A moins de deux heures de Montréal, le fantasme du Québec sauvage prend déjà corps. Antichambre de l’immensité mauricienne, la région de Maskinongé donne un avant-goût d’éloignement délicieux.

La nuit tombe sur le domaine de la pourvoirie du lac Blanc. A travers les fenêtres du bar de l’hôtel, le froid s’observe à l’£il nu : lac figé, forêt endormie dans un silence cotonneux. Alangui dans un rocking-chair, le visage vigoureusement caressé par la chaleur du feu ouvert, on a peine à croire que, deux heures plus tôt à Montréal, on sirotait un verre de chardonnay au Newton, le resto branché de Jacques Villeneuve. Il a pourtant suffi de rouler 150 kilomètres au nord vers la région de Maskinongé en Mauricie, sur une route bordée de plans d’eau gelés, de vastes plaines enneigées et de futaies de conifères impériaux pour que le rythme de la modernité ne soit plus qu’une mélodie floue, incertaine. L’hiver mauricien rend amnésique les citadins les plus aigus. Parfois, les ensorcelle. Parmi les coupables, François Lussier, la quarantaine virile, peau burinée par le grand air, bottes et humour résistant aux températures les plus extrêmes. Cet amoureux de la nature, originaire des forêts boréales d’Abitibi dont il a conservé l’horreur de la promiscuité, gère depuis un peu plus de dix ans la pourvoirie du lac Blanc à Saint-Alexis-des-Monts.

Propriété d’un amateur de chasse et pêche fortuné, ce domaine de 3 500 hectares a été, comme la plupart des pourvoiries de la région, littéralement reconverti en  » plaine de jeux  » grandeur nature pour touristes en manque d’activités de plein air. On reste d’abord incrédule, presque agacé, devant les propos auxquels se livre notre hôte dès les premiers échanges. Son discours, truffé de phrases du genre :  » J’ai balancé mon cell-phone (gsm) dans le lac « ,  » Les jeux vidéo ? Quand j’étais gamin, mon plaisir, c’était de scier du bois  » et autres  » à la place de la télé, le soir, je regarde le feu ouvert avec une bonne bière « , résonne presque comme une grossière opération marketing, nourrie du fossé ville-campagne, pour souligner la typicité du lieu et l’authenticité du dépaysement. On se trompe lourdement. Tout cela est franc, réel, honnête. On va rapidement y prendre goût.

Une pêche d’enfer

Après une nuit réparatrice bercée par le calme rare du domaine –  » la nuit, y’aura plus que vous, la nature et le gardien, avait prévenu François la veille. Le personnel rentre chez lui après minuit  » – on s’enfile dès potron-minet le  » petit déjeuner du bûcheron  » ( sic). Au menu : deux £ufs, bacon, fèves au lard, saucisses, pain et pommes de terre sautées. Impératif pour narguer le thermomètre qui affiche ce matin : – 16 °C mais aussi nécessaire pour affronter la journée qui s’annonce intense : pêche blanche et équipée en raquettes.

Emmitouflé des pieds à la tête dans une combinaison aussi chaude qu’inélégante, calé dans des bottes de trappeur, on s’installe à l’arrière d’un gros pick-up. Direction le lac Vacances. Le vent, polaire, cherche par tous les moyens à pincer notre épiderme. Plus on s’enfonce dans l’épaisseur des résineux, plus le souvenir de la ville s’estompe. La déconnection est à l’£uvre. François stoppe le véhicule à l’orée d’un bois. Il s’enthousiasme :  » La forêt a été replantée il y a vingt ans, à l’endroit où le propriétaire avait déboisé. Aujourd’hui, la nature reprend ses droits. » Nous, on reprend notre souffle, quand, après une centaine de mètres de petits pas à travers un sentier gorgé de poudreuse fraîche, notre regard est happé par la beauté d’une vaste étendue de neige crémeuse sur laquelle les rayons du soleil viennent ricocher. On y avance, presque gêné de salir ce tableau monochrome de 6 hectares.  » Ecoutez « , murmure François. Un son sourd, entre le borborygme de tuyauterie et le chocolat noir croqué avec délicatesse, déchire le silence.  » C’est le lac qui travaille. Tranquillement « , susurre notre guide, avec l’£il brillant d’un gosse qui montre sa cabane secrète. A la fois fasciné et effrayé, on traverse l’étendue d’eau gelée jusqu’à un petit chalet en bois planté sur la rive opposée.

De retour sur la glace, notre homme des bois y perce un trou circulaire. Plante une  » brimbale « , fil de pêche greffé à un petit balancier en bois. L’attente n’est pas longue. Le dispositif se met à sursauter. Belle prise.  » Ok, on peut mettre le feu au lac.  » Quelques minutes plus tard, une grosse truite saumonée grille sur un feu de bois allumé à même la glace. Une bouteille de vin blanc d’Ontario, du poisson ultrafrais cuit minute, la majesté du paysage. Le charme opère définitivement.  » Comment veux-tu que les journées ne soient pas belles quand tu les passes ici ?  » renchérit François. On aurait presque envie de noyer notre cell-phone… Repu, des souvenirs précoces plein la tête, on quitte la pourvoirie du lac Blanc après une balade en raquettes revigorante.

Grand luxe au grand air

Renseigné par tous les guides, favori des célébrités (Johnny Depp, Françoise Hardy, Zinédine Zidane…), l’hôtel Sacacomie, trônant à une dizaine de kilomètres de là, est à la pourvoirie ce que le Club Med 4-tridents est aux villages de vacances : le top. Cette construction cossue en rondins possède tous les atouts d’un 4-étoiles, écrans plats en moins.  » Pas de télé, pas de radio ici, prévient Colombe Bourque, pimpante directrice des ventes. Le premier jour, il arrive que les clients appellent la réception, décontenancés. Mais ils s’y font vite… Beaucoup d’enfants ont été conçus ici…  » Et ce ne sont pas les activités qui manquent pour  » qu’ils laissent derrière eux les tracas de la vie quotidienne « . Du motoneige à l’hydravion en passant par le simple farniente sur la vaste terrasse qui surplombe le lac Sacacomie, un plan d’eau privé comptant pas moins de 42 kilomètres de rives, la liste est longue.

On opte pour la balade en traîneau à chiens en forêt, aux portes de la réserve faunique de Mastigouche : 1 500 km2 où fourmillent plus de 500 lacs et une vingtaine de rivières.  » J’y emmène les motivés pour des trips de deux à trois jours avec les chiens. On passe la nuit dans un refuge « , raconte Eric, musher français séduit depuis bien longtemps par la Belle Province. Pour l’heure, on se contentera d’une petite découverte des alentours dans  » la limousine « . Une couverture sur les genoux, confortablement installé dans un grand traîneau conduit par six chiens de race husky et alaskane, on se met rapidement à rêver à une escapade digne de ce nom. Une irrépressible envie d’ailleurs nous parcourt tout entier. Le virus québécois, paraît-il.

 » On rêve tous d’un grand terrain, loin de la ville assure Mélanie, autochtone et fière de l’être. C’est notre rêve américain à nous.  » Dans les Invasions Barbares (2003), petit bijou du cinéaste Denys Arcand, l’ultime volonté de Bernard, le héros du film terrassé par la maladie, n’est-elle pas de revoir une dernière fois  » le lac  » ?  » Des tas de gens ont un appartement à Montréal et une maison ici « , renchérit Pierrot, motoneigiste à la pourvoirie du Lac-à-l’Eau-Claire, autre  » terrain de jeu  » de Saint-Alexis. Les citadins rejoignent leur cabane le week-end. Lui a choisi :  » A 19 ans, je suis allé travailler à Montréal. Je suis revenu après un an. Non, la ville, ce n’est pas possible.  » Etonnamment, on n’a eu ni le courage, ni l’envie d’entamer une discussion. On était presque d’accord. Comme ensorcelé…

Carnet de voyage en page 92.

Reportage: Baudouin Galler

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