Catherine Pleeck

Internet a changé la face de la mode. Méfiantes au départ, les grandes maisons sont entrées de plain-pied dans la danse du digital. Et se réinventent sans cesse, pour raconter des histoires toujours plus haut de gamme. Voyage autour d’un monde forcément luxueux et virtuel.

Flash-back vers le milieu des années 90. Internet continue à tisser sa toile, et les premiers sites consacrés à la mode voient le jour, où chacun peut trouver des photos et comptes rendus des défilés de prêt-à-porter. De quoi faire grogner les maisons de luxe, effrayées par ce nouveau média qu’elles ne maîtrisent pas. La peur de la copie rôde : avec cet outil, il ne faut plus seulement craindre que les rédactrices et les photographes qui assistent aux shows vendent prototypes et clichés des dernières créations aux chaînes de grande distribution. L’information est maintenant disponible gratuitement au plus grand nombre, et depuis un simple ordinateur…

Lundi 21 février 2011, 16 heures et des (longues) poussières. Le show Burberry Prorsum, qui dévoile la collection de l’automne-hiver 11-12, bat son plein. Les silhouettes imaginées par Christopher Bailey, directeur général de la création de la griffe, ne sont pas seulement applaudies par le millier de journalistes, photographes, VIP et acheteurs invités. Elles sont également visibles sur un écran digital sur la place londonienne de Piccadilly Circus, devant lequel circule chaque semaine 1,2 million de passants. Sans oublier la retransmission en direct, dans 40 boutiques de la marque.  » Nous avons toujours utilisé les possibilités de la communication numérique pour approfondir nos relations avec nos clients et permettre à tous de vivre l’expérience Burberry où qu’ils se trouvent, détaille le créateur. Qu’il soit à la maison devant l’ordinateur, à Piccadilly Circus, sur un appareil mobile, ou présent dans notre magasin de Pékin, chacun a pu ressentir l’énergie et l’attitude qui animent la griffe grâce à ce défilé. « 

COMME SI VOUS Y ÉTIEZ

Entre ces deux décennies : une révolution copernicienne, forcément induite par un changement des mentalités et des stratégies de communication et de vente. Indubitablement, le World Wide Web a modifié la donne. L’association de l’édition américaine de Vogue au magazine W, pour lancer l’incontournable site Style.com – bible virtuelle pour toute la sphère fashion – a définitivement convaincu les acteurs du luxe de l’importance d’être présent sur Internet. Grandes et petites maisons font maintenant des pieds et des mains pour être reprises sur ces pages en ligne.

Elles n’hésitent pas non plus, à l’instar de Burberry Prorsum, à diffuser leur défilé en direct sur leur propre site. Cette saison, ce fut le cas pour Marni, Emilio Pucci, Chloé, Gucci, Jil Sander, Louis Vuitton… Certaines d’entre elles ont même été un pas plus loin, en faisant participer leur public à l’événement. Fin février dernier, Dolce & Gabbana a installé un réseau Wi-Fi gratuit dans son théâtre Metropol, là où avait lieu son show. Tous les invités ont ainsi pu réagir à chaud, leurs commentaires se retrouvant immédiatement publiés sur écran géant dans la salle, ainsi que sur la page Facebook des créateurs italiens. Quant au label français Chloé, il a organisé un live chat, pour permettre aux fashionistas connectées d’échanger leurs impressions sur la collection présentée sous leurs yeux.  » Les marques de luxe n’ont pas eu d’autres choix que de se jeter à l’eau et être visibles sur Internet, pour exister aux yeux de leur communauté « , remarque Bertrand Jouvenot, auteur du livre Mode et Internet : le marketing épinglé, publié aux Éditions BookSurge Publishing.  » Les grands succès récents du Web – Facebook, Twitter… – privilégient une logique sociale, de tribalité et d’échange. C’est un média massmarket, qui n’a rien d’élitiste. De ce point de vue, il est difficile de déterminer comment une marque de luxe doit se positionner dans ce contexte. On remarque juste qu’elles emboîtent le pas de ces sites sociaux.  »

Dans cette course à l’immédiateté, seul Tom Ford fait actuellement figure d’exception : le créateur américain ne tolère qu’un seul photographe à son show, pour le moins confidentiel, tandis que ses rares invités doivent accepter de ne rien dévoiler avant la sortie de la collection en boutique. Mais pour l’ancien directeur artistique de Gucci et Yves Saint Laurent, ne s’agit-il pas d’abord de susciter un maximum de buzz ?

SHOPPER DEPUIS SON CANAPÉ

Qui dit Internet, dit évidemment e-commerce. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une maison annonce l’ouverture de sa boutique en ligne. Dernières en date ? Bottega Veneta et Anne Valerie Hash. Plus question d’ignorer ce nouveau marché, quand on sait qu’en 2010 un chiffre d’affaires de 31 milliards d’euros a été généré en France par ce canal – soit une progression de 24 % – et que trois millions de cyber-acheteurs supplémentaires ont été comptabilisés, d’après les estimations de la Fevad, la Fédération française de l’e-commerce et de la vente à distance. Le potentiel du digital est énorme, et Gucci est un des acteurs à l’avoir bien compris, lui qui est un pionnier du luxe sur la toile, avec 2,5 millions de visiteurs uniques par mois pour son site, 3,2 millions de fans sur Facebook ou encore 30 000 personnes connectées en moyenne lors des retransmissions de ses défilés.

Mais l’internaute est-il pour autant capable de dépenser plus de 1 000 euros pour un sac griffé dont il ne peut voir qu’une image à l’écran ? Oui, répond Bertrand Jouvenot.  » Les marques premium ont réalisé qu’un certain nombre de clients potentiels n’osaient pas entrer dans leurs flagship stores, imposants et intimidants. Le monde virtuel offre une certaine intimité, bienvenue en cette période où afficher un luxe ostentatoire n’est plus de mise. « 

Autre avantage de l’e-shopping : le contrôle de l’image.  » Les grandes maisons obtiennent un accès direct à leurs clients, sans avoir à passer par l’intermédiaire des department stores, qui risquent de déformer leur message, explique Julie Wouters, consultante en fashion Internet marketing et co- fondatrice de la nouvelle e-boutique Vendredi chic, spécialisée dans la vente en ligne de labels belges (voir aussi www.vendredichicbyweekend.be). La maîtrise de l’image est au c£ur des stratégies des marques de luxe. C’est parce qu’elles dégagent du rêve qu’elles vont pouvoir réussir à vendre un sac plus de 1 000 euros.  » Et plus nécessairement parce que ledit accessoire est mis en vente dans une boutique de luxe…

LES ANONYMES DU STYLE

L’apparition des blogs rend également la mode plus accessible. On ne compte plus les pages créées par des anonymes, férus de style. Ceux-ci y postent des photos sur lesquelles ils se mettent en scène avec leurs dernières trouvailles shopping. Ils détaillent leurs bons plans, critiquent et encensent les créations des griffes… Un exemple parmi d’autres : le site Lookbook.nu, qui permet à toute personne intéressée de proposer un concentré de ses meilleurs looks, histoire de connaître l’avis des 200 000 autres membres.  » Nous sommes en pleine logique de peer-to-peer, analyse Julie Wouters. L’avis des personnes proches de soi compte bien davantage que n’importe quelle campagne de publicité. Les griffes en prennent de plus en plus conscience et tendent dès lors la main aux blogueurs.  » Ceux-ci sont invités en front row des défilés, Domenico Dolce et Stefano Gabbana leur demandent d’imaginer une silhouette en mixant les pièces de leur collection printemps-été 2011 ; Tod’s leur organise un dîner de presse ; en Belgique aussi, Francis Ferent, boutique bruxelloise spécialisée dans le prêt-à-porter griffé, a tout récemment initié une soirée VIP… rien que pour eux !

À côté des blogs, les photographes de street style jouent aussi un rôle dans ce processus de démocratisation du luxe. Le pionnier du genre ? L’Américain Scott Schuman, considéré par le TimeMagazine comme l’une des cent personnes les plus influentes en matière de mode. Créé en 2005, son site Web, baptisé The Sartorialist, présente des clichés de passants bien fringués. Plus de 150 000 curieux viennent chaque jour y jeter un £il.

Dans son sillage, des dizaines de blogueurs arpentent maintenant les rues, appareil photo à la main, avant de poster sur Internet le résultat de leurs pérégrinations. Ont réussi à se faire un nom : la Française Garance Doré, notre cons£ur et journaliste à L’Express Styles en ligne Géraldine Dormoy (pour son site Café Mode), le Suisse Yvan Rodic connu sous le pseudo Face Hunter, le Philippin Bryan Boy, le Canadien Tommy Ton (Jak & Jil)… Et la relève est déjà assurée avec Tamu McPherson (All the Pretty Birds), Vanessa Jackman, Maya Villiger (Turned Out) ou encore Hanneli Mustaparta.

Une fois publiés sur la toile, les clichés de ces photographes de street fashion sont décryptés par les internautes. Il est d’abord question d’allure.  » On constate une revalorisation du goût, explique Bertrand Jouvenot. Sur tous ces blogs, le talent est mis en exergue, la capacité à se mettre en valeur d’une façon extrêmement créative, en mixant les genres et les griffes. Il est loin le temps où les clientes achetaient et portaient un total look. La réalité du marché a changé. Les marques ne peuvent plus travailler pour le consommateur, mais bien avec lui. « 

UN LUXE PARTICIPATIF

Dorénavant, ce nouveau moyen d’expression qu’est Internet permet au quidam de s’immiscer dans les coulisses de la mode en tant que connaisseur, faisant voler en éclats le caractère élitiste de la sphère fashion. Une nouvelle donne qui oblige les acteurs du secteur à évoluer.  » Ils doivent développer leur esprit créatif pour se démarquer de tous ceux qui cherchent à les imiter, considère Bertrand Jouvenot. Privilégier une logique sensorielle et expérientielle, qu’offre justement Internet. « 

Le designer de mode américain Derek Lam a par exemple choisi de tirer profit du rôle de plus en plus actif de ses fans. Avec le soutien d’eBay, il leur a demandé de voter pour leur vestiaire idéal, dans sa collection automne-hiver 11-12. Résultat, depuis ce 10 mai, les cinq robes qui ont remporté le plus de suffrages sont en vente sur le site d’enchères, à des prix allant de 175 à 295 dollars. Une démarche participative qui apporte également des avantages à la griffe, puisque celle-ci peut sentir le marché en amont et connaître les préférences de ses clients.

Dans une logique similaire, Burberry Prorsum contente ses aficionados en agissant de façon beaucoup plus immédiate. Fini, les longs mois d’attente entre la présentation d’une collection et sa commercialisation. Les amateurs ont pu commander des pièces immédiatement après le show. Délai de livraison : sept semaines. Sous l’égide de Christopher Bailey, la maison britannique multiplie par ailleurs les initiatives interactives. Sa plate-forme Art of Trench permet à l’internaute de poster une photo de lui avec son trench – Burberry, of course -, tandis que son site www.live.burberry.com présente de jeunes groupes musicaux.

Thakoon, Américain chouchou de Michelle Obama, vient, lui, de moderniser son site Web en misant sur les réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter et Tumblr. Il se positionne à l’opposé du créateur caché dans sa tour d’ivoire, puisque des  » webisodes  » vidéo dévoilent les coulisses de son travail. Autre manière d’animer sa communauté : Gucci et son application pour iPhone. Fin 2009, la maison italienne a demandé au célèbre DJ et producteur Mark Ronson de composer des playlists pour ses membres, ainsi qu’un programme permettant de créer ses morceaux. Le projet ne s’est pas arrêté là : en entrant dans un magasin de la marque, le détenteur d’un smartphone peut aussi consulter les images en 3D de chaussures, voire commander une paire vendue exclusivement par ce biais. Gucci a par ailleurs lancé, en septembre dernier, son  » digital flagship store « , qui rassemble toutes les initiatives virtuelles imaginées par la griffe. Pour sa directrice artistique Frida Giannini, il s’agit avant tout de se rapprocher et créer un lien avec la génération Facebook qui, espère-t-elle, deviendra un jour cliente. Des jeunes qui n’éprouvent plus la nécessité de se déplacer jusqu’à une boutique. Il lui suffit de voir des produits en ligne, de les commenter et partager ses impressions avec ses amis, pour avoir envie de les acheter.

 » Le monde virtuel ne fait que multiplier les points de contact avec les clients, analyse Kamel Ouadi, directeur du département digital du groupe LVMH. De plus en plus, les marques premium ont donc besoin de contenu pour s’exprimer. Elles doivent raconter une histoire qui touche les c£urs et est un vecteur d’émotion. Nous sommes plus que jamais dans l’ère du storytelling.  » Place au branded content, une stratégie commerciale qui prône l’élaboration d’un contenu éditorial, pour s’assurer une visibilité parmi la multitude de pages se côtoyant sur le Web.  » Développer une logique de personnalité, et plus seulement d’identité « , résume pour sa part Bertrand Jouvenot. C’est notamment ce qu’a mis en place Dior, avec ses quatre courts-métrages mettant en scène l’actrice Marion Cotillard et le sac Lady Dior. C’est aussi ce qu’a réalisé Zoé Cassavetes pour la dernière campagne de pub de Miu Miu. Ou Louis Vuitton lorsque Sean Connery prend l’internaute dans ses bagages jusqu’en Écosse. Ou encore Chanel lorsque la griffe met à disposition des petits films à forwarder, dont certains réalisés par Karl Lagerfeld lui-même.

À chaque fois, des vidéos haut de gamme, pratiquement placées au rang d’£uvre d’art. À chaque fois, des contenus diffusés uniquement sur les propres pages des maisons.  » Paradoxalement, sur Internet, il n’existait pas d’espace où les marques de luxe et de lifestyle pouvaient exprimer leur richesse et leur profondeur. Un lieu où l’on prend le temps de décrypter ce monde à part « , raconte Kamel Ouadi. Il a donc lancé, il y a un an, la plate-forme Nowness, qui s’adresse déjà à près de 300 000 visiteurs uniques. Cette start-up appartenant au groupe LVMH livre chaque jour une histoire, qui touche à la gastronomie, la mode, le voyage, le design, le cinéma, l’art, la musique…  » Ce sont des contenus d’exception, imaginés par notre réseau de créateurs, photographes et réalisateurs.  » Soit Nowness produit elle-même une idée en toute indépendance – hors de question d’avoir des espaces publicitaires ou de se limiter à fournir du contenu lié aux marques du groupe LVMH -, soit elle la sélectionne parmi toutes celles qui lui sont directement soumises via le site. Ralph Lauren, Rodarte, Mercedes, Chanel, Dior, Louis Vuitton ne sont que quelques-unes des griffes à avoir déjà fait l’objet d’une publication sur cette plate-forme d’un nouveau genre. L’interactivité n’est évidemment pas oubliée : l’internaute peut à tout moment partager une production avec ses contacts, peut la juger grâce à l’outil ludique  » Love – Don’t love « , qui lui permet ensuite de voyager sur le site d’après ses goûts et ses affinités.  » Nowness n’est qu’une solution pour répondre aux nouveaux besoins du luxe dans le monde digital, conclut Kamel Ouadi. Les marques ne doivent pas avoir peur de saisir l’opportunité d’exprimer qui elles sont sur le Web, en s’adressant directement au consommateur.  » Et de ce point de vue, Internet offre un champ des possibles incroyable.

CATHERINE PLEECK

Le monde virtuel offre une certaine intimité aux clients.

Les marques ne peuvent plus travailler pour le consommateur, mais avec lui.

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