La pizza est une légende à elle toute seule. Un monde, une folie. Pizza du midi à emporter ou pizza du soir. Vraie pizza napolitaine, pizza chic ou pizza maison, elle change tout le temps… et reste la même. Un rayon de soleil en hiver.

Elle apparaît dans l’Ancien Testament sous la forme d’une modeste galette d’orge et au temps des fouaces grecques et romaines, parée d’un peu d’huile d’olive, de lard, de graines  » qui se trouvaient là  » ou de brindilles de romarin mêlées aux pépites de gros sel. Sa naissance vers le milieu du xvie siècle serait napolitaine. Avant l’introduction de la tomate, importée du Mexique, la pizzella est blanche,  » sucrée ou pas  » comme l’échaudé et décorée de  » choses diverses « . Cuite au four, un four très chaud, quelques minutes seulement, elle peut être aussi frite et rissolée à la poêle. Elle se distingue alors à peine des innombrables variétés de  » pains assiettes  » et autres  » mets de nécessité  » que l’on prépare de Palerme à Gênes pour servir de base au repas du jour et que la mode des crostini a fait revivre. Qu’on la nomme schiacciata, torta, tourte, ou focaccia, fougasse, saupoudrée de sel, fourrée à la soppressata (un salami à base de bris de porc cartilagineux), il s’agit toujours d’une pâte à pain sur laquelle on a ajouté les produits du cru : anchois, sardines, olives, champignons, oignons et fromage, avant de mettre au four. Au vrai, son invention est plus tardive.

Certains la font remonter vers 1660 où une ancêtre tantôt sucrée et garnie d’amandes, tantôt salée et tartinée de saindoux, fromage (le mastunicola, le provola rebondi et à pâte tendre ou le rude caciocavallo ) et jonchée de basilic, revendique le titre de première vera pizza napoletana . D’autres en font une création du xixe siècle. Querelle de religion toujours ouverte. Une chose est sûre, à la fin du xviiie siècle, Naples compte plus d’une trentaine de pizzerias comme la maison Brandi fondée en 1780, une simple salle donnant sur le four à bois, construit en briques réfractaires ou en pierres, cathédrale au profil bombé où les garçons de course et le petit peuple des lazzaroni viennent faire provision pour quelques sous de bianca fumante. Dans la ville, les peintres croquent au passage les vendeurs ambulants, le plateau à pizza, la stufa, en équilibre instable sur la tête. La pizza blanche doit bientôt partager la vedette avec la rossa qui aurait emprunté au macaroni à la sauce tomate, mets beaucoup plus riche que l’on mange à table, sa garniture fauve. Le génie baroque des Napolitains va avoir vite fait d’introduire toutes sortes de variantes dans ce nouveau mets populaire.

Alexandre Dumas, dans Le Corricolo, écrit à Naples en 1843, s’émerveille de cette profusion soudaine :  » La pizza est à l’huile, la pizza est au lard, la pizza est au saindoux, la pizza est au fromage, la pizza est aux petits poissons ; c’est le thermomètre gastronomique du marché… « , écrit-il, mais il conclut sa description sur une fausse note :  » … on ne peut pas avaler une pizza sans risquer la suffocation « , qui laisse à penser que la  » Napo  » était, à ses débuts comme aujourd’hui, parfois mal cuite et peu digeste, un vrai estufagari . Ce n’était sans doute pas l’avis, plus politique que culinaire, de Margherita, l’épouse d’Umberto Ier de Savoie qui, en visite à Naples, un jour de 1889, tout à son désir de gagner l’amitié des Napolitains, déclara son amour pour la pizza rossa . Un pizzaiolo astucieux créa pour elle une pizza patriotique en hommage au drapeau de la nouvelle Italie :  » rouge avec la tomate, verte avec le basilic, blanche avec la mozzarella « . La pizza se répand alors dans tout le pays en dépit de la résistance du Nord, accommodée à la tradition locale, comme à Rome où elle est vendue au poids, à la coupe et où elle prend une forme rectangulaire, garnie parfois de pommes de terre en fines lamelles, ce qui dut ajouter aux railleries des Napolitains.

A Palerme où sa pâte, décorée d’anchois et de tomates, est plus épaisse et où la mozza est remplacée par le fromage du pays, elle prend des allures de Marinara relevée aux câpres. Dans le Latium, on la préfère avec de la ricotta et un £uf. En Sardaigne, avec des anchois et des sardines. Dans les Marches, on la prépare aux herbes. En Emilie-Romagne, la Gnoccata al pomodoro est une pizza rouge au lait et à la semoule sur laquelle on jette les  » flocons de neige  » du parmesan. Sur la côte ligure, la pizza all’Andrea est parsemée d’oignons, d’anchois, de tomates, de basilic et d’olives.

L’immigration italienne exporte la pizza vers New York, où elle est considérée comme un mets  » romantique  » et vers Marseille où les Siciliens et les Campaniens arrangent le plat national à la sauce provençale. Depuis que les frères Lorenzo y ont ouvert un laboratorio (l’ancêtre de la pizzeria, avec son four) en 1885, Little Italy compte au tournant du xxe siècle plusieurs pizza parlors , et sur le vieux port de Marseille, une cantine propose aux travailleurs une variante de la pizza bianca au fromage et aux anchois ou, suivant la saison, à la saucisse fraîche et à la marjolaine sauvage, avant de répandre la pizza rossa , qui semble avoir gagné la partie, sur toute l’Europe.

Dans Pizza connexion (CNRS Editions, 2007), Sylvie Sanchez décrit en détail ses aventures mondiales, notamment américaines, à l’heure où les chaînes de fast-food, de déclinaisons en déclinaisons, en ont fait un objet aussi improbable que le bagel-pizza, le burger-pizza, le couscous-pizza, le frites-kebab-pizza (si, si !) ou la ketchup-pizza des films gore. Pourtant, malgré son industrialisation, malgré les chaînes de grande distribution, malgré la  » pizza carton  » collante et lourde livrée à domicile, elle résiste à l’uniformité et à sa (mauvaise) réputation. Son triomphe n’a pas épuisé ses incroyables déclinaisons chics et rares ou ses versions plus authentiques. Elle se conjugue dans toutes les langues, toutes les religions. Elle est, sans changer de nom, catholique et napolitaine, hallal et kacher. Elle est sucrée, salée ou les deux à la fois comme dans le Luberon, où Isabelle Gouin la réinvente.

Au vrai, la pizza est une énigme. C’est miracle si son nom résiste encore à sa métamorphose. Son goût est celui de l’Italie et d’une petite ville perdue d’Amérique. Un vrai prodige. Pour l’accompagner ? Une bière glacée. Ou un vin rouge dans le genre charpenté comme le Rossese di Dolceacqua ou le Cerasuolo di Vittoria. Près de la mer, on l’arrose d’un blanc sec et un peu âpre comme L’Ortugo ou encore d’un vin vif et fruité comme le Castelli Romani, mais un Barbera jeune fera aussi bien l’affaire.

Carnet d’adresses en page 120.

Monique Duveau et Xavier Girard / Photos : Eric Morin

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