceux qui assisteront au show, émoustillés déjà par le carton d’invitation – un même format carré qui se déplie, frappé d’une composition toujours énigmatique – qui ne livrera vraiment son secret qu’une fois l’événement terminé. Celui de l’automne-hiver 15-16 parlait à la fois de  » soirée de première  » et de  » rêve éveillé « . A voir l’armée de jeunes gens en costumes sombres gardant le rideau noir qui scindait la salle en deux, il était clair, d’emblée, que le mystère serait jusqu’au bout bien gardé. Derrière le lourd drapé de velours, une formation de trente-deux musiciens classiques, à la file indienne, assurait la bande-son – une étrange version philharmonique du morceau électro The Landsc Apes du compositeur français Koudlam – d’un cortège de jeunes gens s’ouvrant, une fois n’est pas coutume, sur des pièces du soir, le côté formel des looks étant contrebalancé par des casquettes et des pin’s épinglés au revers des smokings et des vestes queue-de-pie.

Ce mix où s’entrechoquent les codes d’un streetwear chic et ceux du savoir-faire d’une marque  » tailleur « , avec un je-ne-sais-quoi de peps et de fraîcheur qui la rend toujours un peu plus désirable, Kris Van Assche en joue comme personne. Cela fait huit ans déjà que l’Anversois, Parisien d’adoption et heureux de l’être, a pris les rênes de cette griffe. Premier Belge arrivé dans la maison – Raf Simons et Peter Philips ont pris leurs quartiers depuis lors avenue Montaigne -, ce diplômé de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, tombé dans l’univers masculin un peu par hasard finalement – un stage chez Yves Saint Laurent qui deviendra très vite un premier job d’assistant – se plaît à bousculer le train-train d’un vestiaire masculin, réputé conservateur, sans se croire obligé de le dénaturer.

C’est bien pour parler de ce métier qu’il exerce avec passion que Kris Van Assche nous fixe rendez-vous dans les bureaux flambant neufs du siège de Dior Homme – une indépendance qui démontre le poids que pèse la division au sein de la maison mère. Il s’avance dans la pièce au design monacal, silhouette longiligne tout en black and white, les manches de sa chemise retroussées jusqu’aux coudes dévoilent les tatouages flamboyants qui ornent ses avant-bras. Il a la voix nette et le verbe articulé de ceux qui prennent la peine de peser chaque mot. Et de mettre quand il le faut les points sur les i.

Qui est l’homme Dior de l’automne-hiver 15-16 ?

Pour toutes les collections que je crée, je pars toujours d’un personnage imaginaire. Un peu comme dans un scénario de film, il lui arrive des aventures pour lesquelles il aura besoin de vêtements. Dans ce cas précis, j’avais en tête un jeune sur le point d’emmener sa petite amie pour la première fois à l’opéra Garnier. Pas pour une représentation du Lac des Cygnes, non. Plutôt pour un spectacle de danse contemporaine d’Anne Teresa De Keersmaeker. Bien sûr, il connaît tous les codes de l’élégance, il sait parfaitement ce qu’il faut porter un soir de première. Donc il sort son smoking, sa chemise blanche, son noeud papillon, la totale ! Mais comme il est dans un jeu de séduction, il veut aussi avoir l’air franchement cool, alors il twiste tout ça avec des baskets, une casquette en jeans…

Ce jeune garçon looké, à l’aise, confiant, vous auriez aimé lui ressembler lorsque vous aviez son âge ?

Oui, sûrement, et toutes proportions gardées c’était un peu le cas, car ma grand-mère était très à cheval sur les traditions et la bonne éducation. Cette connaissance des usages, je l’ai reçue en bagage. Après, en pratique, je n’étais sans doute pas si cool que celui que j’avais en tête lorsque j’ai dessiné la collection.

Est-ce plus facile aujourd’hui qu’hier, pour un homme, de faire preuve d’audace dans ses choix vestimentaires ?

Il y a toujours eu des rebelles mais lorsque j’étais jeune, il y avait peu de manières différentes de l’être, finalement. On était punk ou new wave. Adolescent, j’ai eu ma période jeans Stretch et cheveux jusqu’aux épaules, ce qui n’était pas franchement flatteur, il faut bien l’avouer. Désormais, on peut faire preuve d’audace avec un vrai parti pris mode.

Grâce ou à cause peut-être des réseaux sociaux ?

De toute manière, il ne sert à rien de lutter contre les évolutions. A priori, je trouve même que ces nouveaux modes de communication sont plutôt une bonne chose, surtout pour les jeunes designers qui n’ont peut-être pas la même puissance de frappe qu’une maison comme Dior. Il suffit qu’une collection plaise pour qu’elle soit vue partout. En revanche, cela impose aux journalistes  » classiques  » et aux supports traditionnels d’encore mieux faire leur travail. Lorsque n’importe qui peut se prétendre  » communicateur  » du jour au lendemain, ce qui s’écrit et se diffuse est souvent truffé d’imprécisions, de choses carrément fausses, insultantes même par moment. La presse a plus que jamais un vrai rôle d’information à jouer en s’adressant aux gens qui veulent en savoir plus et aller plus loin.

Avez-vous eu envie dès le départ de faire de la mode masculine ?

Pas du tout ! Lorsque j’étais étudiant à l’Académie d’Anvers, je me consacrais à la femme. Je suis tombé dedans un peu par hasard, en décrochant mon premier stage (NDLR : chez Yves Saint Laurent sous la direction d’Hedi Slimane) qui est devenu ensuite mon premier job. Lorsque je me suis décidé à lancer ma propre marque, je venais de passer six ans comme assistant à aider à la réalisation concrète de la vision de quelqu’un d’autre, tout en forgeant la mienne parallèlement. Assez naturellement, l’homme a pris le dessus. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas fondamentalement de différence dans la manière de travailler, la démarche créative est toujours la même.

Vous ne trouvez pas que le champ des possibles reste plus cadré pour l’homme ?

Oui, c’est ce que j’entends souvent. Mais je trouve justement que plus il y a de codes et de règles, plus il est intéressant de les manipuler, de les twister.

En parlant de choses que l’on entend souvent, le nouveau fashion statement c’est d’ailleurs de dire que ces messieurs sont l’avenir de la mode. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Il y a quand même beaucoup de marge encore ! Mais c’est un phénomène incontestable à propos duquel il ne m’appartient pas d’être d’accord ou pas. A l’échelle mondiale, les hommes font beaucoup plus attention à leur look qu’il y a dix ans. Et c’est compréhensible : sur le simple plan de la séduction, les femmes sont bien plus autonomes aujourd’hui, elles doivent être séduites vu qu’elles n’ont plus besoin d’être entretenues par leur compagnon ! Dans l’environnement professionnel aussi, les employeurs ont le choix.

Comment faites-vous pour jouer la carte de l’héritage français tout en réussissant à convaincre dans le monde entier ?

Ça ne fonctionne pas comme cela. Je ne dessine pas de collections  » à la française « , j’aurais bien du mal d’ailleurs à définir ce que cela pourrait bien vouloir dire. Et je ne sais pas non plus a priori ce qui plaira en Asie, en Chine. Je dois toujours avoir conscience que je travaille pour un public mondial… qui voyage en plus énormément. S’il me prenait l’envie de créer des vêtements tout spécialement pour la Chine, par exemple, qu’en serait-il de tous ces Chinois qui font leur shopping en Europe ? Ça ne tiendrait pas la route. Etant donné que je sais que la marque est disponible dans le monde entier, il faut que l’offre soit diversifiée.

La maison n’a pas d’archives Homme datant de l’époque de monsieur Dior car il n’a jamais conçu lui-même de collections masculines. Est-ce plus libérateur qu’insécurisant ?

Je me suis posé la question en arrivant ici, il y a huit ans. Quel devrait être le positionnement d’une division Homme dans une maison de couture parisienne ? J’ai choisi la voie d’un luxe honnête et j’ai décidé d’entamer une vraie recherche sur la qualité et le confort, des notions qui sont la signature de notre esprit  » tailleur « . Ainsi naissent des pièces faisant rimer exclusivité et créativité. Quant à monsieur Dior, s’il n’est pas une source d’inspiration directe – aucune inspiration ne peut être littérale -, il demeure cependant un point de référence. Ainsi, l’été dernier, son écriture est devenue un motif d’imprimés. Et cet hiver, les pin’s de fleurs séchées portés aux revers des vestes sont un clin d’oeil contemporain à son amour des fleurs tout autant qu’à son élégance très bourgeoise.

Vous avez parlé de confort. Est-ce une notion plus importante aux yeux des hommes que des femmes ? Accepteraient-ils moins facilement de souffrir pour être beaux ?

On ne peut pas non plus généraliser. Certains sont indiscutablement prêts à faire de réels efforts pour soigner leur look. Ceux-là sont passionnants, ils me font avancer. Cela étant, il est vrai que ce sont les hommes  » classiques  » qui mettent des costumes tous les jours pour aller travailler alors qu’il faut bien reconnaître que ce n’est pas vraiment un vêtement propice à une vie dynamique. C’est cette contradiction, assez étrange quand on y pense, qui m’a poussé à faire des recherches pour l’assouplir, pour le rendre plus confortable justement. Et cela, c’est stimulant sur le plan technique.

Il se dit que vous vous évadez loin après chaque défilé. Un besoin vital ?

Oui, bien au-delà de l’aspect personnel d’ailleurs, de l’envie de découvrir d’autres cultures et d’aimer voyager tout simplement. C’est par ailleurs pour moi une façon de quitter Paris – même si je m’y sens très bien – et de prendre de la distance par rapport à ce microcosme qui peut avoir tendance à vous couper du reste du monde. D’un point de vue bien pragmatique d’ailleurs, c’est un bon moyen de se rendre compte à quel point il peut faire chaud en Chine au mois de mai, par exemple !

Avoir du style, à votre avis, c’est inné ou acquis ?

Je suis convaincu que l’on peut toujours s’améliorer mais j’ai bien peur malheureusement qu’il y ait toujours un fond inné. A mes yeux, quelqu’un qui a du style sait exactement ce qui lui va parce que tout ne va pas à tout le monde. Je me sentirais franchement ridicule dans certaines pièces que je crée et pourtant, j’imagine très bien que cela puisse aller à d’autres personnes. Un homme élégant se connaît surtout très bien.

A quoi sert la mode, finalement ?

A embellir le quotidien. Encore plus en ces temps compliqués. Je sais que l’on peut trouver décadent de dépenser autant d’argent pour un défilé ou tout simplement pour des vêtements. Mais c’est indispensable, au même titre que toute autre forme de culture, car c’est là que se situe la frontière entre la civilisation et la barbarie. Je suis très reconnaissant d’évoluer dans un milieu privilégié, j’en ai pleinement conscience et je l’assume ! On n’insiste pas assez en Europe, en France en particulier, sur le fait que le secteur du luxe est créateur d’emplois. On lui reproche presque d’exister. J’ai la chance de pouvoir embaucher de nouvelles personnes tout le temps parce que la demande est là. Et de faire travailler des usines en Europe, en France et en Italie. Rares sont les entreprises qui peuvent encore le faire.

Vous parliez de culture à l’instant. Où situez-vous la mode par rapport à l’art ? Est-ce nécessaire de trancher, d’ailleurs ?

S’il est si difficile de trancher, c’est qu’une fois de plus, on ne peut pas mettre tout ce qui se fait dans le secteur sur le même pied. Certains défilés sont plus proches de la performance artistique que d’autres, en cela ils se rapprochent de l’art et c’est très bien comme cela. A l’inverse, vous avez aussi affaire à des collections purement commerciales et dans l’absolu, why not ? Je me rangerais plutôt dans le camp des arts appliqués un peu comme le design : il y a une vraie démarche artistique dans mon travail, un concept, une idée. Mais ce que je fais reste utilitaire.

Vous avez annoncé il y a quelques mois que vous suspendiez les activités de votre propre marque KRISVANASSCHE, lancée il y a dix ans. Cela n’a pas dû être une décision facile à prendre…

Pendant tout ce temps, je m’y suis consacré corps et âme, c’était mon bébé, mais cela faisait quelques années que la situation était devenue difficile. J’aurais pu faire entrer des investisseurs dans le capital mais je n’étais pas complètement à l’aise avec cela. Donc j’ai préféré mettre ce projet entre parenthèses jusqu’à ce que je me trouve face à une proposition avec laquelle je me sentirais mieux. Je continue à croire qu’il y a un besoin, une place pour les jeunes marques. D’abord parce que l’intérêt pour la mode masculine va croissant, mais je pense surtout que ce sont les petits qui font bouger les grands. Malheureusement, c’est plus que jamais compliqué pour un label indépendant de survivre. Et survivre ne me suffisait plus. Il faut également réussir à grandir car il n’y a rien de pire dans la mode et dans la vie que le statu quo.

Avoir une griffe à son nom, est-ce le rêve de tout jeune qui étudie la mode ?

Les autres je ne sais pas. Moi, je cherchais un moyen de m’exprimer sur le plan créatif. Je n’imaginais pas forcément qu’un jour je lancerais ma marque. Je pense ne jamais avoir eu un ego surdimensionné au point de ressentir le besoin d’avoir mon nom sur des façades de boutique ! On m’aurait donné l’occasion de reprendre une petite maison existante, je l’aurais fait. Mais j’ai été heureux quand l’occasion s’est présentée. C’est arrivé au bon moment, quand je me sentais frustré dans mon rôle d’assistant. J’ai alors pu réellement m’exprimer.

Il y a plusieurs Belges chez Dior – Raf Simons pour les collections Femme, Peter Philips au maquillage, Willy Vanderperre pour les campagnes -, est-ce qu’un vent de belgitude souffle sur la maison ?

Je pense que c’est un hasard que nous soyons tous belges, je n’imagine pas monsieur Arnault (NDLR : propriétaire du groupe LVMH) ni monsieur Toledano (NDLR : PDG de Christian Dior Couture) engager quelqu’un sur la base de son passeport. Ils ont choisi des talents, c’est tout. Bien sûr, cela nous amuse. Peter est un de mes grands amis, il faisait déjà les maquillages de mes collections lorsque j’étais étudiant. Je suis content pour lui qu’il soit chez Dior. Raf et moi, nous nous sommes peu croisés à Anvers, parce que nous n’étions pas exactement de la même génération et il n’a pas fait l’Académie. Je suivais évidemment son travail que j’admire beaucoup, et il le sait. Ce qu’il est parvenu à mettre en place chez Dior Femme en peu de temps est un succès. Quand Raf vient voir mon défilé, cela me fait plaisir. J’irai d’ailleurs voir son prochain show (NDLR : l’entretien a eu lieu juste avant la semaine de la haute couture). Si je travaille avec Olivier Rizzo et Willy Vanderperre pour mes campagnes depuis des années, ce n’est pas parce qu’ils sont belges mais parce que nous partageons la même sensibilité. Cette histoire de courant belge m’a toujours parue très étrange, déjà lorsque l’on parlait des Six d’Anvers. Il suffisait de regarder la différence entre le travail de Walter Van Beirendonck et Ann Demeulemeester pour savoir que l’on ne pourrait pas les mettre dans le même sac.

Ce qui vous est arrivé, tout votre parcours, vous en rêviez, il y a vingt ans ?

J’en rêvais oui, ce serait faux de prétendre le contraire. Sans m’autoriser pour autant à croire que ce soit possible.

Vous êtes heureux, donc ?

Oui, je suis heureux.

Si c’était à refaire, changeriez-vous quelque chose à votre parcours ?

Je viens de vous dire que j’étais heureux donc a priori non. Cela ne veut pas dire pour autant que je n’ai pas fait d’erreurs, j’en ai fait plein. Ce qui a fait ma force et ma faiblesse, c’est sans doute d’être entré à l’Académie, d’avoir commencé à travailler et d’avoir lancé ma marque aussi jeune. Si je devais refaire le même parcours aujourd’hui je me tromperais moins, c’est évident. Mais je ne regrette rien. Car je suis très heureux d’être là où je suis.

Comment voyez-vous la suite de votre carrière ?

Je n’en suis qu’au début. J’espère pouvoir continuer à faire ce que j’aime le plus longtemps possible. Je vis de saison en saison, je ne me pose pas la question de ce que je ferai dans cinq ans, on verra bien. Ce qui compte maintenant, c’est de travailler sur le prochain défilé de janvier.

PAR ISABELLE WILLOT

 » A l’échelle mondiale, les hommes font beaucoup plus attention à leur look qu’il y a dix ans.  »

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