Comme si leurs albums et leurs concerts ne suffisaient plus, les artistes sont de plus en plus nombreux à se lancer avec succès dans la mode. Un business model exporté des Etats-Unis mais qui fonctionne aussi en Europe. Stromae en est un bel exemple.

Croyez-le ou non, mais il n’en a pas dormi de la nuit. Lui, le briseur de records – à ce jour, il est l’artiste le plus écouté en streaming dans le monde – dont les concerts affichent complets où qu’il promène son sens de la fête et du spectacle. Si Paul Van Haver avait la boule au ventre ce jour-là, c’est qu’il s’apprêtait à lancer quelques heures plus tard sa première collection de polos et de chaussettes. Au menu de sa soirée : une présentation de la capsule en toute intimité, chez Hunting & Collecting à Bruxelles, histoire de partager une bière ou deux avec les invités triés sur le volet et pressés d’assister aux débuts de Stromae dans la mode. Un succès – un de plus -pronostiqué dès ce soir-là par les rayons dévalisés du concept store bruxellois et l’explosion des ventes sur le site du collectif Mosaert.  » Les premiers jours, la demande était telle que même Paul encodait les commandes, sourit sa compagne et complice Coralie Barbier. Aujourd’hui, quand je croise des gens dans la rue qui portent nos polos, cela me fait tout drôle. Mais c’est génial ! Car ils se sont totalement réapproprié le vêtement.  »

Les pièces dévoilées par l’artiste belge dans chacun de ses clips – Ave Cesaria, cinquième single issu de l’album Racine carrée, devrait bientôt avoir le sien – n’étaient pourtant pas conçues à la base pour être commercialisées.  » Paul avait déjà son style bien à lui, un peu dandy, avec des coupes classiques, des couleurs vives et le fameux noeud papillon qui, je l’avoue, s’essouffle un peu maintenant, rappelle Coralie Barbier. Tout est parti de son envie d’utiliser du tissu wax africain sur le bord d’un cardigan. De fil en aiguille, on s’est dit qu’on pouvait, tant qu’à faire, créer nos propres imprimés.  » La petite bande composée du noyau dur d’origine – Dimitri Borrey, manager et ami d’enfance de Stromae, Luc  » Junior  » Tam, son petit frère et directeur artistique, Thomas Van Cottom, son producteur exécutif et bien sûr Coralie au stylisme – flashe pour les graphismes du duo bruxellois Boldatwork, à l’origine de tous les motifs des vêtements portés par Paul sur scène et dans les clips, que l’on retrouve aussi sur la maquette de l’album.  » Chaque vêtement était fait sur mesure, rappelle Coralie Barbier. Il n’était pas question alors de lancer une production. Mais nous avons eu de plus en plus de retours positifs sur les différents looks, on nous demandait où trouver les pièces. Avec la sortie du clip Papaoutai, ça a littéralement explosé.  » Pas étonnant donc que le N°1, un polo copié-collé de celui porté par Stromae dans la vidéo, soit devenu le best-seller !  » Il ne nous reste plus de grandes tailles, se réjouit Coralie Barbier. Si les enfants l’ont acheté, c’est pour l’offrir à leur papa, pas pour le porter.  »

Proposés en série limitée – une fois vendus, les premiers modèles ne seront pas réédités -, les  » produits  » Mosaert n’ont rien en commun, à commencer par leur prix, avec les gadgets bas de gamme proposés à la sortie de la plupart des concerts… mais pas de ceux de Stromae.  » Vendre des tasses avec la tête de Paul, ça ne nous semblait pas très intéressant, justifie Coralie Barbier. Esthétiquement parlant déjà, mais pas seulement. Beaucoup de familles viennent au concert, avec deux ou trois enfants. C’est déjà un sacré budget. Revenir en plus avec des produits dérivés, c’est une carte que nous n’avions pas envie de jouer.  »

ICÔNES FASHION

Cette collection capsule haut de gamme -il faut compter 90 euros pour un polo et 17 euros pour les chaussettes – et celles qui suivront s’inscrivent dans une tout autre logique que celle qui consiste à alimenter les envies des fans les plus assidus d’un artiste. Une stratégie dite  » d’extension de marque  » initiée dans les années 90 par des stars du hip-hop comme Jay Z, 50 Cent ou Puff Daddy et qui ne cesse de faire des adeptes aujourd’hui.  » Ce mouvement a changé la donne, analyse Alain Decrop, professeur de marketing à l’université de Namur. Tout à coup, les artistes pouvaient réussir en affaires sans perdre leur statut de révoltés ou d’insoumis. Un phénomène qui a pris d’autant plus d’ampleur que le business model de l’industrie musicale a dû se réinventer face à l’érosion dramatique de la vente des disques.  »

Historiquement associés à des courants de mode qu’ils créent et qu’ils entretiennent, c’est donc assez naturellement que les artistes les plus lookés ont fini par devenir, en marge de leur activité musicale proprement dite, de vraies icônes fashion capables de vendre plus que des albums : un véritable style de vie, garde-robe comprise. Ainsi, après avoir squatté les premiers rangs des défilés les plus prestigieux du monde entier, Kanye West s’est décidé à jouer les stylistes pour Louis Vuitton d’abord, et pour A.P.C. cette saison, en proposant une mini-collection directement inspirée de son look perso. Un stylisme que cet autodidacte de la mode a su peaufiner en apprenant de ses erreurs – en janvier dernier, lors de la présentation à la presse de ses basiques en cobranding, il n’avait d’ailleurs pas peur de se moquer lui-même de ses faux pas bling-bling aujourd’hui oubliés – pour revendiquer un statut de créateur à part entière.

Toujours dans la catégorie poids lourds des musicos businessmen  » à 360 ° « , impensable de zapper Pharrell Williams, le chanteur et producteur brassant de la sape depuis plus de dix ans avec un succès jamais démenti. Depuis sa première collaboration avec Nigo, le fondateur de la marque japonaise de streetwear de luxe A Bathing Ape, ce faiseur de tubes a dessiné des lunettes pour Louis Vuitton – opportunément baptisées Millionaire -, apposé son nom sur des doudounes Moncler et des jeans G-Star fabriqués dans les tissus écolos de Bionic Yarn, une société dont il est le cofondateur, avant de lancer à Tokyo, avec le géant japonais Uniqlo, une ligne de tee-shirts au nom du collectif  » i am OTHER « , qui regroupe depuis 2014 l’intégralité de ses marques, projets et investissements en tout genre.

 » On est ici bien au-delà du simple rôle d’égérie, analyse Alain Decrop. L’artiste est davantage impliqué, c’est aussi  » son  » produit même si ce type de collaboration permet de limiter les risques. Choisir une entreprise spécialisée dans les sneakers et les parfums lui permet, tout en évitant de se casser la pipe, de profiter de son savoir-faire.  » De son fichier clients, aussi, qui à l’inverse pourra recruter de nouveaux consommateurs potentiels dans la fan base de l’artiste.  » Toutefois, ces produits visent aussi un public plus large que les seuls amateurs de la musique de Kanye West, Pharrell Williams ou même Stromae, insiste Alain Decrop. Car cette musique se vit tous les jours en dehors du seul produit musique, elle est synonyme de style de vie au sens large, d’où la nécessité pour ces artistes entrepreneurs de se diversifier dans plusieurs domaines.  »

PARFAITE COHÉRENCE

Un stratégie bien comprise également par les fondateurs de Kitsuné. Derrière ce mot étrange qui signifie renard en japonais, on retrouve deux hommes, Gildas Loaëc et Masaya Kuroki. Deux parcours aussi. Lorsqu’ils se rencontrent dans les années 90, le premier tient une boutique de disques à Paris. Le second, qui termine sa formation d’architecte pour mieux se reconvertir dans la mode, y passe une bonne partie de son temps libre. Les deux amis et futurs associés se retrouvent ensemble à Tokyo pour préparer le tournage d’un film des Daft Punk, Gildas étant alors leur manager et directeur artistique.  » C’est là que nous est venue l’envie de créer une structure différente et originale qui combine label musical et mode, se souvient-il. La musique, c’était poursuivre ce que je savais déjà faire. La ligne de vêtements est venue naturellement. La création de Kitsuné, le label, et Maison Kitsuné, la marque de mode, c’est la résultante de beaucoup de passions, d’ambitions et d’envies d’entreprendre. Aucune activité n’est l’outil de l’autre même si parfois cela résonne ensemble. Elles se complètent, s’aident mais sont complètement indépendantes.  » Réunies sous le même toit, les deux entités travaillent donc en parfaite cohérence. Il n’est pas rare que les artistes du label jouent les ambassadeurs de la griffe – Tom Burke, chanteur des Citizens !, et Kilo Kish sont d’ailleurs les nouveaux visages de la campagne automne-hiver 14-15 – sans pour autant intervenir dans son processus créatif.  » C’est assez unique d’intégrer les deux comme nous pouvons le faire sans juste utiliser la musique en tant qu’argument marketing « , plaide Gildas Loaëc.

Et ça marche ! Les ouvertures de boutiques se multiplient, les cafés aussi, l’un à Paris, l’autre à Tokyo, où l’on peut à loisir siroter un expresso bien serré en écoutant la dernière compil’… Kitsuné. La mode, qui représente aujourd’hui 80 % du chiffre d’affaires de la structure, permet au duo d’assurer ses arrières, de continuer à signer régulièrement de nouveaux artistes et d’en faire la promotion.  » On fonctionne au coup de coeur, renchérit Gildas Loaëc. Il faut que l’artiste, la chanson, procurent des émotions, qu’on puisse l’écouter encore et encore sans jamais s’en lasser.  » Fervent défenseur de la richesse des mélanges, Kitsuné a pu s’appuyer et s’appuie d’ailleurs encore sur de belles collaborations avec des  » pointures  » du milieu – J.M. Weston, bien sûr, mais aussi Petit Bateau, Oliver Peoples, Olympia Le-Tan et plus récemment le créateur danois Peter Jensen, qui signe avec eux une collection pour les fêtes – pour asseoir sa dimension mode en France mais aussi à l’international.

LA MARQUE  » STROMAE  »

Une démarche que l’on n’exclut pas d’emblée chez Mosaert, même si les propositions d’associations qui atterrissent presque quotidiennement dans la boîte mail de Dimitri Borrey sont jusqu’ici restées sans suite.  » Si l’on devait un jour lancer des sneakers, pourquoi pas, car cela donnerait lieu à un réel partage de savoir-faire, pointe Coralie Barbier. Mais nous ne voulons pas nous disperser. La priorité absolue de Paul aujourd’hui, cela reste sa musique, ses concerts, se faire connaître à l’étranger.  » Aux Etats-Unis notamment, où le Belge est en ce moment en tournée. Et où l’existence d’une ligne de vêtements à son nom est devenue un argument de vente supplémentaire de la  » marque  » Stromae.  » La preuve en quelque sorte qu’il est un artiste accompli, constate la jeune femme. Ce qui est certain, c’est que, comme pour sa musique, il se donnera le temps de bien faire les choses. On ne se pose pas la question de savoir si c’est commercial ou non. On fait ce qu’on aime, on y croit à mort, on le porte et si ça marche, tant mieux !  »

D’ici la fin de l’année, Mosaert devrait d’ailleurs étendre son offre et proposer des cardigans. Peut-être même 100 % made in Belgium.  » Depuis le début, nous tenions à ce que tout soit fabriqué en Europe, justifie Coralie. Et cela a un coût, ce que les gens ne comprennent pas toujours. C’est vrai que les produits peuvent paraître un peu chers mais nous n’avons jamais voulu nous lancer dans la production de masse.  » Avec les 2 000 polos et 4 000 paires de chaussettes – des quantités annoncées dès le départ, par souci de transparence -, on est en effet loin du compte. Loin aussi des ventes d’albums de Stromae, qui, elles, se comptent déjà par millions…

PAR ISABELLE WILLOT

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