Malgré la désertion d’Alexander McQueen, Hussein Chalayan ou Matthew Williamson, Londres n’a rien perdu de son énergie créatrice. Avec ce soupçon d’excentricité

qui n’appartient qu’à elle, la capitale de l’élégance masculine oscille plus que

jamais entre tradition et avant-garde.

Parcours trendy dans les rues de Londres.

(1)  » Fuchsia Haze « , in  » Dazed & Confused « , octobre 2001.

(2) Stéphane Marchand,  » Les Guerres du luxe « , Fayard, 2001.

Il y a comme un petit air de provoc, ces jours-ci, dans les vitrines de Conduit Street. Moschino aligne quatre silhouettes en plastique souple sur autant de tables à repasser. Gibo présente une robe et trois chaussures dans un décor de cassettes, de tubes de peinture et de boîtes en carton ondulé. L’art de ne rien dévoiler ou presque. De la rue, on ne voit pas grand-chose non plus du nouveau complexe gastronomique de Mourad Mazouz, déjà propriétaire du très réputé Momo à Londres et du 404 à Paris. Ouvert depuis quelques mois à peine, Sketch ne désemplit pas. Cet espace immense, éclaté entre un restaurant, deux bars, un salon de thé, une librairie, une galerie destinée à des performances vidéo (lire aussi Weekend Le Vif/L’Express du 7 février dernier), est l’une des adresses les plus branchées du moment. Sans réservation, point de salut !

Conduit Street, dont déguerpissent progressivement les compagnies aériennes qui y avaient élu domicile, bruisse de l’agitation distinguée de New et Old Bond Street, ses voisines. Gucci, le chausseur Tod’s, le bijoutier Asprey y préparent l’ouverture de nouvelles boutiques, Alexander McQueen a devancé tout le monde en ouvrant ses portes sur  » Bond « , le 17 mars dernier. Le flagship store de Stella McCartney campera dans Bruton Street d’ici à quelques mois. Garrard, bijoutier de la Couronne, a inauguré le sien dans Albemarle Street, en septembre dernier. Ses vitrines, zébrées de lignes rose fluo, envoient un signal résolument moderne. Normal : la vénérable maison a embauché comme directrice de la création Jade Jagger, dont tout le monde sait qu’elle est la fille de Mick et dont plus personne n’ignore qu’elle porte des petites culottes PPQ.

Les duos de l’avant-garde

PPQ ? L’un de ces labels alternatifs qui font vibrer la London Fashion Week. C’est un curieux phénomène : la nouvelle génération de stylistes londoniens officie généralement par paires. Brian Kirkby et Zowie Broach se cachent derrière Boudicca (qui habille Björk), Aaron Sharif et Sachiko Okada derrière Blaak, Antoni Burakowski et Alison Roberts derrière Antoni & Alison (qui plaît furieusement à Nicole Kidman, Madonna et Kate Winslet), Tamara et Natasha Surguladze derrière Tata-Naka (qui a séduit Cameron Diaz et Julianne Moore), Mark Eley et Wakako Kishimoto derrière Eley Kishimoto, grand spécialiste de l’imprimé chez qui s’approvisionnent McQueen, Chalayan, Versace ou Jil Sander.  » Londres est la capitale de la créativité par excellence. Aucune autre ville n’offre un environnement aussi idéal pour permettre à un jeune créateur de donner toute la mesure de son talent « , assure Franco Pené, président de l’entreprise italienne Gibo, qui a fabriqué et produit la collection d’Alexander McQueen jusqu’à son recrutement par Gucci et compte un certain nombre de  » poulains  » britanniques ( lire aussi Weekend Le Vif/L’Express du 28 février dernier). Franco Pené a d’ailleurs confié la création de sa propre ligne de prêt-à-porter à l’artiste londonienne Julie Verhoeven, qui vient de présenter sa deuxième collection à la London Fashion Week.

C’est à Shoreditch, ancien quartier industriel de l’est londonien en pleine effervescence immobilière, qu’on retrouve le duo de PPQ, Percy Parker et Amy Molyneaux. Une petite pièce sans fenêtres, au fond d’un rez-de-chaussée superencombré, leur tient lieu de bureau, de salle de réunion et de studio de création. Lui : 35 ans, une chemise en vichy bleu ciel et des baskets Adidas. Elle : 26 ans, une tenue sage et des ongles striés, selon la main, de vernis bleu ou noir. Mis sur pied en 1992 par un groupe d’amis, PPQ a officié dans le monde de l’art, de la musique et des boîtes de nuit avant de se tourner résolument vers la mode. Le credo de Percy et Amy est d’une simplicité biblique :  » Nous créons pour nous.  »  » De cette façon, lance le premier, nous faisons l’économie de coûteuses études de marché !  » Cela donne une collection résolument moderne, mais sans extravagance, destinée aux deux sexes, avec, pour ce printemps-été, une bonne dose de rouge flamboyant et de rayures blanches et noires. PPQ possède aussi une ligne de lingerie et propose, via son site Web ( www.ppqrecords.com), des petites culottes personnalisées à 70 euros la paire û celles-là mêmes qui ont séduit Jade Jagger avec un look très  » barboteuse « .

Les créations de Percy Parker et Amy Molyneaux sont vendues chez Selfridges à Londres, chez Henri Bendel à New York, chez Shine et au Bon Marché à Paris. Une collection spéciale sera aussi distribuée, cet été, par Topshop, l’enseigne des jeunes branchés londoniens, qui pratique une politique de prix agressive et appuie différents créateurs du cru. Mais c’est au Japon surtout que le duo fait un malheur : PPQ y est représenté dans une soixantaine de boutiques et  » les affaires marchent sans que l’on doive y investir trop de temps et d’énergie « , commente Amy Molyneaux. Le tandem a racheté une usine de confection à Nottingham û black-out complet sur le montant des ventes et des investissements û, et tient par-dessus tout à son indépendance et considère comme

une  » saine ambition  » de vouloir défiler un jour à Paris ou à New York.

Gare aux copieurs !

La désertion d’Alexander McQueen, Hussein Chalayan et Matthew Williamson, happés par les podiums parisiens ou new-yorkais, a porté un rude coup à l’image fashion de Londres. Maria Grachvogel, star montante de la mode londonienne, qui habille les femmes de robes sensuelles dans sa boutique de Sloane Street, a, elle aussi, fait faux bond à sa ville natale pour présenter sa collection printemps-été 2003 au Carrousel du Louvre, à Paris. Bien sûr, il y a Paul Smith ( lire aussi son interview en pages 72 à 74), sans doute le meilleur ambassadeur de la mode britannique, mais, dit-il,  » sa présence à la London Fashion Week est  » un pur geste de patriote « .

Londres n’en a cure, elle s’abreuve de sang neuf. Et les fashionistas attendent avec impatience l’inauguration, maintes fois reportée, du Fashion and Textile Museum, dont la façade orange et rose électrise Bermondsey Street et ce quartier dévasté de la rive sud de la Tamise. Imaginé par Zandra Rhodes, égérie des années punk devenue un clone de Barbara Cartland, le Fashion and Textile Museum ouvrira finalement ses portes le 12 mai prochain, avec une exposition prestigieuse intitulée  » My favourite dress « . Septante-deux créateurs, de Giorgio Armani à Matthew Williamson en passant par Alber Elbaz (Lanvin), John Galliano (Dior), Paul Smith, Emmanuel Ungaro et Dries Van Noten, ont confirmé leur participation à l’événement. Chacun d’entre eux a expédié à Zandra Rhodes le vêtement qu’il préfère en motivant son choix.

Le Fashion and Textile Museum a été aménagé sur 5 000 mètres carrés, dans une optique très futuriste, par l’architecte mexicain Ricardo Legorreta. Pour Zandra Rhodes, la soixantaine résolument teintée de fuchsia, c’est un rêve qui prend enfin corps. Son fonds personnel compte quelque 3 000 vêtements représentatifs de la mode des années 1950 à nos jours, mais le musée se veut aussi une rampe de lancement pour les jeunes designers. Zandra Rhodes, dont la collection printemps-été 2003 pend chez Liberty, le vénérable grand magasin à colombages de Regent Street, redevient une source d’inspiration. Certaines créations en mousseline de soie de John Galliano et de Miu Miu ( NDLR : la seconde ligne de Miuccia Prada) présenteraient une étrange ressemblance avec des pièces plus anciennes de Zandra Rhodes (1).

Les copieurs n’ont pas fini d’écumer Londres. Paul Smith, qui critique vertement cet  » espionnage industriel « , les voit passer quand il officie, le samedi après-midi, dans sa maison-boutique de Notting Hill. Ils se promènent sur Portobello Road, traquant les nouvelles tendances. C’est aussi à deux pas de là, sur Golborne Road, que Stella McCartney a acheté une église û aujourd’hui entièrement démantibulée û pour y installer son quartier général. C’est aussi à deux pas de là que se trouve Rellick, l’une des nouvelles adresses vintage de Londres. Gerry Richards, qui exploite, depuis trente-cinq ans, le magasin Cornucopia sur Upper Tachbrook Street, possède, lui, des centaines de robes, de chemisiers, de vestes, d’accessoires dont les plus anciens remontent aux années 1910-1920. Il y a du Givenchy, du Dior, du Courrèges… en rangs compacts sur leurs tringles, jusqu’au plafond. Une robe de soirée Lanvin se monnaie 50 euros, les tenues les plus sophistiquées grimpent jusqu’à 560 euros. Les mères comme les filles viennent chercher leur bonheur dans cette caverne d’Ali Baba pour une virée haut de gamme ou une soirée à thème.

La vague  » brit chic  »

Londres brasse les genres comme nulle autre capitale. Imaginerait-on ailleurs qu’ici une vendeuse affichant une crinière bien rouge dans un grand magasin (Liberty pour ne pas le nommer) encore plus vieux que la défunte Queen Mum ? Entre tradition et avant-garde, bon et mauvais goût, chic et kitsch, Londres pirouette, balance, hésite. Prenez Savile Row, la mecque des tailleurs. Ici, les gens travaillent à l’entresol comme ils le faisaient déjà il y a des décennies. De gais lurons comme Alexander McQueen, qui avait cousu  » Je suis une foufoune  » dans l’ourlet d’une veste destinée au prince Charles du temps où Alexander officiait comme apprenti chez un fournisseur de la Cour (2), les respectables maisons de Savile Row n’en ont pas rencontré beaucoup. Et voilà que le gai luron est de retour ! Au début de l’année, il a signé un accord avec H. Huntsman and Sons, établi dans le quartier depuis 1849, pour la fabrication d’une collection de costumes et de manteaux sur mesure. Une dizaine de silhouettes qui devraient faire craquer des stars comme David Bowie. Taille étroite, revers larges, matières nobles, accessoires divins. Selon le  » Vogue  » britannique, le joaillier Shaun Leane va concevoir des boutons en or pour les vestes, mais aussi des épingles de cravates et des boutons de manchettes sertis de diamants.

Une concurrence sérieuse en perspective pour Ozwald Boateng qui, le premier, a fait trembler sur ses bases le cercle un peu poussiéreux des tailleurs de Savile Row. Il a habillé Antony Hopkins pour  » Hannibal « , Tom Jones pour les Brit Awards 2002 ou Adrien Brody, césar du meilleur acteur pour  » Le Pianiste « , de Polanski. Daniel Day Lewis et Spike Lee comptent parmi ses plus fidèles clients. Ozwald Boateng, 34 ans, d’origine ghanéenne, mixe la tradition anglaise et l’exubérance africaine. Soigneusement alignés dans sa spacieuse boutique de Vigo Street, les costumes griffés Boateng vont du beige au noir, en passant par le rouge, l’orange et le jaune tournesol. Flashant ! Aston Craig, retail manager de Bespoke Couture Ltd, chemise prune sous un costume cyan, accueille les clients d’un  » Hi friend  » chaleureux. C’est samedi après-midi : la boutique ne désemplit pas. Ici, les costumes coûtent entre 1 400 et 1 750 euros sans les retouches. Il faut compter plus du double (prix de base) pour un costume intégralement fait sur mesure, ce qui suppose quelques séances d’essayage dans l’élégant salon privé d’Ozwald Boateng au n° 12A de Savile Row û juste au-dessus du Belge Scabal.

Face à cet affairement général, les marques les plus respectables de la vieille Angleterre ont décidé de redorer leur blason. Déclinant leurs racines sur un mode plus contemporain, elles repartent à la conquête de l’élégance et des marchés internationaux. Une vague  » brit chic  » qui n’en est encore qu’à ses débuts. Dans sa boutique d’Albemarle Street, parallèle à Old Bond Street, le joaillier Garrard opère une diversification dans le vêtement pour accroître sa notoriété. Certes, pas n’importe quel vêtement : ses jeans sont brodés d’or et de perles, ses robes alourdies de chaînes en or et ses chaussures décorées d’améthystes. Une autre façon de faire de la joaillerie ou de la couture, c’est selon. Délaissée dans les années 1990, Pringle of Scotland refait également parler d’elle. Née en 1815, spécialisée dans le cachemire, cette  » vétérane  » de la mode britannique défile désormais à la London Fashion Week avec une ligne complète de prêt-à-porter. Côté féminin, les twin-sets sont revisités avec sex-appeal, les shorts se portent ultracourts et les décolletés deviennent vertigineux. Voilà donc Pringle portée par Madonna et Claudia Schiffer mais aussi, dans les rangs masculins, par Robbie Williams, David Beckham et Tom Hanks.

Sous la houlette de l’Américaine Rosemarie Bravo, Burberry a effectué un come-back plus spectaculaire encore ; au point que l’entreprise se soit autorisée une cotation à Londres en pleine déprime boursière. A l’origine de Burberry’s (dont Rosemarie Bravo a sucré la terminaison finale), il y a l’invention du pardessus de toile parfaitement imperméable par Thomas Burberry en 1856. Aujourd’hui, grâce à un bikini porté par Kate Moss, la marque est universellement plébiscitée. Un deuxième flagship store a été ouvert à Londres (Brompton Road), en novembre dernier ; deux autres ont vu le jour à Barcelone et à New York durant l’année écoulée. L’entreprise a planifié l’ouverture d’une boutique à Milan pour la fin 2003.

Sur New Bond Street, quelques vitrines seulement séparent Burberry de son compatriote Mulberry, spécialisé au départ dans la maroquinerie, identifiable grâce à son emblème de mûrier. Certaines méchantes langues attribuent à Mulberry un passé centenaire, mais l’entreprise fondée par Roger Saul, dans le Somerset, n’affiche que 32 printemps. L’entreprise a connu un grand creux durant la dernière décennie au point que ses résultats plongent dans le rouge et que son actionnaire singapourien Challice Ltd contraigne Roger Saul, fin 2002, à abandonner la direction des opérations (il conserve uniquement la présidence de l’entreprise). Martin Mason, 40 ans, ex-Pringle, a été embauché comme directeur des ventes et du marketing avec une mission précise : aligner Mulberry internationalement parmi les plus grands noms du luxe. Après le  » reciblage  » du marché européen (nouvelles boutiques à Londres, La Haye, Copenhague et Saint-Pétersbourg), Mulberry va donc s’attaquer aux marchés japonais (dans les douze mois qui viennent) et américain (au deuxième semestre 2004).  » Nous incarnons le bon goût, la qualité et le glamour typiquement britanniques. Il n’y a jamais eu, dans la perception de la marque, une association entre classique et ennuyeux. Mulberry a toujours conservé un côté désirable « , professe, avec conviction, Martin Mason.

L’un des signes précurseurs de ce renouveau est la collaboration de Mulberry avec la créatrice britannique Luella Bartley. Cette dernière avait sollicité du maroquinier quelques sacs originaux pour ses défilés de New York en février et septembre 2002. Ils ont séduit Kate Blanchett et Kim Catrall et hop, l’affaire était dans le sac. La mini-collection  » Mulberry for Luella « , avec ses modèles rose bonbon, jaune citron et bleu tendre (ou un mélange des trois), figure, à coup sûr, parmi les indispensables de l’été.  » Hurry up !  » Il faut passer commande û dans une boutique Mulberry ou sur Internet (www. mulberry.com) û et la liste d’attente s’allonge, s’allonge, s’allonge… Mais Mulberry ne s’arrête pas là. L’entreprise a confié à Nicholas Knightly la direction de la création pour les accessoires et le prêt-à-porter hommes et femmes, qui a connu un fort développement ces dernières saisons (il représente aujourd’hui un cinquième du chiffre d’affaires).

Venu de l’univers de Margaret Howell, Nicholas Knightly n’apposera réellement sa marque sur les collections de prêt-à-porter qu’à partir de l’automne-hiver 2003. Déjà exposées dans les élégants showrooms de Mulberry, sur Bond Street, celles-ci annoncent un fameux tournant dans l’esprit et dans le style ! Objectif avoué : ramener le c£ur de cible dans la tranche 25-35 ans. C’est aussi cette clientèle que vise Mulberry au travers de ses accessoires techniques en cuir : étuis pour lecteurs de CD et DVD portables, support pour la console de jeux Microsoft Xbox, livrée en cuir noir pour un téléviseur Sharp avec écran à cristaux liquides (modèle spécial destiné à Mulberry), étui pour le Compaq iPAQ, etc.  » Ces produits jouent un rôle important dans le positionnement innovant de Mulberry. Very chiiiiic « , pointe Martin Mason, lui-même très  » brit chic « .

Chantal Samson

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