Et de six! Il avait déjà trois macarons pour l’Auberge de l’Eridan, près d’Annecy. Il en décroche trois autres dans l’édition 2001 du Guide Michelin pour la Ferme de mon Père, à Megève. Le Savoyard Marc Veyrat devient ainsi le chef le plus étoilé au monde.

Il est vers les neuf heures du matin. Hervé Audibert entre dans la cour et gare sa 4 x 4. Il passe saluer Alain Rosset, le boulanger arrivé, lui, vers les quatre heures trente. Il enfile sa salopette et commence son travail quotidien : soigner les bêtes et nettoyer étables et écuries… Hervé Audibert se qualifie de maître d’hôtel, un métier qu’il a embrassé avec passion depuis son plus jeune âge. Fils d’agriculteurs provençaux, il est arrivé au milieu des années 1980 en Savoie, pour plonger dans l’univers de Marc Veyrat, le surdoué de la haute gastronomie. La complicité des deux hommes est maintenant totale. Et, fin 1999, lorsqu’il s’est agi de trouver un fermier pour soigner le bétail et la basse-cour de la Ferme de mon Père, le restaurant d’hiver de Marc Veyrat, à Megève, Hervé Audibert n’a laissé à personne le soin de cette tâche quotidienne, renouant sans peine avec des gestes familiers.

La Ferme de mon Père a obtenu 3 étoiles dans l’édition 2001 du Guide Michelin. Le restaurant d’été, l’Auberge de l’Eridan, à Veyrier-du-Lac, près d’Annecy, lui, conserve ses 3 étoiles décrochées en 1995. Cette double consécration fait de Marc Veyrat le chef le plus étoilé au monde.

Ode au passé

La Ferme de mon Père est donc une véritable ferme installée dans un restaurant. Tout convive qui franchit la porte de la salle à manger fait nécessairement un petit tour des lieux. Dolly, le cochon et les moutons sont vus d’en haut, au travers de grandes dalles rectangulaires en verre. Les poules s’endorment le soir derrière une autre vitre à un mètre d’une table, comme la vache et les chèvres de l’autre côté. Au passage, on découvre aussi les caves avec une très belle mise en scène de jambons au saloir et la cave à fromages, maintenue à température – comme dans la tradition – par la chaleur des moutons.

 » Ce bâtiment est un lieu de mémoire, la réplique exacte de la ferme de mon père, explique Marc Veyrat. Même volume, même architecture. Seulement chez nous, on avait quinze vaches, autant de chèvres, une vingtaine de moutons et sept ou huit cochons. Et puis, tout cet espace – Marc Veyrat désigne le vide qui s’envole vers la toiture – c’était le grenier à foin. Comme dans les chalets savoyards, il n’y a qu’un seul mur en pierre, celui qui sépare les pièces des hommes de celles des bêtes. La cheminée en bois de 9 mètres de hauteur – la bourne – est large parce qu’on devait pouvoir monter dedans avec une échelle pour accrocher et décrocher les fumaisons. »

D’autres se laissent volontiers tenter par la publication d’une biographie, prenant la forme de confidences recueillies par une main bienveillante. Marc Veyrat, le petit berger de Manigod arrivé à la cinquantaine, a construit son histoire à lui , en dur, dans un langage qui s’accorde à son tempérament de montagnard têtu.  » Tout avait et conserve une signification, poursuit-il. La série de cloches d’alpage qui pendent, c’était ainsi. Même, on en ajoutait quelques-unes. Comme ça, les voisins et les autres qui entraient chez vous pensaient que vous étiez plus riche, plus puissant qu’en réalité. Il y a aussi la chambre de devant. Celle dans laquelle aucun enfant ne pouvait entrer: elle était presque tout le temps fermée. Chaque famille avait son militaire ou son religieux. On lui gardait sa chambre. Moi, c’était un oncle, frère blanc au Liban. Si le petit atelier de boulangerie se trouve dehors, c’est parce que c’était comme cela dans chaque hameau de quatre ou cinq maisons, il y avait un four où chacun allait cuire le pain à tour de rôle. Il y a aussi la petite chapelle. Ici elle est dédiée à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. « 

Rien n’a donc été laissé au hasard, à commencer par le choix de Megève.  » J’avais besoin de retrouver mes origines en montagne, souligne Marc Veyrat. A vol d’oiseau, on est à dix kilomètres de chez moi, à la Croix-Fry, dans la chaîne des Aravis. Et puis, Megève est la seule station où les gens viennent pour autre chose que pour skier. Il y a de superbes parcours en raquettes, de merveilleuses promenades en traîneaux tirés par le fameux cheval de Megève. Ce village a une âme et une tradition gastronomique. Grosso modo nous emménageons ici, « en haut », à la Ferme de mon Père, début décembre et nous repartons fin mars. Les animaux nous suivent, ils passent l’été dans la ferme de mon cousin Simon. Toute l’équipe prend un mois de congé. Et nous recommençons « en bas » début mai, à l’Auberge de l’Eridan. « 

Heure d’été, heure d’hiver

Les bases de la cuisine signée Marc Veyrat sont immuables. Il affirme souvent – avec raison ! – :  » J’avais trente ans d’avance.  » Outre l’utilisation d’herbes de montagne, que le jeune berger qu’il fut a appris à connaître dans l’alpage, la cuisine de Marc Veyrat est en effet caractérisée par sa légèreté. Elle repose sur l’emploi du bouillon de légumes et le principe des infusions et émulsions, parce que  » la nature a horreur des graisses ». Quelques éclaircissements s’imposent. Dans la cuisine traditionnelle, après la cuisson, le déglaçage se fait avec le fond de veau, suivi d’une réduction et d’adjonction de crème. Ici, on déglace avec du bouillon de légumes qui est ensuite réduit, puis parfumé selon le principe délicat de l’infusion. Cette préparation est alors enrichie de petit lait – ou babeurre -, suivie d’une nouvelle réduction émulsionnée au mixeur, qui donne du volume à la sauce tout en réduisant largement les quantités de matières grasses nécessaires.

Si la cuisine d’Annecy est davantage caractérisée par des saveurs florales de l’été, celle de Megève est, selon Marc Veyrat  » plus feutrée, comme le décor du chalet ». Large place est donc faite aux légumes d’hiver, aux légumes racines, et aux légumes oubliés. Le chou de Bruxelles gagne ses lettres de noblesse, associé à la muscade dans un  » oeuf en folie « . Les pommes de terre Ratte de Savoie sont réduites en purée après avoir été cuites en deux étapes. D’abord à la vapeur puis séchées au four. La chair est ensuite mélangée à une grande quantité de lait chaud pour devenir un cappuccino légèrement saupoudré de cacao amer.

La création de l’hiver 00-01 associe deux produits paysans : la courge (potiron) et le lard fumé. Dans ce plat, la première devient une soupe au lait et le second, une  » écume de lard fumé virtuel « , sorte de mousse à base de crème infusée de lard fumé.

Hymne au futur

Marc Veyrat affine sans cesse les fondements de sa cuisine,  » en phase avec l’hygiène de vie, parce qu’elle cueille la nature et la porte dans l’assiette en produisant beaucoup moins de calories « . Pour preuve: il affiche actuellement des frites sans huile, d’épais parallélépipèdes de pomme de terre cuits à la vapeur puis séchés au four.

Marc Veyrat ne s’arrêtera pas en si bon chemin.  » D’ici à trois ans, j’ouvrirai mon restaurant à Paris, en semaine seulement, affirme-t-il. Le week-end, nous ouvrirons à Annecy ou à Megève. En Savoie, je peux compter sur ma fille Carine qui s’occupe déjà de la pâtisserie. Elle a épousé Bruno, notre sommelier. A deux, ils forment une bonne équipe. »

Paris est déjà dans l’actualité de Marc Veyrat.  » J’y ai une maison de conseil, signale-t-il. Je développe, par exemple, les produits pour la ligne de l’acteur Christophe Lambert. Je conseille aussi les brasseries Flo. Et puis, j’ai toute l’activité de l’école de cuisine Marc Veyrat chez Sodexho.  » Depuis plusieurs années, le géant mondial de la restauration pour collectivités s’est attaché la collaboration du Savoyard. A la base, une estime mutuelle qui le lie au grand patron.  » Pierre Bellon est avant tout le père et le grand-père d’une grande famille, commente Marc Veyrat. Il a décidé de concentrer ses efforts sur l’école. Deux de mes amis les plus proches travaillent aussi sur ce thème : Michel Bras (3 étoiles à Laguiole) et Olivier Roellinger (Cancale). Notre première mission est de détecter les cuisiniers qui aiment faire à manger pour les enfants. Mais un des grands problèmes auxquels il faut faire face est que les parents ont jusqu’ici voulu payer de moins en moins pour le repas des gamins. « 

Marc Veyrat développe alors un thème qui lui tient à coeur.  » Il faut retrouver les saveurs, martèle-t-il. Les règlements européens ont écrasé les goûts, comme la marche en avant de l’hygiène. Entrez aujourd’hui dans une grande surface et vous ne sentez rien. Pas de fruits, pas de légumes. Juste le Javel pour désinfecter. On nous a enlevé l’odorat. Les magasins d’avant avaient des odeurs: celle du café à l’entrée, les bonbons à l’anis près de la caisse. Si on excepte les produits naturels et – dans certains cas – la vigne, le terroir est mort. Comment peut-on encore parler de terroir du Reblochon (le fromage de la Savoie) quand nos vaches mangent du foin du Midi ! « 

Texte et photos: Jean-Pierre Gabriel

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content