Le designer parisien distille dans les galeries comme dans l’industrie des créations aussi esthétiques que radicales. Les marques de luxe et les collectionneurs s’en régalent.

Il fait partie des quelques designers français les plus collectionnés du monde. Ses fans s’appellent François Pinault, Karl Lagerfeld, Azzedine Alaïa, Marin Karmitz. Tous sont fascinés par ses créations sans bavardage, discrètes et cérébrales… A l’image du personnage. Martin Szekely semble entré dans le design comme on entre en religion. Derrière sa silhouette tout en retenue, l’homme au crâne rasé cache un monstre à deux têtes : l’une est vouée aux recherches expérimentales, l’autre est au service de l’industrie. Son best-seller, le verre Perrier (12 millions d’exemplaires), peuple toujours les cafés de l’Hexagone. Christofle et Hermès raffolent de son esprit de synthèse. Comme le parfumeur Roger & Gallet ( lire encadré en page 59), qui l’a choisi pour son nouveau flacon, ou le MoMa, à New York, qui vient d’ajouter sa signature à ses collections. Rencontre.

Weekend Le Vif/L’Express : Vous créez aussi bien des interrupteurs et des pylônes électriques que du mobilier édité en toute petite série. Comment conciliez-vous ces deux mondes ?

Martin Szekely : Les deux univers se nourrissent l’un l’autre. Les industriels s’intéressent d’ailleurs beaucoup aux potentialités des pièces en série limitée que j’expose à la galerie Kreo à Paris. Ma réflexion n’est pas différente pour l’une ou pour l’autre de ma production. Il s’agit toujours de connaître la culture de l’objet, de s’interroger sur son histoire, ensuite sur sa mise en £uvre du point de vue de la production, et enfin de savoir à qui il s’adresse. Mon travail consiste à synthétiser ces données. Et, pour cela, je n’utilise plus le dessin, ce qui a été une vraie révolution dans mon activité.

Pour quelles raisons ?

Longtemps j’ai travaillé à partir du dessin. Et puis je me suis rendu compte que c’était un palliatif à la réflexion. Le déclic a eu lieu lors d’une rétrospective de mon travail au Grand-Hornu, en Hainaut en Belgique, en 1998. J’ai pris conscience que si je continuais dans la même voie j’allais m’essouffler, m’enfermer dans mon propre ego en répétant le même vocabulaire de formes. J’ai été élevé par un père sculpteur et, de fait, dans la culture de l’artiste  » génie créateur « . Rompre avec cette tradition m’a été très long. Aujourd’hui, ma réflexion est plus conceptuelle. Mon souhait est de créer des lieux communs, au sens universel. C’est-à-dire des produits compréhensibles par tous.

Comme le verre Perrier ?

Effectivement, et ce fut mon premier projet sans dessin. Perrier cherchait un verre qui accompagnerait sa bouteille. Et qu’est-ce que le plus beau des mariages ? Ce n’est pas d’épouser quelqu’un qui vous ressemble, mais quelqu’un qui est dans le même esprit que vous… J’ai donc donné au verre une forme différente de celle de la bouteille ventrue et choisi le format universel de la coupe, idéal pour laisser pétiller les bulles. Et le succès fut immédiat…

Depuis, vous n’arrêtez pas de créer !

Les choses se sont, en effet, nettement accélérées. Ces trois dernières années, j’ai réalisé environ 50 projets. Mais ça n’a pas toujours été facile de faire comprendre mon mode de pensée. Un exemple : je travaille actuellement sur un projet de réaménagement, à Chelles (en Seine-et-Marne, près de Paris) de deux églises transformées en lieux d’exposition. Il m’a été demandé, entre autres choses, de m’occuper des vitraux. Au terme de sept ans de discussions et d’explications, j’ai réussi à faire accepter l’idée d’installer des verres… blancs ! Je ne voulais surtout pas que d’autres £uvres interfèrent avec celles qui seraient exposées dans le lieu. Ce qui m’intéresse, c’est de créer des objets qui ne soient pas des images et qui invitent à l’usage. Ils s’oublient, car ils ne sont jamais démonstratifs. Quand les gens viennent chez moi, ils s’exclament souvent :  » Mais vous ne vivez pas dans vos meubles !  » Je leur réponds :  » Si, mais vous ne les voyez pas.  »

Pourquoi vos créations sont-elles le plus souvent des pièces uniques ou des séries limitées ?

Au départ, ce n’était pas un choix, mais une contrainte. Les fabricants italiens n’adhéraient pas à mon travail et m’ont longtemps ignoré. Les Français Domeau & Pérès ont été les premiers à éditer l’un de mes meubles, avec la chauffeuse Domo, en 2004… Aujourd’hui, je ne vais pas à Milan, je n’ai aucun projet là-bas et je m’en réjouis, car le fait d’être dans un autre univers joue finalement en ma faveur. Avec la galerie Kreo, j’expérimente. J’ai tous les moyens du monde. Pour mon projet sur les étagères, j’ai mené deux ans de recherches. Dans l’industrie, c’est le contraire. Les moyens sont restreints et je travaille dans l’urgence, mais cela me permet de me maintenir en contact avec la réalité et de ne pas rester enfermé seul dans mon laboratoire.

En ce moment, sur quoi planchez-vous ?

Pour l’industrie, sur une gamme de bagages et des produits high-tech. Pour la galerie, sur un miroir noir. L’idée m’est venue d’une discussion avec ma femme, qui est italienne. Elle me racontait que les peintres de Florence, pour se défatiguer les yeux, regardaient dans un verre poli noir. Pendant des années, j’ai cherché à reproduire cette idée. Jusqu’au jour où je suis tombé sur le carbure de silicium, un matériau utilisé dans l’aérospatiale, pour les satellites notamment, car ses qualités de réflexion servent à photographier l’espace.

Où puisez-vous votre inspiration ?

J’ai besoin de ne rien faire. En fait, je n’ai pas d’idées. Mon travail consiste surtout à me concentrer sur un projet. Pour cela, il me faut des dérivatifs. Je dois surtout m’éloigner de mon sujet pour y revenir, tourner autour, l’ausculter jusqu’à l’épuisement, la démystification. Si je devais un jour enseigner, c’est cette notion que je transmettrais avant tout à mes étudiants : savoir démystifier ses créations.

Propos recueillis par Marion Vignal; B.W.

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