Own, c’est l’univers très personnel de Thierry Rondenet et Hervé Yvrenogeau, un label qui se joue des codes et des convenances. Dialogue à deux voix sur la création et la difficulté de se faire un nom.

(1) Own est aussi vendue chez Underwear (Bruxelles) et Maria Luisa (Paris).

Une conversation avec ces deux-là tient de la partie de ping-pong. Pas une phrase que l’un ne commence sans que l’autre ne l’achève. Et quand ils ne se piquent pas la parole, ils s’encouragent mutuellement d’un  » ouais  » bien sonore. Interlocuteur numéro un : Thierry Rondenet, 38 ans, jean, tongs et chemise blanche. Interlocuteur numéro deux : Hervé Yvrenogeau, 37 ans, jean, tongs et chemise noire. Ce tandem, venu de France pour étudier la sérigraphie et l’image imprimée à La Cambre, y enseigne désormais dans la section mode et crée pour l’homme, depuis l’hiver 1999-2000, une collection qui revendique un côté hybride et décalé. Own est d’abord une sorte de questionnement du style : les matières prennent le large, les finitions chavirent, les modèles naviguent entre deux eaux. Pour cet automne-hiver, on aura donc des chemises qui se prennent pour des blousons, des blazers avec col amovible (en molleton pour sweats), des gilets sans manche qui tiennent à la fois de la tenue de chasse et du costume trois pièces. On aura aussi un concentré de noir puisque la collection s’intitule  » Still waiting color  » ( » En attendant la couleur « ) et un déferlement de cuir  » moto  » résolument mat. Bref, une allure  » bad boys  » sous des dehors faussement classiques.

Weekend Le Vif/L’Express : Portez-vous vos créations ?

Hervé Yvrenogeau : Toujours…

Thierry Rondenet : … en association avec un Levi’s ou une chemise chinée aux puces, par exemple. Notre philosophie n’est pas celle du total look. Own est comme une garde-robe remplie de pièces indépendantes. La collection de l’hiver 03-04 repose sur des pièces classiques, en particulier le costume et le trenchcoat, revues et corrigées à notre façon : avec des empiècements en cuir, des matières traditionnellement réservées au sportswear, du coton wax et des filets.

Hervé : Les codes se mélangent de plus en plus. Porter un jean vintage et une veste de smoking pour sortir en boîte, c’est très mode aujourd’hui.

Quels créateurs vous séduisent-ils ?

Hervé : André Walker ou Watanabe, mais pas chaque saison…

Thierry : … et Lutz, dont le travail sur le vêtement est assez proche de la démarche de Martin Margiela. Pour l’homme, je citerais quand même Marc Jacobs chez Vuitton.

Hervé : Ouais, moi aussi, j’aime Marc Jacobs, sa façon de puiser dans le chic des années 1970, son côté un peu  » borderline « , limite ringard. Et puis, Carol Christian Poël, qui cultive une sorte de perversité intérieure.

Thierry : Je n’emploierais pas ce terme-là, je dirais plutôt qu’il est cérébral dans sa manière de jouer avec les codes. C’est vrai que nous sommes proches des gens qui travaillent  » à l’intérieur du vêtement « , qui se distinguent par la manière de doubler ou de finir un vêtement, de croiser les genres.

Hervé : Ah! ouais. Je suis plus fan de Versus que de Versace.

Qui s’habille en Own ?

Thierry (hésitant) : L’homme entre 25…

Hervé : … et 40 ans. La cible est peut-être un peu plus jeune au Japon, mais les choses évoluent. Avant, les jeunes Japonais étaient extrêmement friands de mode ; aujourd’hui, ils reportent une part de leur budget sur l’électronique et la déco. On a des femmes aussi comme clientes.

En 1994, vous aviez lancé, avec un troisième larron, la collection mixte Union pour le Vêtement, sabordée en 1998 pour cause de dissensions internes. Pourquoi avoir redémarré avec un label exclusivement masculin ?

Thierry : Parce qu’on se sent plus à l’aise dans la mode masculine et qu’on se protège mieux du rythme infernal des défilés. La mode féminine exige une visibilité beaucoup plus forte.

Comment vous partagez-vous le travail ?

Hervé : Avant chaque collection, il y a une période de création où nous rassemblons nos idées personnelles. Ensuite, on fait le tri et on se répartit les tâches.

Thierry : Je m’occupe plutôt de la logistique, des contacts avec les fabricants, du suivi de la production…

Hervé : … et moi, du graphisme, du catalogue, des invitations. Par contre, nous faisons ensemble la mise au point des prototypes.

Est-il aisé aujourd’hui, pour un jeune créateur, de se faire un nom et d’être correctement distribué ?

Hervé : On est loin de l’émulation pour les jeunes créateurs qu’on a connue il y a dix ans. L’intérêt du public s’est reporté sur les créateurs officiant dans le secteur du luxe, comme Hedi Slimane chez Dior Homme ou Marc Jacobs chez Vuitton. En quelque sorte, les nouveaux jeunes créateurs sont aujourd’hui personnifiés par des marques de luxe. Que voulez-vous faire face à de tels rouleaux compresseurs ?

Thierry : Ouais, c’est un système un peu pervers. Il y a des détaillants qui nous suivent depuis plusieurs saisons, mais qui ne franchissent pas le cap de la commande. Est-ce que c’est la conjoncture qui explique cette frilosité ? Peut-être. Nous nous posons actuellement beaucoup de questions sur la manière de structurer le volet commercial. Nous avons démarré en 1999 avec un showroom privé où nous gérions nous-mêmes les ventes û c’est une méthode typiquement belge. Maintenant, nous sommes représentés par un agent parisien qui expose différentes marques dans son showroom. L’avantage est que nous avons une visibilité accrue, l’inconvénient est que l’équipe de vente ne connaît pas nos produits comme nous les connaissons. A cela s’ajoute la crise et donc la question du prix.

Hervé : Nous fabriquons la totalité des collections en Belgique, mais cela devient difficilement tenable. Nous nous situons dans une gamme de prix légèrement inférieure à celle des créateurs ; la question du prix est importante, mais nous ne voulons en aucun cas lui sacrifier notre personnalité.

Très concrètement, c’est le Japon qui vous fait vivre tandis que l’Europe suit plus difficilement.

Thierry : Le Japon absorbe 60 % à 70 % du volume total selon les saisons et notre agent finance en partie les défilés parisiens. C’est d’ailleurs lui qui nous a poussés à redémarrer l’aventure après la disparition d’Union pour le Vêtement. A cette époque, le Japon représentait 90 % des ventes. Avec Own, nous avons pénétré de nouveaux marchés, notamment Hongkong, l’Italie, la Grande-Bretagne (1). Nous réfléchissons actuellement à un concept de boutique éphémère, vraisemblablement à Bruxelles : elle occuperait un lieu pendant trois ou quatre mois et puis disparaîtrait. Cela nous permettrait d’être en prise directe avec la clientèle et de vendre, en plus de la collection de vêtements, une série d’accessoires aujourd’hui en sommeil…

Hervé (pointant un doigt vers l’un des murs blanc crème de leur appartement-atelier) :… comme ce porte-manteau en forme de talon de chaussure.

Vous n’en êtes pas à votre première création de mobilier. Quels sont vos projets en la matière ?

Thierry : A la fin des années 1990, nous avons créé une table baptisée  » Plan incliné  » à la demande de Fashion Furniture et une lampe intitulée  » Shining  » commercialisée par Modular. J’aimerais bien poursuivre dans cette voie, mais avec une mini-collection. Avec un seul meuble ou objet de déco, il est impossible de se faire un nom.

Hervé : Ouais, c’est difficile. Il nous faudrait trouver le bon interlocuteur. Nous sommes actuellement engagés dans un projet avec l’hôtel Royal Windsor, à Bruxelles. Celui-ci veut relooker une dizaine de chambres et de suites en collaboration avec des stylistes bruxellois, qui auraient carte blanche pour créer un univers personnel dans chacune de ces pièces. Nous avons remis un projet et été sélectionnés. Notre idée est de travailler sur les matériaux, comme nous le faisons dans le vêtement, et d’insérer le mobilier dans son environnement…

Thierry : … il y aura, par exemple, une tablette intégrée dans le mur. Mais l’atmosphère ne sera pas pour autant minimaliste.

Votre propre appartement n’est guère minimaliste non plus, il ressemble à un stand de brocante.

Hervé : Nous chinons beaucoup, nous achetons aussi aux Petits Riens et dans une boutique de la rue de la Régence, à Bruxelles, où l’on trouve du mobilier des années 1950-1960. Personnellement, je suis partagé entre le goût du vide et la passion des petits objets. Celle-ci est en passe de l’emporter, comme vous le voyez ! Mais ici, le mobilier tourne : on descend à la cave, on remonte de la cave…

Thierry : Nous préférons les meubles non signés parce que nous détestons ces intérieurs qui sont des symboles du statut social.

Hervé : J’apprécie beaucoup les créations de Droog Design (Pays-Bas), qui reposent sur des matériaux bon marché et expriment beaucoup d’humour.

Thierry : Moi, je m’intéresse aux frères Bourroullec (France), qui poursuivent une réflexion sociale en rapport avec leur métier. Ils sont notamment interpellés par le fait que les jeunes des banlieues achètent des chaussures high-tech et la dernière génération de GSM, mais vivent dans des intérieurs hyperconformistes, avec du papier peint au mur et des rideaux aux fenêtres, à l’image de leurs parents. Je trouve ce genre de questionnement intéressant.

Dans votre propre travail, vous mêlez volontiers les disciplines.

Thierry : Absolument. Nous avons créé des costumes pour différents spectacles de danse, notamment ceux de Thomas Hauert (NDLR : ce chorégraphe suisse installé à Bruxelles est l’un des cofondateurs de la compagnie Zoo ). Nous avons conçu un modèle de chaussure masculine pour Eram et des éditions limitées pour Adidas. Nous avons aussi monté, en mai et juin derniers, une exposition à La Raffinerie (Bruxelles), intitulée  » Le Vestiaire « , une sorte de regard croisé entre notre univers et celui de l’écrivain français Guillaume Le Touze, dont nous avons dévoré les romans. Et juste après, on a défilé à Paris : cette fois, on était dans le calendrier officiel et à une place bien visible…

Propos recueillis par Chantal Samson

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