Dans les paysages somptueux de la Papouasie occidentale (Irian Jaya), en Indonésie, la petite Mésèrè nous révèle son univers déroutant et fascinant, avant de nous convier à une fête majestueuse où paradent des milliers de Papous parés pour une illusoire guerre tribale.

Blottie au coin du feu, quémandant un peu de chaleur, Mésèrè semble perdue dans un songe mystérieux. Comme toutes les filles de sa tribu, cette enfant de Papouasie ne porte que le kem pour tout vêtement. Cette délicate minijupe de fibre végétale ne la protège quasi pas des morsures du froid régnant dans les montagnes, dès le coucher du soleil.

Dans ce coin du Pacifique Sud, à 1 800 mètres d’altitude, l’ardeur du soleil paraît vaincue par les hauteurs de la cordillère centrale de l’île de Nouvelle-Guinée. A tel point que le mont Puncak Jaya, culminant à 4 884 mètres, s’enorgueillit de neiges éternelles. Les yeux pétillants de Mésèrè n’ont pourtant jamais contemplé cette montagne mythique, trop éloignée de sa vallée. A 8 ans, elle n’a guère été au-delà du pont de lianes qui enjambe la rivière, à quelques kilomètres de Pronggoli, le village qui l’a vu naître.

Le territoire de l’ethnie Yali à laquelle elle appartient est une région faite de hautes montagnes couvertes de forêt vierge. Les vallées profondes paraissent avoir été taillées à coups de hache par quelque dieu fou, et de loin en loin apparaissent des villages de huttes rondes, arrimés comme par miracle à des pentes vertigineuses. Mésèrè parcourt cet univers d’un pas joyeux, sans jamais en dépasser les limites. Pourquoi les franchir ? Pour les Yalis, l’inconnu peut être dangereux. Le soir, à la veillée, elle écoute les vieux qui racontent :  » Autrefois, nous nous battions avec les gens du village voisin d’Anggruk. Si l’un des leurs était tué, nous le ramenions pour le manger. C’était une grande fête. Mésèrè acquiesce à ce récit, son sourire impénétrable découvrant alors une rangée de dents blanches contrastant avec sa peau couleur café. Elle sait que ces histoires font partie d’un passé révolu, vieux de trente ans. Une éternité, quand on n’est guère plus haute que trois pommes.

Bien qu’aujourd’hui ces pratiques aient disparu, les rares étrangers qui entreprennent de longues et coûteuses expéditions pour découvrir ce fascinant bout du monde veulent croire à ce mythe du mangeur d’homme. Epris d’exotisme facile, ils raconteront dès leur retour en Occident leurs rencontres avec de prétendus  » guerriers anthropophages vivant à l’âge de la pierre « , accessibles qu’au prix d’exténuantes journées de marche dans des jungles étouffantes où les sangsues et la malaria font des ravages.

Le large sourire de Kaleb, l’oncle farceur de Mésèrè, dément ces terribles images. Pour mieux souligner son statut d’intellectuel (Kaleb a fait des études supérieures à Jayapura, la capitale provinciale), il porte des vêtements  » à l’européenne « . Il cache dans la poche fessière de son jeans troué un antique jeu de domino. Lorsqu’il joue, entre deux éclats de rire, il chante des cantiques chrétiens tout en s’évertuant à battre ses adversaires. Bon perdant, il ne se départit jamais de sa bonne humeur. Un matin, divine surprise, Kaleb se présente à notre porte, arborant la sabiap, tenue traditionnelle des hommes de sa tribu : une armure de rotin lui enserrant le corps de la poitrine au bas ventre, d’où jaillit une longue et orgueilleuse humi, étui pénien magnifiant sa virilité. Par coquetterie, il y avait accroché des fils de coton violets.

Se faisant, Kaleb offre l’étonnant contraste d’un homme naviguant entre deux mondes. Jusqu’aux années 1960, le pays yali était inviolé. Puis les missionnaires sont arrivés avec des idées aussi neuves qu’étrangères, faisant presque disparaître en moins d’une génération la religion traditionnelle, une vision du monde unique et originale. Mais personne ne semble regretter le temps où l’on craignait les fantômes et les guerres tribales faisait partie du quotidien. Dans ce pays yali où il n’y a ni route, ni aucun véhicule, pas même une bicyclette, les religieux ont aménagé un réseau de pistes d’atterrissage permettant à leurs avions d’atteindre chaque village important.

Une fois par semaine, un petit Cessna de la MAF (Missionnary Aviation Fellowship) se pose sur la courte piste herbeuse de Pronggoli. Mésèrè ne raterait sous aucun prétexte l’atterrissage et le décollage de l’oiseau blanc piloté par un Hollandais. Les passagers, des notables, des étudiants universitaires, des chefs papous en complet-veston ou des agents du gouvernement indonésien composent la faune étrange et bizarrement habillée que Mésèrè découvre avec un intérêt toujours renouvelé.

Traditions millénaires

A part cet événement ponctuel, la petite fille des montagnes vit dans un univers clôt et rassurant. Suènohè, sa maman veille sur elle. La nuit, elles dorment ensemble avec les deux petites soeurs Mahonkèh et Isalina dans la hutte réservée aux femmes. Le grand frère Mèsèlek dort déjà dans le yohi, la maison des hommes. Quand elle était petite, Mésèrè y allait parfois. Les hommes y fumaient du tabac et discutaient sans cesse de la coutume ou des affaires de famille. Mais depuis qu’elle devient aux yeux des siens un petit bout de femme, cette espace est devenu tabou. Mésèrè ne fréquente pas l’école du village. Elle prend tout le temps de rêvasser ou d’accompagner sa mère dans les champs pour y récolter les patates douces. Ici, on ne mange quasiment que cet aliment, simplement cuit sur les braises. Depuis 9 000 ans, les Papous sont de remarquables agriculteurs maîtrisant parfaitement les techniques d’irrigation les plus complexes. Leurs jardins sont soignés avec une méticulosité perfectionniste. La fillette apprend aussi à soigner les cochons, animal particulièrement chéri des montagnards. Chouchoutés, dorlotés comme des petits chiens, les porcelets suivent les femmes en trottinant, débordant d’affection et de reconnaissance. Jusqu’au jour où ils seront sacrifiés à l’occasion d’une grande cérémonie.

Dès 9 heures ce matin, des Yalis aux corps peints ont investi le village. Puis ils ont abattu les porcs qu’ils avaient apportés avec eux. Les hommes ont découpé d’énormes quartiers de viande, leurs épouses préparant des fours mélanésiens, cavités tapissées de feuilles de bananiers et emplies de viande et de pierres brûlantes. La montagne résonne d’envoûtantes mélopées, d’abord lointaines, puis de plus en plus proches. Ensuite, des milliers de Papous enthousiastes, parés de plumes d’oiseaux de paradis, armés d’arcs et de flèches, ont déferlé dans un grondement de tambours et de cris. Hommes, femmes et enfants dansent, les guerriers faisant claquer la corde de leur arc, créant un climat de fête et de tension. Des chefs ont pris la parole, parlant de dignité, d’indépendance, de la fin de la répression indonésienne. De l’avenir de Mésèrè, en quelque sorte. Vint enfin le moment de festoyer. Patates douces, légumes et viande grasse et juteuse ont régalé les participants de ce festival en l’honneur d’une valeur universelle : la liberté.

Mésèrè est peut-être trop petite pour comprendre le pourquoi de ce rassemblement. Ce soir, elle s’endormira tout simplement, l’esprit en paix , enivrée par la beauté des rythmes, des chants et des reflets des plumes d’oiseaux de paradis.

Reportage : Paul Lorsignol/Planet Pictures

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