Une vingtaine de projets autobiographiques, une chronologie scrupuleusement inversée, une règle du jeu très Sophie Calle. L’artiste française s’expose dès le 27 mai au palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Rencontre pré-accrochage.

Malakoff, à l’orée de Paris, chez elle. Ancienne usine d’acier, grande verrière, girafe empaillée, la tête et le cou seulement, rangée d’animaux naturalisés, chat bien vivant nommé Souris, boîtes de rangement répertoriés,  » photos « ,  » voyages « , etc., grande table festive, portrait de Sophie Calle avec larmes, signé Jean-Baptiste Mondino, photo d’une femme lisant une lettre qui chute sur ce  » Prenez soin de vous  » exposé à la Biennale de Venise en 2007, puis ailleurs, à São Paulo demain. Pantalon fluide, pull anis, grandes lunettes à écailles virant vers le jaune, nez détesté mais sauvé du bistouri in extremis, cheveux bruns qu’on aurait cru plus noir corbeau, maquillage néant.

Et rien qui ne dépasse du sujet, Sophie Calle, 55 ans, artiste française, écrivain, photographe, cinéaste, personnage de roman (chez Paul Auster),  » faiseuse d’histoires « . Sujet de son £uvre. En mode majeur. Et pourtant, avec elle, on est loin de l’abandon. Vous mettez bout à bout ses projets qu’elle tisse depuis trente ans, vous aurez un portrait d’elle certes mais pas son portrait. Car son travail narratif et photographique, parfois cinématographique floute les frontières de la fiction sans rien dévoiler d’elle,  » pas même en filigrane « . Un signe, et elle s’en empare, rebondit, crée des situations arbitraires, élabore des rituels, bâtit une trame, une règle du jeu, pratique le palimpseste. Une ligne de conduite : jamais de confidences, de pages de journal intime arrachées. Choisir ce qu’elle veut dire, ne pas dire, se demander si  » le jeu en vaut la chandelle  » et s’il a  » suffisamment de potentiel poétique, artistique, émotionnel  » pour  » tenir les murs « .

Elle a toujours pensé que ses projets étaient liés les uns aux autres, il n’y a pas de hasard. C’est parce qu’elle était  » perdue « ,  » déprimée « , qu’elle fila un inconnu en partance pour Venise ; parce qu’elle n’arrivait pas à pénétrer dans sa chambre d’hôtel qu’elle se fit embaucher comme femme de chambre ; parce qu’on l’accusait d’intrusion dans la vie privée des autres qu’elle se lança dans l’autoportrait et le récit autobiographique… Au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, il ne sera absolument pas question d’une rétrospective mais de l’exposition millimétrée d’  » un certain nombre de travaux accumulés « . Point de bilan donc, avec Calle Sophie, mais  » simplement « , des travaux  » qui vont bien ensemble « . Et surtout qui sont  » strictement  » liés à sa vie – et aux nôtres, c’est son génie. On y verra tout ou presque d’elle, des Dormeurs (1979) à Où et Quand (2008) mais aussi Pas pu saisir la mort, le film des onze dernières minutes de sa mère,  » ce moment entre la vie et la mort  » et ses  » extensions « . Car Sophie Calle s’est emparée de l’ultime mot maternel,  » souci « , a créé des £uvres autour de ce souffle-là, aurait d’ailleurs aimé titrer cette expo ainsi. Elle a abandonné l’idée, à cause des trois langues obligatoires –  » ma mère n’a jamais dit  » worry « .  »

Les mots ne sont pas étrangers à l’affaire. Car Sophie Calle écrit. Et c’est ce qui la préoccupe le plus. Cela lui prend du temps, des années, parfois. Un bout de papier qu’elle glisse dans son sac, un texte autobiographique qui fait vingt lignes et n’en compte plus que huit au bout de deux ans.  » Réécrire, jusqu’à ce que je ne puisse plus rien éliminer « , dit-elle. Des textes  » économiques « , le plus possible,  » froids, apparemment « . Alors, si à côté, la photo n’est pas belle techniquement, elle s’en moque, pourvu qu’elle exprime exactement ce qu’elle voulait dire. Parfois même, elle les fait refaire ou les confie à d’autres, à Jean-Baptiste Mondino, par exemple,  » mon sauveur « . Mais déléguer un texte, ça jamais. Parce qu’il faut qu’il  » tienne les murs  » ou devienne d’abord un livre. Avec Sophie Calle, il n’y a jamais de sens giratoire.

Lire aussi la critique de l’exposition Calle Sophie, page 60.

Anne-Françoise Moyson

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