» Mais qu’est-ce qu’il y a dans le sac des filles ?  » chante Camille. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann, lui, a procédé à la fouille… Le fruit de ses investigations ?  » Le sac n’est pas seulement révélateur de la personne : il la fabrique !  » Explications.

Sociologue et directeur de recherches au CNRS, à Paris, Jean-Claude Kaufmann décortique les détails du quotidien. Après avoir planché sur les balais et autres casseroles, analysé les relations de couple, il s’est attaqué à l’objet fétiche des femmes. Dans Le Sac : un petit monde d’amour (1), il scande haut et fort que notre fidèle compagnon n’est pas qu’un accessoire ! Cet homme aurait-il percé à jour les raisons de notre divine idylle ?

Comment vous est venue l’idée de faire l’autopsie du sac féminin ?

Cela fait maintenant plus de trente ans qu’en tant que sociologue du quotidien, je fais parler les objets. Je suis convaincu qu’ils ne sont pas des choses anonymes, qu’ils jouent un rôle très important dans notre vie et ont la capacité de structurer les personnes. J’avais le regard accroché par le sac des femmes. J’avais envie de savoir, et c’est donc d’abord la curiosité qui m’a animé. Et puis le sac, on le sent immédiatement, est un objet bavard !

Vous avez passé au crible le sac de 75 femmes. Ce sont surtout les listes ou les petits objets emportés  » au cas où  » (mouchoirs, paire de bas de rechange, stylos en double exemplaire, bouteille d’eau…) qui ont retenu votre attention. Ce souci de prévoir, d’être prête en toutes circonstances, est-ce typiquement féminin ?

Non. Les hommes font également des listes, mais leur programmation est moins axée sur le monde familial et relationnel. Elles s’inscrivent plus dans l’organisation du travail et des activités sportives. Les femmes sont aussi plus sujettes aux listes parce qu’elles sont davantage dans une réflexion sur elle-même, sur la vie intime, personnelle et relationnelle. Elles font sans cesse un travail réflexif, d’organisation et de questionnement. Ce qui les agace d’ailleurs ! Elles aimeraient être aussi marrantes et légères que les hommes… Mais il faut bien que quelqu’un prenne les choses en main ! Et tout cela passe par les listes : courses, résolutions, idées… C’est un travail incessant. Le sac est un instrument. Il révèle le fossé qui continue à séparer homme et femme : l’univers de la richesse intime et du relationnel. Le sac est un petit monde d’amour.

Vous parlez de la trajectoire biographique du sac : il est léger pendant la jeunesse, prend du poids en milieu de vie.  » Quand le ventre diminue, le sac gonfle « , les gros sacs seraient-ils l’apanage des mères de famille ?

Leur gros sac révèle qu’elles sont à un moment particulier de leur vie : le véritable torrent de la mobilisation familiale. Mais il abrite quand même leur bouquin, leur carnet, leur MP3, leur trousse de maquillage… Elles essaient malgré tout de conserver un peu de temps pour elle-même. Mais c’est inéluctable, dès que les enfants arrivent, le sac accueille d’abord couches, bibis, tétines, et puis jouets, biscuits émiettés, doudous… En plongeant dans son sac, on voit comment la femme est au c£ur d’un réseau qui vit grâce à elle. Les femmes rêvent d’égalité avec les hommes, de liberté individuelle, mais en même temps elles se donnent corps et âme pour que leur famille aille bien. Cela se lit dans leur sac. La femme est une personne-ressource : elle trouve des réponses aux problèmes du quotidien, dans les situations les plus diverses, pour son homme, ses enfants ou même des proches et des amis… Mais évidemment, cela se traduit par un poids sur l’épaule…

À cause de son manque de légèreté, de son frein à la liberté individuelle, le sac pourrait être une entrave à l’égalité des sexes. Pourtant, les féministes ont brûlé leur soutien… pas leur sac !

Le problème, c’est que le sac n’est pas qu’une entrave. Il est aussi un gardien ! La femme  » porteuse  » des objets nécessaires, la femme  » au service de  » peut être une entrave à l’émancipation féminine. Mais quand on considère le sac du point de vue des objets  » à soi « , comme le journal intime, la trousse de maquillage… Là, il y a une réflexion permanente ! Notamment le matin.  » Quel type de sac vais-je prendre ? Que vais-je mettre dedans ?  » Ce sont des choix existentiels. L’alternative à la légèreté, c’est le poids sur l’épaule qui permet d’être rassurée, et de faire face à une série de situations. C’est un élément important de notre époque : les risques sont de plus en plus nombreux, nous nous sentons fragiles. Ce qui est dans le sac permet de se protéger. On y fait des choix éthiques, moraux et culturels…

La façon de ranger son sac est intimement liée à la structuration de l’identité. On est plus fière quand on a un sac ordonné, et terriblement gênée quand on ne retrouve pas ses clés…

Je suis convaincu du rôle immense des objets familiers. Nous avons un corps biologique (la limite étant notre peau) et un corps anthropologique (avec une structure diamétrique variable). Par l’objet familiarisé, le soi s’étend dans les automatismes quotidiens. Le sac porte en lui un travail identitaire… C’est quelque chose d’énorme ! C’est un petit monde qu’on a avec soi, quelque chose de trèsimportant. Le sac n’est pas seulement révélateur de la personne : il la fabrique ! Mais c’est souvent assez complexe à décrypter. Un sac n’est jamais à 100 % rangé. D’ailleurs, ce serait louche, puisque le c£ur du sac, c’est le mélange, la vie. Mais, de fait, les femmes au sac ordonné se disent très rangées dans la vie. Et jugent les sacs bordéliques des autres… Elles les disqualifient. Alors que ce bordel peut être un signe de richesse intérieure.

La passion pour les sacs cacherait un désir intime, celui de plaire. Les fashionistas seraient-elles plus séductrices que les autres femmes ?

Oui, mais il faut élargir ce qu’on entend par séduction. On est aujourd’hui dans une société où elle est généralisée à tous les échanges entre personnes et pas seulement aux échanges de séduction amoureuse… Aujourd’hui, chacun met de bons ou de mauvais points à tout le monde. Le résultat est la construction de l’estime de soi par le biais du regard des autres. Imaginons une scène courante : vous allez chercher votre pain chez le boulanger, pas très bien réveillée ni habillée, vous ouvrez votre porte-monnaie, tout tombe par terre, en sortant, vous sentez que vous avez pris un mauvais point… L’image positive qui accroche les regards admiratifs est une manière de constituer son estime de soi. Historiquement, c’est tout nouveau ! Souvent, la séduction se passe sous la forme d’un regard anonyme, pas celui d’un homme en particulier. Sans qu’il y ait de suite. Cela fait du bien à soi-même. Cette séduction-là oui, elle est extrêmement généralisée. Encore plus chez les fashionistas.

Vous faites un parallèle amusant avec une histoire d’amour : on peut avoir un coup de foudre pour un sac. D’ailleurs, un achat sur deux se fait sur un coup de c£ur…

Les témoignages sont éloquents. Ce sont les femmes qui se rendaient compte elles-mêmes qu’elles parlaient de leur sac comme d’un homme. Sans volonté délibérée. J’ai reçu énormément de poèmes d’amour ! Le coup de foudre pour un sac peut faire tout oublier. Même l’ancien sac dont on pensait ne pas pouvoir se séparer… C’est la passion contre la raison. On a du mal à être rationnel. On esquisse les premiers gestes d’approche, on le caresse (le cuir, c’est de la peau quand même !)… Sur bien des aspects, on peut faire un parallèle avec la rencontre amoureuse.

Le sac est un sujet vaste, vous vous excusez à la fin de votre livre de ne pas l’avoir approfondi… Pourquoi ne pas l’avoir fait ?

Parce que je ne voulais pas faire une encyclopédie en trois volumes mais un petit livre à glisser… dans son sac ! L’âme du sac est dans le mélange. Une des thèses centrales du livre, c’est qu’il n’est fait que de contradictions. On ne peut pas le définir de façon simple et ordonnée. D’une part, il est le compagnon intime, extension de soi, de l’autre il est accessoire de mode. Il y a le bonheur d’avoir sous la main tout le nécessaire de l’existence, et de l’autre l’envie de légèreté. On passe de l’un à l’autre sans cesse. L’analyse du sac ne peut être ni linéaire ni exhaustive puisque le c£ur du sac, ce sont ces contradictions.

Êtes-vous conscient qu’à la fin de votre livre, chaque femme désirera s’acheter un nouveau sac ?

Je n’avais pas pensé à ça ! (Rires.) Mais il est vrai qu’en interview avec vos cons£urs j’ai senti comme un certain malaise : elles ne savaient pas où mettre leur sac. C’était déjà la même chose avec mon livre sur la plage (2) : ceux qui l’ont lu n’osent plus aller tranquillement à la plage pour bronzer… C’est sûr, je vais probablement foutre le bazar…

(1) Aux éditions JC Lattès.

(2) Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, aux Éditions Nathan, 1995.

PAR VALENTINE VAN GESTEL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content