Quand ces deux univers se rencontrent, leur alchimie nourrit la critique. Pourtant de cette union, chacun tire bénéfice. L’art apparaît comme un filon doré pour le chiffon et la mode sert de tremplin aux talents méconnus.

Qu’est-ce qu’un vêtement ?  » Un morceau d’étoffe qu’on enfile « , répond Marc Jacobs. Seulement ? La boutade de l’instigateur prolifique des lignes Louis Vuitton ne saurait occulter, bien sûr, que la mode relève plus de la créativité que de la seule confection. Enthousiasmé par les toiles, les sculptures et les objets ludiques, très  » manga « , de Takashi Murakami, Jacobs a proposé à l’artiste japonais d’intervenir sur sa collection été 2003 (prêt-à-porter et accessoires). Le fruit de leur collaboration a eu tôt fait de transformer de petites robes en satin colorées et des sacs monogrammés parsemés de personnages rieurs en  » must have  » de la saison… voire en pièces de collection. L’affaire Vuitton-Jacobs-Murakami illustre avec maestria l’alliance de la mode et de l’art. Hymen sacré pour les uns, mariage blanc pour d’autres, quand ces deux univers sont à l’unisson, leurs statuts explosent et leur alchimie créative ne laisse pas de nourrir la critique… qui voit parfois dans cet accord la vache à lait des tendances. Aux sempiternelles questions des puristes û  » C’est de l’art ou de la mode ?  » ;  » La mode est-elle un art ?  » ;  » Est-il bon que l’art soit à la mode ?  » û le passé apporte d’apaisantes réponses.

 » Dès le début du siècle, nombre de couturiers (Jacques Doucet, Paul Poiret, Jeanne Lanvin…) se sont révélés mécènes, collectionneurs ou amateurs, garnissant leurs maisons de tableaux de maîtres de jeunes talents, de meubles de prix, d’objets rares « , explique Valérie de Givry, auteur d' » Art et Mode « , un ouvrage sur l’inspiration artistique des créateurs de mode (éditions du Regard, 1998).  » Jeanne Lanvin a régulièrement passé des commandes auprès des artistes, rappelle Jacques Lévy, directeur général de la maison de haute couture. Son bureau est l’£uvre de Printz, un décorateur des années 1930. Et sa salle de bains trône au musée des Arts décoratifs de Paris.  » Les arts û peinture, sculpture, chorégraphie… û se sont toujours mutuellement fécondés. Et les couturiers n’ont pas échappé à cette réflexion commune. Les Ballets russes de Serge de Diaghilev soufflèrent à Poiret des robes aux couleurs chamarrées, Elsa Schiaparelli n’adorait rien tant que la compagnie des surréalistes. Salvador Dali, dont s’inspira la couturière, a lui-même imaginé quelques modèles et imprimés pour sa griffe… Les couturiers ont multiplié les hommages à celles et ceux qui les captivaient, comme en témoigne la célèbre robe Mondrian d’Yves Saint Laurent, créée en 1965.

Les faiseurs contemporains ne sont pas moins proches de l’univers artistique. John Galliano a commencé par étudier l’illustration à la Saint Martin’s School of Art, à Londres.  » J’y ai découvert les textiles et le design, confie-t-il. Antonio Lopez m’inspira beaucoup à l’époque et ses illustrations ont ensuite influencé la campagne publicitaire printemps-été 2000 qui a marqué le début d’une nouvelle période pour Dior. J’ai aussi été porté par les magnifiques portraits d’aristocrates de Giovanni Boldini. Ils ont une telle dignité et une telle force. Il a su si parfaitement saisir l’élégance féminine de cette époque.  »

Reste qu’aujourd’hui la simple évocation de la création de mode comme support, voire comme discipline artistique, éveille la suspicion. D’abord parce que le chiffon n’est plus seulement l’apanage de quelque intelligentsia richissime, mais qu’il parle aussi au plus grand nombre, ne serait-ce qu’à travers les publicités et les magazines. Ensuite parce qu’il répond à des attentes ciblées.  » La mode sert à vêtir les femmes avec élégance et confort ; elle n’en reste pas moins une expression artistique, estime John Galliano. Les artistes nous offrent leur vision du monde et la chronique de leur temps. En tant que designer, mon but est de créer du rêve pour les femmes. Je suis leur complice. Mais les artistes, eux, n’ont pas d’impératif commercial.  »

 » Commercial « … le mot est lâché, il étouffe les puristes. Qu’un vêtement puisse être considéré comme une £uvre d’art, ne les blesse pas, mais qu’il obéisse à des fins mercantiles, si.  » On pourrait, à propos de la mode, reprendre le fameux mot de Godard :  » La culture, c’est la règle, et l’art c’est l’exception « , note Jean-Jacques Aillagon. Et le ministre français de la Culture d’arbitrer :  » D’une manière générale, la mode est un élément important de la culture : elle reflète les valeurs du lieu, du moment, du monde qui l’ont produite ; elle se fait le miroir d’une société, d’une sensibilité, d’un air du temps. Et, parfois la personnalité d’un créateur la place à un autre niveau : comme la peinture, comme la musique, elle est alors capable de produire des chefs-d’£uvre, qui renouvellent profondément les formes en même temps qu’ils bouleversent notre vision de la société. Les créations de Balenciaga ou d’Yves Saint Laurent, celles, plus récentes, de Yohji Yamamoto ou de Martin Margiela en sont quelques exemples. Comme en peinture, comme en musique, ils sont extrêmement rares. Ils sont l’exception.  »

 » L’exception… point d’accord et de désaccord de la mode et de l’art. Un phénomène curieux est en train de se produire : tandis que la mode encense le rare, l’unique, les séries limitées et les boutiques plus belles que les galeries, nombreux sont les artistes qui y voient un moyen d’exprimer leur point de vue auprès d’un large public. Olivier Saillard, conservateur et scénographe au musée de la Mode à Paris, note que les vêtements des créateurs,  » les vrais, ceux qui comptent et font avancer les idées  » sont de plus en plus difficiles d’accès.  » Pour sa propre collection, John Galliano a fait défiler sous forme de happening des modèles qui ne seront jamais commercialisés. De même pour les pièces les plus intéressantes de Hussein Chalayan. La vraie mode est faite non plus pour la rue, mais pour les podiums « , comme on installait hier les statues sur un piédestal. L’ère de l' » aristocratie  » est en marche, selon Vincent Grégoire, chasseur de tendances au bureau de style Nelly Rodi.  » Après les « fashion » et les « design victims », les « art victims » sont de saison, dénonce-t-il. Ce qui est au-dessus de la mêlée est des plus artistocratiques, donc rare et cher. Le frisson de l’esprit rebelle, la singularité de l’artiste, en sus !  »

Les stratèges de luxe ne s’en cachent pas. Ainsi Diego Della Valle, patron de Tod’s, a-t-il décidé d’installer un escalier du designer Ron Arad dans sa toute nouvelle boutique de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris,  » pour attiser la curiosité des clients « . Paul-Gérard Pasols, directeur de la communication de Louis Vuitton, souligne, pour sa part, que  » l’art, c’est le luxe du luxe « . Aussi la griffe s’est-elle depuis longtemps investie dans le mécénat, soutenant moult fondations liées à l’opéra et aux ballets, et notamment celle de Bob Wilson… qui signait, à Noël dernier, les vitrines parisiennes de Vuitton.  » Un échange sympathique de bons procédés, estime Paul-Gérard Pasols, puisque nous aimons privilégier les rencontres inattendues.  » De même, chez Lanvin, Jacques Lévy remarque que choisir l’illustration plutôt que la photo pour une campagne de publicité, c’est non seulement renouer avec les fastes d’antan, mais aussi se différencier de la masse des images véhiculées. Les marques, qui digèrent tout et vite, ont déjà réexploité le filon : Etam a privilégié de grandes silhouettes de filles dessinées pour ses vitrines, et le grand magasin La Samaritaine a accueilli récemment une ribambelle d’illustrateurs censés donner leur vision de la mode, celle sélectionnée par le magasin.

L’art est un nouveau filon pour le chiffon. Agnès b. le regrette, elle qui, outre son rôle de styliste, dirige la galerie, rue du Jour, à Paris.  » J’ai toujours bien séparé mes deux activités parce que je place l’art au-dessus de tout.  » Néanmoins, elle estime que la mode peut rendre service aux artistes, en étant le médium de leur talent. Aussi répond-elle favorablement à celles et ceux qui souhaitent intervenir sur ses vêtements.  » Je garde une entière liberté, souligne l’Atlas, l’un des graffeurs qui signent les sérigraphies des tee-shirts Agnès b. édités en série limitée. Et je diffuse mes messages à l’ensemble de la planète.  » Un avis que partage Takashi Murakami, selon Emmanuel Perrotin, son galeriste, installé rue Louise-Weiss, à Paris.  » Louis Vuitton, c’est 300 points de vente à travers le monde. Une aubaine pour Takashi, qui a débuté en éditant à ses frais des tee-shirts et des porte-clefs. Au Japon, on n’a pas le culte du musée, de la galerie et des toiles. Et les appartements sont trop petits pour les accueillir.  » De cette collaboration, chacun a tiré le bénéfice maximal. Grâce à la maison de luxe, Murakami a concrétisé l’un de ses rêves, la réalisation d’un dessin animé, et Vuitton délivre au compte-gouttes, rupture de stock oblige, les sacs signés par Marc Jacobs et Takashi Murakami… en faisant exploser les prix : le sac de voyage Keepal au monogramme classique est commercialisé à 520 euros ; celui revu et corrigé par l’artiste, 2 000 euros. Cerise sur le gâteau, le célèbre LV entrelacé est apparu, détourné, sur des tableaux signés par le Japonais, exposés en avril dernier dans la galerie Emmanuel Perrotin.  » Pour une fois que l’imaginaire des artistes n’est pas pillé sans vergogne !  » commente le galeriste, avant d’ajouter, narquois :  » Vuitton, c’est le luxe des pauvres ; 300 boutiques, c’est beaucoup trop pour être rare. Non, le vrai luxe de la maroquinerie, ce serait Goyard, une seule boutique au monde.  » Plus haut, toujours plus haut : n’est-ce pas la vérité quête de l’art ?

Catherine Maliszewski

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