S’il n’est pas très connu du public, le créateur français Martin Szekely n’en fait pas moins partie des valeurs sûres du design contemporain. A l’occasion de la publication de son premier ouvrage rétrospectif, Weekend a rencontré ce designer atypique.

L e nouveau décodeur de Canal+ fait un tabac auprès de 97 % des abonnés de la chaîne à péage. Le secret de son succès ? Sa fonctionnalité et son ergonomie. Pourtant, seule une infime proportion de ses utilisateurs sait qu’il est le fruit d’un long travail de réflexion du designer français Martin Szekely. A l’opposé du très médiatique Philippe Starck, Martin Szekely reste toujours dans l’ombre de ses £uvres. A mi-chemin entre l’artiste et l’ingénieur, il est le père de nombre d’objets utilisés quotidiennement, tels que le fameux verre Perrier que l’on retrouve dans tous les bars et cafés du monde. On lui doit également des créations d’art de la table en haute orfèvrerie pour Christofle, un seau à champagne pour Dom Pérignon, le collier  » Reine de Saba  » pour Hermès, du mobilier urbain pour JC Decaux, des sacs pour le maroquinier Delvaux, des pylônes électriques pour EDF (Electricité de France)… Fait amusant, la Belgique a marqué un tournant décisif dans la carrière de ce très prolifique créateur. En effet, depuis l’exposition qui lui fut consacrée en 1998 par l’ASBL Grand-Hornu Images, Martin Szekely ne dessine plus : il fait simplement naître des objets. Entretien en marge du livre  » Martin Szekely « , qui vient de paraître conjointement aux Editions Images Modernes et à Kreo Edition.

Weekend Le Vif/L’Express : Quel est l’objectif du livre  » Martin Szekely  » ?

Martin Szekely : Cet ouvrage passe mon travail en revue depuis l’exposition du Grand-Hornu jusqu’à maintenant. On y retrouve également quelques travaux qui l’ont précédée, tels que le verre Perrier ou les sacs Delvaux Des objets annonçant ma nouvelle manière de travailler. Il s’agit plus d’un recueil de morceaux choisis que d’une recension intégrale de toute ma production. Françoise Busine, la directrice de l’ASBL Grand-Hornu Images, avait conçu une exposition magnifique. Je l’ai qualifiée plus tard û assez méchamment d’ailleurs û d’enterrement de première classe. Le contenu de cette exposition a, en effet, été remis en question par une jeune journaliste, que je n’ai pas rencontrée. En substance, elle affirmait que je ne faisais que redessiner des meubles issus de la typologie classique, de la tradition bourgeoise.

Comment avez-vous pris cet article ?

Comme une gifle violente. Comme un réveil salutaire. Je menais une existence confortable. On aimait ma façon de dessiner. J’arrivais tout simplement à m’en sortir par le dessin. Mais ce qui m’intéressait vraiment, c’était la manière de travailler que j’avais abordée avec Delvaux.

Quelle est l’originalité des sacs que vous avez créés pour Delvaux ?

Il s’agit de ces objets que je n’ai pas dessinés. C’est l’aspect pratique qui a dicté leur réalisation. J’ai décomposé le point faible d’un sac ou d’un cartable d’école, à savoir le lien entre la poignée et le contour. C’est un point de rupture. Je me suis beaucoup documenté pour essayer de renforcer l’attache et j’ai trouvé une solution en m’inspirant du harnais des chevaux. C’est la contrainte technique qui a créé la dimension esthétique, l’image même de cette collection de sacs.

Vous avez également travaillé pour Hermès et pour Christofle…

Pour Hermès, j’ai créé une chaînette et un bracelet en me basant sur le motif figurant sur un compotier en porcelaine de Limoges que j’avais imaginé deux ans plus tôt. Je n’avais jamais réalisé de bijoux auparavant… Il s’agit en fait d’une chaîne sans goupille ni soudure. Tous les maillons s’enchâssent les uns dans les autres. Pour Christofle, j’ai créé des couverts. Entre un couteau et une fourchette, il n’y a apparemment pas de point commun et pourtant ces ustensiles sont conçus dans le même esprit. Cette idée de  » groupe d’objets  » est rarement abordée dans mes autres projets.

Vos couverts à salade n’ont pas de dents. Pourquoi ?

Les couverts à salade servent tout simplement à pincer les ingrédients et je ne voyais pas la nécessité d’une fourchette. Dans un premier temps, j’ai donc recentré la notion d’objet autour de l’usage. C’est là toute la différence entre un objet design et un objet d’art. Et moi, justement, ce qui m’intéresse c’est l’usage. Mais cela m’ennuyait d’avoir deux objets parfaitement identiques pour la même utilisation. Il me semblait intéressant d’introduire une différence à partir de la même silhouette. Finalement, ces couverts sont complémentaires. Lorsqu’ils sont face à face, la découpe circulaire opéréé dans l’un se réfléchit à la surface de l’autre.

La couverture de votre livre présente un plat en verre. S’agit-il également d’un objet qui n’a pas été  » dessiné  » ?

C’est un travail libre. Le fruit d’une pure recherche formelle, effectuée dans le cadre du Cirva (Centre international de recherche sur le verre) à Marseille. J’ai emprunté la technique du verre projeté au célèbre designer italien Gaetano Pesce, qui avait fait réaliser une machine spécifique à cet effet. Celle-ci permet de projeter du verre en fusion dans une empreinte en sable placée dans un four à 800 °C. On sort le plat qui est encore incandescent de la masse de verre projetée avant de le laisser refroidir. Ensuite, on le taille, on l’arase, on le nettoie. A sa surface, on distingue encore l’empreinte du sable et de la substance utilisée pour le démoulage.

Vous créez des objets de luxe et de grande consommation… Vos clients peuvent donc être très différents ?

J’aime m’immiscer dans des milieux différents et trouver des terrains d’entente, des intérêts (dans le bon sens du terme) à partager. Je ne vois pas pourquoi je devrais me limiter à une spécialité. Au contraire, je privilégie la diversité et l’éclectisme.

Vous avez dessiné deux verres. Pour Perrier et, quelques années plus tard, pour Heineken. Que ressentez-vous quand on vous demande de retravailler le même objet.

Ma manière de travailler pour Perrier ou Heineken comporte des points communs à la différence près que les cultures d’entreprise ne sont pas les mêmes. L’histoire n’est pas la même, l’usage n’est pas le même, la quantité n’est pas la même, la destination aussi n’est pas tout à fait la même.

Le décodeur de Canal+ est extrêmement épuré. Pourquoi ne pas lui avoir imprimé une image forte ?

Si j’avais souligné le côté anecdotique de l’objet, il aurait vite paru daté. S’il avait été plus simple û comme une brique û j’aurais été encore plus content. J’ai beaucoup discuté avec les gens de Canal+ qui, eux, voulaient exposer la complexité et la valeur technologique du décodeur par le biais du design. De mon côté, j’estimais que même si l’objet contient cette complexité, c’est dans l’usage que l’on vérifie son pouvoir. Moins vous en montrez, plus il est puissant. Cela n’a pas été chose aisée de faire accepter cette idée. Aujourd’hui, cependant, 97 % d’abonnés sont satisfaits…

Le siège à deux places  » Loveseat  » pour la salle de cinéma MK2 au centre Beaubourg à Paris : une idée à vous ou une commande ?

L’idée revient au producteur et réalisateur Marin Karmitz qui souhaitait rappeler que l’un des plaisirs du cinéma, c’est d’être accompagné. Ces sièges doubles existaient en Angleterre, il y a très longtemps, et dans une salle parisienne des années 1950. Il y avait aussi un autre enjeu : ne pas concevoir un siège isolé, mais une salle de cinéma dans son ensemble. On n’a plus la notion d’une série de sièges individuels de salon, juxtaposés. On a d’abord l’impression d’une grande surface rouge. Il me semblait important de rappeler que le cinéma est le lieu du rassemblement autour d’un sujet commun, qui est le film projeté. Alors qu’aujourd’hui, à l’aide d’un DVD, vous pouvez vous projeter chez vous n’importe quel film. Ce travail se trouve davantage dans le prolongement de l’architecture. Le c£ur du sujet, de l’usage c’est le cinéma. La question fondamentale était : comment s’oublier pour mieux voir et entendre le cinéma ? Oublier son corps, être suffisamment bien.

On a le sentiment que vos projets sont pensés, réétudiés, remis inlassablement sur le métier dans les moindres détails.

J’aime beaucoup cette notion : toujours penser, repenser. J’étais très ému quand j’ai lu les romans de Thomas Bernhard qui dit et redit les choses, pratiquement de la même façon mais toujours avec un petit décalage. L’auteur répète mais, en fait, il crée un univers, simplement en rabâchant. Reprendre toujours, et toujours. Si je reprends moi aussi un projet, c’est parce que je ne suis pas parvenu à y mettre suffisamment de choses pour me persuader que je n’y reviendrai pas. C’est-à-dire qu’il y a encore à travailler.

Propos recueillis par Jean-Pierre Gabriel

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