C’est (presque) l’heure d’été et du passage obligé par la happiness attitude. Mais comment faire quand on a sur les bras un joli stock de grosses colères ? Imiter nos amis ricains qui s’enferment dans une rage room et, pour quelques dollars, démolissent tout à coups de batte de base-ball ? Faut voir.

On sait que les Etats-Uniens ont une longueur d’avance : en 2011 déjà, à Dallas, la première  » anger room  » sortait de terre, lançant ainsi la vague des rage rooms. Imaginez une pièce qui ressemble furieusement à un bureau, un salon ou une cuisine, avec meubles et matos ad hoc – imprimante, ordinateur, télévision, vaisselle et four à micro-ondes. Vous portez une combinaison, des lunettes de protection, des gants, vous avez choisi votre arme, gourdin, batte de base-ball ou stick de hockey. Contre une poignée de dollars, en toute légalité, vous avez le droit de tout dézinguer en 25 minutes, si vous avez coché la case  » Demolition « , 15 si c’est juste un  » Lash out  » et 5 si vous préférez un petit  » I need a break « . Inutile de préciser que, en amont, vous étiez stressé, très fâché et que vous aviez un urgent besoin de vous défouler, de tout casser, fracasser, pulvériser, coup de bouler votre boss et la terre entière. Vous n’êtes pas le seul – il paraîtrait que chez les Kardashian-West, monsieur s’est même fait installer une rage room à demeure, un défouloir privé comme exutoire à son bouillonnenemnt intérieur. Comment Kanye en ressort-il ? Prêt à twitter  » Fuck all the haters  » ou  » And I love you like Kanye loves Kanye « , nul ne le sait. Une chose est sûre,  » il est intéressant d’avoir un endroit où libérer ponctuellement son excès de tension « , note Régine Vancoillie, psychologue, thérapeute gestalt, coach parentale et formatrice. Décryptage.

Comment définissez-vous la colère ?

C’est une force. Y accéder, c’est trouver la puissance extraordinaire d’un  » stop  » pour sauver son intégrité, son territoire psychique, physique, spirituel. Sans cette émotion, on ne peut pas survivre – c’est une énergie de défense alors que la peur est une énergie de protection. Mais mal gérée, elle devient violence. Elle se mue en rage quand on se sent impuissant, qu’on ne peut pas utiliser son énergie colère pour dire stop. Quand elle n’est pas reconnue, on tombe alors dans la fureur, qui devient parfois destructrice et si l’on ne peut toujours rien en faire, on passe alors à la colère froide, dont la vengeance est le premier niveau et le dernier, la haine.

Tout démolir dans une salle prévue à cet effet vous paraît cathartique ?

C’est intéressant de libérer nos tensions ; quand on est en hypertension, il faut la faire chuter. Mais de là à tout casser… Où est le projet constructeur ? Je m’interroge. L’idée vaut s’il y a un accompagnement de conscience. Et des instructions. Car si l’on frappe par exemple sans respirer ou en respirant mal, c’est tout le contraire qui se passe. Dans ce genre de rage room, explique-t-on bien que c’est sur l’expiration qu’il faut effectuer les gestes ? Avec un cri qui vient non pas de la gorge sinon on risque de se casser les cordes vocales, mais du ventre. Car ce n’est que là que l’on peut entrer en contact avec sa rage et monter le son. Frapper sans respirer, cela la renforce. De même frapper en s’imaginant le faire sur son patron n’entraîne aucune énergie constructive. Il s’agit juste d’un acting out, d’un passage à l’acte mais qui n’a pas de sens – je libère ma petite tension là, maintenant mais qu’est-ce que je mets au monde ? Si je travaille juste sans conscience, dans l’accusation de l’autre, cela peut créer une relation de harcèlement.

Comment parvenir à cette conscience ?

Se demander à quoi cette colère me ramène. Est-ce à ce jour où ma mère m’a puni injustement ? Alors oui, c’est sur cela que je vais frapper et exhumer la fureur de ce petit de 5 ans que j’étais et qui n’a pas pu, à ce moment-là, exprimer sa rage. Il faut bien sûr être prêt, c’est-à-dire être dans le ressenti, admettre qu’elle a des racines bien plus lointaines que la frustration de l’instant, qu’elle s’exprime non pas contre quelqu’un mais contre une mémoire de ce qui m’a déjà fait mal avant. Quand on comprend que la rage est réveillée par l’environnement, quand on peut travailler sur l’expire pour la libérer, elle se transforme très vite en sanglots, qui peuvent se muer en une espèce de désespoir. Quand j’aborde cela avec mes patients, trois-quarts d’entre eux sanglotent, ressentent parfois du désespoir et se mettent alors en position foetale. Dès lors, la mémoire douloureuse peut se libérer, il est alors possible d’accéder à davantage de sérénité. Tout cela dépend de la qualité de présence à soi-même : quand on n’est pas prêt, on peut frapper pendant une heure sans que rien ne se passe, or, le projet est de quitter la haine et rencontrer tout cet amour qu’on avait dans cette rage d’enfant.

 » L’amour dans la rage d’enfant « , c’est-à-dire ?

Comment expliquer cela vite et bien sans faire appel au sacré ? Je suis en colère, j’ai 5 ans, il est évident que je trouve cette attitude juste, correcte, saine. Car un môme n’est pas  » en colère « , il  » est colère « , depuis le bout de ses orteils jusqu’à la pointe de ses cheveux… Or, je vois que, à cause de cela, ma mère n’est pas du tout contente ou est désemparée. Dans un mécanisme de survie et d’amour, de désir de bien faire, je vais ravaler cette rage et la mettre quelque part à l’intérieur de moi, je la garde, elle est intacte, je n’y touche pas, Freud appelle cela le refoulement, moi, l’encapsulage.

Quand apparaissent les premières colères conscientes ?

Les premières vraies colères du moi, même si le moi n’est pas encore construit mais se dessine, apparaissent vers 1 an et demi. Avant, elles ne concernent que les besoins physiologiques. La frustration d’un ego vient vers 2 ans et demi, 3 ans, et il faut la respecter, l’entendre. Ce n’est jamais un caprice, un enfant n’en fait pas, c’est l’adulte, dans la peur de sa colère, qui dit que c’en est un.

Comment éviter d’encapsuler un trop gros tas de colères ?

En accueillant celles des mouflets, mais pas les comportements qu’ils montrent avec elles. Dans mes formations  » Eduquer sans punir « , je propose par exemple aux parents, aux crèches et aux gardiennes de prévoir  » un coin colère  » qui permette à l’enfant d’y déposer la sienne. Ce n’est pas une rage room qui s’adresse aux adultes, il ne s’agit pas de la même dynamique, puisque là, on est juste dans le réveil d’une ancienne colère. Non, avec l’enfant, il faut écouter la colère, une fois qu’elle est reconnue, entendue, il va apprendre culturellement à en faire quelque chose de bon. Car à quoi sert-elle si ce n’est à dire stop ? Et comment voulez-vous qu’un gosse à qui on l’interdit réussisse à le dire ? Elle est transformée en rage à l’intérieur de lui-même. Car dans son désir de bien faire, il l’encapsule, sauf que, pour lui, c’est une bombe à retardement. L’idée est donc de libérer ce qui est coincé : en Gestalt, dès qu’il n’y a plus de mouvement, donc de vie, on parle de mises en place de mécanismes de survie, c’est le malheur. Tout le processus consiste donc à découvrir où il n’y en a plus et à en remettre. Avant, j’utilisais beaucoup le punching-ball, maintenant, j’ai trouvé des manières plus douces…

Lesquelles ?

Je suggère au patient d’exprimer la colère à la personne qui lui pose actuellement problème – et qui est symboliquement assise sur une chaise. Puis très vite, je place derrière d’autres chaises sur lesquelles je pose toujours de manière symbolique les réelles personnes de son enfance à qui est dédié ce sentiment : cela permet de comprendre la dynamique de la rage et de la  » rendre  » à qui de droit. Je propose aussi la pratique du cri du bucheron, qui vient du yoga. On se positionne, on bascule le bassin, la tête droite, de manière à être dans l’axe céleste et terrestre, on ne fait pas ça n’importe comment sinon on risque de se faire mal au dos. On lève les deux bras au-dessus de la tête, on inspire et on crie du ventre en abattant une hache imaginaire. J’aime également l’archer : on vise une cible, qui serait ce qu’on ne désire plus dans sa vie et on lâche sa flèche, c’est plus doux. Mais il y a toujours l’idée de venir travailler quelque chose dans la conscience. Le danger, et c’est pour cela qu’elle est considérée comme l’un des sept péchés capitaux, c’est le passage à l’acte. Eduquons donc les plus jeunes à exprimer correctement leur colère, nettoyons les nôtres, c’est un cri du coeur. Aletha Solter, psychologue suisse et américaine, va plus loin : dans son livre Pleurs et colères des enfants et des bébés, elle préconise, quand un môme est colère, de le prendre dans les bras car il a besoin d’être sécurisé parce que lui-même a très peur de cette émotion, de l’accompagner, surtout de ne pas l’envoyer dans sa chambre, c’est fait pour dormir. Il faut bien sûr en être capable, dire à l’enfant :  » Viens, je vois que tu es très fâché, je vais te prendre dans les bras, je t’aime avec ta colère, tu vas pouvoir l’exprimer…  » Et pour cela il est préférable de s’être occupé de ses propres colères. Quel beau cadeau. Ces gosses-là n’auront pas besoin de rage room, puisqu’il n’y aura pas de rage stockée.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

 » FRAPPER EN S’IMAGINANT LE FAIRE SUR SON PATRON N’ENTRAÎNE AUCUNE ÉNERGIE CONSTRUCTIVE.  »

 » IL FAUT ADMETTRE QUE SA COLÈRE A DES RACINES BIEN PLUS LOINTAINES QUE LA FRUSTRATION DE L’INSTANT.  »

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