C’est le nouveau terrain de jeux des groupes de luxe, qui investissent de plus en plus dans les prix soutenant les créateurs en herbe. Pur mécénat, pari sur l’avenir ou stratégie industrielle ?

Il avait le sourire aux lèvres, Stéphane Ashpool, le 3 juillet dernier. Celui qui a lancé, en 2008, sa marque Pigalle Paris, mixant streetwear et esprit plus couture, apprenait qu’il gagnait le Grand Prix de l’Association nationale de développement des arts de la mode (Andam). Soit une somme de 250 000 euros et un parrainage de Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel, pendant un an. Quelques semaines plus tôt, c’était le duo fondateur du jeune label portugais Marques’Almeida qui remportait le prix LVMH. Avec, à la clé, une bourse de 300 000 euros et une aide personnalisée pour faire prospérer son entreprise. Avant cela, encore, la styliste débutante Annelie Schubert était choisie comme lauréate dans la catégorie Fashion de la trentième édition du Festival international de mode et de photographie, à Hyères, recevant 15 000 euros et la possibilité de collaborer avec Petit Bateau et les Métiers d’art de Chanel.

Ces derniers temps, les récompenses dédiées à la création émergente ont la cote. Belle visibilité dans les médias et, surtout, investissement de plus en plus conséquent de la part des groupes de luxe. LVMH – pour Louis Vuitton Moët Hennessy – a ainsi lancé son propre concours, à l’hiver 2014. Et la griffe fondée par Mademoiselle n’est pas en reste cette année : elle a activement participé à l’édition anniversaire du Festival d’Hyères – Karl Lagerfeld en était d’ailleurs le directeur artistique – et est devenue mécène de l’Andam, en France.

Incontestablement, ces compétitions dédiées à la génération montante de la mode font office de nouveau terrain de jeux pour les géants du secteur. Après avoir misé sur la valorisation de leurs archives, après avoir pérennisé leurs savoir-faire artisanaux, il est désormais de bon ton pour les grandes maisons de se tourner vers l’avenir.  » Soutenir les créateurs de demain, cela fait partie de notre mission « , confie Bruno Pavlovsky.

Si l’on se bouscule au portillon, pas de concurrence entre ces awards pour autant puisque chacun a sa spécificité. Hyères repère de futurs talents à peine sortis de l’école. L’Andam se préoccupe des jeunes pousses, françaises ou étrangères, qui souhaitent s’implanter durablement à Paris. Depuis 2011, l’association encourage aussi, par le biais du Prix des Premières Collections, une entreprise bleu-blanc-rouge débutant dans la sphère fashion. Et, nouveauté cette année, elle se dote encore d’un Prix Accessoires de mode.

Quant à LVMH, il s’ouvre au monde entier :  » Nous avons pris le parti d’être un prix international, le seul du genre, et de faciliter les candidatures grâce à un système en ligne, direct et simple, qui nous permet d’être accessibles partout – j’y tenais particulièrement, précise Delphine Arnault, directrice adjointe de Louis Vuitton et instigatrice de ce concours. Il est de plus en plus difficile de créer sa marque aujourd’hui, la compétition est mondiale.  »

BUSINESS ET IMAGINATION

A chaque fois, le talent est célébré, mais plus seulement.  » Cela ne suffit pas, martèle Nathalie Dufour, fondatrice de l’Andam. Lorsqu’il passe devant notre jury, le candidat doit présenter sa collection, mais aussi sa vision du management et de l’avenir de sa société. Nous voulons être certains que cette injection de moyens – une dotation globale de 370 000 euros – soit correctement utilisée par les gagnants et judicieusement investie dans la production, le défilé et la gestion de leur entreprise.  »

Dans cette optique, les organisateurs des prix LVMH et Andam ne se contentent pas de signer un beau chèque. Le lauréat est aussi épaulé par une équipe dédiée, qui le conseille dans son développement, durant douze mois.  » Ces concours sont un véritable pied à l’étrier pour les débutants, estime pour sa part le président des activités mode de Chanel. Il est passionnant pour nous de les écouter, de comprendre leurs difficultés. Cela ne touche pas tant à l’aspect artistique de leur travail – car ils savent ce qu’ils veulent et ont une vraie force créative -, mais au côté business de leur activité : comment et à qui ils vont vendre leur collection. C’est à ce niveau que l’accompagnement prend tout son sens.  »

 » Chanel peut offrir une aide très large, poursuit Bruno Pavlovsky. De la fabrication des produits en passant par le suivi commercial ou la communication. Nous avons des professionnels prêts à les soutenir sur de nombreux points. Mais la spécificité de notre maison réside dans sa relation avec les Métiers d’art : les brodeurs, plumassiers, spécialistes de la fleur, bottiers, chapeliers, plisseurs, orfèvres, gantiers, etc., réunis au sein de notre filiale Paraffection. Le lauréat bénéficie de notre proximité avec ces savoir-faire français uniques et exceptionnels.  »

Autant d’expertises inestimables pour les jeunes griffes. Pour preuve, après avoir été couronné, en 2014, par le Prix des Premières Collections de l’Andam, le duo français Coperni, composé d’Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer, n’a pas hésité à postuler pour le LVMH Prize 2015, terminant cette fois parmi les huit finalistes. Selon l’Ukrainien Anton Belinskiy, qui faisait quant à lui partie des vingt-six candidats retenus initialement pour cette même récompense, rien que le fait d’être nominé est déjà une victoire en soi :  » La visibilité est énorme, expliquait-il, il y a peu, dans la boutique bruxelloise Yawn Space, où il est commercialisé. Vous rencontrez des gens, la presse s’intéresse à vos collections… C’est un boost incroyable !  »

Et que dire, alors, de la créatrice futuriste, Iris van Herpen ? Remis l’an dernier, le Grand Prix de l’Andam lui a clairement servi de tremplin.  » La reconnaissance et le soutien de l’industrie ont été essentiels pour amener mon entreprise à un stade supérieur, confirme-t-elle. Remporter cet award a changé beaucoup de choses. J’ai reçu des conseils personnels de la part de François-Henri Pinault, patron du groupe Kering. Ceux-ci ont été plus qu’utiles à la croissance de mon business.  » Pour elle, il est donc primordial que les consortiums du luxe continuent d’épauler des labels inexpérimentés, encore plus en ces temps où la production n’est pas aisée et où la distribution est devenue planétaire…

UN RETOUR SUR INVESTISSEMENT

Lorsque l’Andam est lancée en 1989 par les pouvoirs publics de l’Hexagone, l’idée première est de repérer les talents partout dans le monde et de les inviter à se développer en France.  » L’objectif est de rendre Paris attractif, d’un point de vue créatif et industriel, avance Nathalie Dufour. Ce concours doit faire levier sur le chiffre d’affaires des sociétés actives dans le secteur.  » Par conséquent, quand ils décident d’être les mécènes de ces prix, les grands noms investissent dans le devenir de la mode française. Et ce d’autant plus que cette dernière joue un rôle central dans l’identité nationale du pays et dans son rayonnement à l’échelle du globe.  » Or, au fil du temps, le rôle central de Paris en tant que capitale fashion s’est affaibli, estime Frédéric Godart, sociologue de la mode et professeur à l’Insead. Ces récompenses sont dès lors une façon de renforcer la position de la Ville lumière sur l’échiquier, en contrebalançant les compétitions américaines (CFDA Awards) et britanniques (British Fashion Awards).  »

Autre raison : miser sur le futur.  » En tant que leaders de notre industrie, il est de notre responsabilité de découvrir les grands de demain et de les aider à lancer leur société, insiste Delphine Arnault. Nous sommes tournés vers l’avenir, tout en valorisant le passé et les savoir-faire. En transmettant les savoirs, nous agissons à la fois dans le sens de la conservation des patrimoines humains et du soutien aux talents émergents.  »

De là à se composer une réserve de recrutement ? Même si LVMH s’en est défendu dans la presse – ils ont déjà engagé les meilleurs, sourient-ils -, ce n’est pas l’avis de Frédéric Godart :  » La mode se nourrit de créativité. Et il faut de nouveaux stylistes pour remplacer ceux qui s’en vont. Le fait qu’il y ait un accompagnement des gagnants – et de certains perdants méritants ! – illustre bien que ces concours sont aussi un exercice d’identification des noms prometteurs et d’engagements potentiels.  » Quand on sait que Martin Margiela, Viktor & Rolf, Jeremy Scott, Véronique Leroy, Christophe Lemaire ou encore Jean-Paul Lespagnard sont des anciens lauréats du Festival d’Hyères et/ou de l’Andam, les groupes de luxe auraient, c’est vrai, tort de se priver de ce vivier.

Reste une dernière explication, et non des moindres, à cet engouement des mastodontes du secteur.  » C’est aussi une question de réputation et d’image de marque, note le sociologue de l’Insead. Ces groupes sont souvent bien moins connus que leurs labels étendards. Tout le monde a déjà entendu parler de Gucci ou Louis Vuitton, mais c’est moins évident pour Kering ou même LVMH. Par ailleurs, ces derniers veulent démontrer qu’ils sont en réalité bien plus que de simples montages financiers.  » On est donc loin du mécénat pur et dur. Mais qu’importe, finalement, si cela donne un sérieux coup de pouce à des créateurs prometteurs, avides de se frotter au monde professionnel…

PAR CATHERINE PLEECK

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