Débridée, décomplexée, foisonnante, la culture manga inspire les créateurs de mode. Les kimonos futuristes, les chapeaux casques et les uniformes intergalactiques pullulent cet hiver. Une saison tout feu tout (capitaine) Flam…

Des couturiers de premier plan qui habillent des stars de cinéma, ce n’est pas vraiment nouveau. Souvenez-vous, Richard Gere paradant en costume Giorgio Armani dans American Gigolo (1980)… Par contre, une grande dame de la mode qui dessine les vêtements d’une héroïne de manga, c’est déjà nettement plus inattendu. C’est pourtant par ce biais que Miuccia Prada fait aujourd’hui ses premiers pas sur grand écran. La créatrice italienne a en effet imaginé deux tenues très fashion (un ensemble  » casual  » et une robe de soirée) pour la redoutable Deunan Knute, le personnage principal du film d’animation Appleseed ex-machina, inspiré d’un célèbre manga, qui sort en salle ce mois-ci au Japon.

Prada au pays des mangas, voilà qui sonne très chic. Et qui confirme l’attrait que cette sous-culture ultrapopulaire au pays du Soleil-Levant exerce sur les créateurs de mode. Cet hiver, on devrait ainsi voir défiler dans nos villes des silhouettes guerrières aux lignes corsetées et graphiques tout droit sorties de cet univers débridé.

Mêlant avec espièglerie tradition (à travers l’imagerie du kimono) et modernité (pour le côté avant-gardiste), la  » mangattitude  » (ré)concilie les extrêmes. Et se joue des frontières habituelles. Ainsi, le look  » kawai  » ( » mignon « ) des soubrettes côtoie l’attirail kitsch des guerriers aux superpouvoirs dans la vaste galaxie manga. Signe des temps, certains, comme Gareth Pugh, Maison Martin Margiela ou Jeremy Scott, ont placé l’ensemble de leur collection sous le signe d’un rétrofuturisme ludique aux accents japonisants. Le premier à coups de geishas mutantes enrobées de lignes et de matières synthétiques, le deuxième avec un éventail d’uniformes affûtés aux incrustations fluo pour une armée intergalactique, le troisième en alignant des personnages de science-fiction très fifties.

Un succès… monstre

On trouvera par ailleurs l’une ou l’autre pièce faisant référence à l’esthétique manga dans presque tous les vestiaires cette saison. De ce pantalon en agneau brodé d’un visage coloré aux traits asiatiques (Jean-Claude Jitrois) à cette veste courte en crêpe (Dior) dérivée du costume japonais traditionnel en passant par ces chapeaux en feutre de laine à lamelles rabattables (Junya Watanabe) homologués pour les combats contre les monstres en tous genres… Une déclaration d’amour qui jouera les prolongations l’été prochain. Notamment sous la houlette de Balenciaga, dont les imprimés japonisants et les minirobes hyperstructurées ont fait forte sensation lors des derniers défilés parisiens.

Si la mode saute à pieds joints dans le monde pittoresque de la bédé made in Japan, c’est pour s’imprégner de sa fantaisie, de son audace et de sa créativité, symbolisée par ces adolescents déambulant dans le quartier branché d’Harajuku avec leurs costumes excentriques calqués sur les héros de manga. Mais c’est aussi pour ne pas être à la traîne d’un phénomène devenu furieusement tendance. Les manifestations consacrées aux maîtres de la discipline se multiplient d’ailleurs un peu partout chez nous. Quant à la jeunesse occidentale, elle vit à l’heure de cette  » pop culture japonaise  » qui englobe les mangas stricto sensu mais aussi ses innombrables produits dérivés (dessins animés, jeux vidéo ou merchandising). A l’image du chanteur du groupe allemand Tokio Hotel, dont le look gothique manga a galvanisé sa  » kolossale  » popularité.

Regards croisés

En ce moment même, le musée d’Art japonais de Bruxelles (1) rend hommage à l’un des samouraïs du trait, Jirô Taniguchi, à travers une exposition intitulée Quand le manga rêve d’Occident (voir aussi Le Vif/L’Express de cette semaine). Car si l’Europe cède aujourd’hui à la mangamania, la crème des dessinateurs de l’archipel n’a jamais caché sa fascination pour notre civilisation. Le graphisme hybride des BD japonaises emprunte ainsi autant à notre patrimoine pictural – il suffit de voir la forme arrondie des yeux – qu’aux estampes traditionnelles. Et ce qui est vrai pour la forme l’est aussi pour le fond. Les récits sont le plus souvent truffés de références, plus ou moins détournées, à notre background culturel. Y compris dans le domaine de la mode. Nana Osaki, une des figures clés de la série à succès Nana d’Ai Yazama ne jure par exemple que par Vivienne Westwood (créatrice qui avoue par ailleurs un faible pour la créativité nipponne)…

Au début de l’année, c’était le Centre culturel de l’ambassade du Japon de Bruxelles qui mettait à l’honneur le travail poétique et profond de Keiko Ichiguchi. Mais bien plus que les rétrospectives ou les prix prestigieux (dont le dernier cette année à Angoulême avec celui du meilleur album attribué à NonNonBâde Shigeru Mizuki, demi-dieu dans son pays), c’est surtout la manière dont le style manga a bouleversé le visage de la BD européenne ces dernières années qui est révélateur de l’influence, à l’échelle planétaire, de cette sous-culture.

En attirant l’attention des auteurs de BD de nos contrées sur la richesse d’une école longtemps boudée (quand le bulldozer Goldorak masquait les autres registres nettement plus subtils du genre), les trend-setters croisant en mer du Japon ont indirectement participé au renouveau du 9e art européen. On a ainsi vu se multiplier les cadrages audacieux, la narration graphique, le noir et blanc, le tout au service de préoccupations et d’histoires ancrées dans la réalité occidentale. Un joyeux métissage culturel dont certains, comme Baru, Varenne ou Moebius, ont su tirer le meilleur parti.

Objet de culte

La sphère d’influence des mangas ne s’arrête pas à la BD et à la mode. L’art contemporain, prompt à rebondir sur les phénomènes populaires émergents (comme il le fit déjà avec le pop art dans les années 1960) a aussi eu droit à sa part de gâteau. Et puisque l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, ce sont les artistes japonais qui les premiers ont embrassé la cause manga. De Takashi Murakami (l’un des plus cotés sur le marché de l’art) à Rei Sato, le manga-art comme on l’appelle puise son énergie, sa vitalité et surtout son culot dans ce chaudron incandescent qu’est la pop culture japonaise. Lui offrant par la même occasion une caisse de résonance, un supplément de buzz comme on dit un supplément de chantilly, qui va venir nourrir les fantasmes et l’imaginaire d’autres chapelles créatives également friandes de nouveautés, dont la mode bien sûr.

La boucle est bouclée. Prophète en son pays, le manga l’est aussi désormais hors de ses frontières. Certes, on est loin de la vénération quasi religieuse que lui vouent les Japonais. Là-bas, le manga, qui bat au rythme de la société à travers ses différents sous-genres, a son quartier (Akihabara, la Mecque des otakus, les drogués du manga), ses cafés, ses statues, ses musées, ses temples. Les Japonais respirent, jouent et rêvent manga. En tout cas la moitié de la population qui ne peut s’en passer. La mode s’abreuve aujourd’hui à cette fontaine de jouvence. A notre tour d’y plonger un doigt. Ou plus si affinités…

(1) Quand le manga rêve d’Occident, jusqu’au 6 janvier 2008, musée d’Art japonais, 44, avenue Van Praet, à 1020 Bruxelles. Tél. : 02 741 72 11.

Laurent Raphaël

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