Effluves de jasmin et de menthe fraîche… La pipe à eau s’invite sous nos latitudes. Fascinées par son imagerie très Mille et Une nuits, les grandes capitales européennes adoptent les unes après les autres cette nouvelle « cool attitude ».

Parmi les verres de thé, cinq téléphones portables sont posés sur une petite table ronde. Tous coupés pour une fois. L’heure – tardive – n’est plus au business et aux caprices du Nasdaq mais à la décontraction et à l’art de la conversation entre amis. Enfoncés dans une ambiance sofa-coussin-tapis, Hervé, Marc, Etienne, Michel et Yves se parlent au-dessus du narguilé qui prend ce soir des allures de centre du monde. Lentement, ils se passent le tuyau de main en main et tètent l’embout les lèvres mi-closes. Un rite à la fois sensuel et indolent accompagné par le grésillement du charbon sur le tamis de tabac. Les portables en moins, cette scène pourrait se passer dans n’importe quel café traditionnel du Caire, d’Amman ou de Beyrouth. Loin de là. Nous sommes à Bruxelles.

Une fois par mois, ils sont cinq à se retrouver à la table d’un restaurant oriental. « A chaque fois, nous en essayons un autre, précise Hervé, jeune patron d’une société d’événements, il y a toujours quelque chose de différent à découvrir: un type de tabac, une atmosphère, un contact… ». « Le Narguilé du Premier Mardi du Mois » ou « NPMM », comme a été baptisée cette réunion récurrente, permet à ces cinq entrepreneurs venus d’horizons divers d’échanger des idées. Marc, un publiciste, embraye: « il n’y a pas de meilleur moyen pour être créatif que de lâcher prise. » Yves, lui, insiste sur la rapidité avec laquelle leur initiative a circulé dans les milieux créatifs. « Jusqu’ici nous sommes restés cinq, déclare-t-il. Mais il y a tellement de demandes que l’on va instaurer un système de parrainage. Ce serait dommage de se scléroser. »

Pendant que les cinq amis devisent, les glouglous de la shisha – le nom tunisien du narguilé – bercent doucement la conversation et le karkadé, une infusion à la fleur d’hibiscus, coule à flot. Au son des derbukas, ces petits tambours du Maghreb à la sonorité claire, ils termineront la soirée dans les brumes du petit matin, heureux de s’être dépaysés dans ce patchwork aux contours orientaux.

Shisha-mania

Pipe quatre fois centenaire et commune à de nombreux pays d’Orient, depuis quelques années le narguilé déferle sur l’Occident. Pour Kamel Chaouachi (1), un sociologue qui s’est penché sur la question, le phénomène est planétaire: « il se passe la même chose à New York ou en Nouvelle-Zélande, souligne-t-il. Même dans le monde arabe, on constate un regain d’intérêt pour le narguilé ».

Pour ce spécialiste, c’est aux altermondialistes – ces militants d’une mondialisation autre qu’économique – que l’on doit le retour en grâce de « l’appareil élégant », comme se plaisait à le nommer Balzac. Ceux-ci aimant adopter des « contre-rites de masse » issus de la culture populaire, ils se sont entichés de cet objet lourd d’une symbolique libertaire. Car fumer le narguilé est très différent de fumer tout court. « Le but n’est pas de satisfaire une dépendance ou de calmer une anxiété, comme c’est le cas pour la cigarette, mais de prendre le temps de se parler et de s’écouter en se tendant fraternellement et symboliquement le tuyau d’aspiration », analyse Kamel Chaouachi.

Dans un contexte de plus en plus individualiste, la shisha permet de restaurer le lien social. Elle « libère la parole », pour reprendre les mots du sociologue Chaouachi. « Fumer le narguilé, c’est avant tout passer une bonne soirée entre potes, témoigne Eric, professeur de mathématique. On discute, on se détend, on rit beaucoup. C’est très différent d’une sortie en boîte où l’on n’a pas l’occasion de se parler. En fumant, on s’installe dans un autre rapport avec ses amis, on se sent plus proche. C’est tellement plaisant qu’on est plusieurs à avoir acheté un narguilé et à organiser chacun à notre tour des shisha-party dédiées à la parole et aux musiques du monde ».

Autre effet de la pipe à eau: elle initie à une nouvelle conception du temps qui passe. Le temps où l’on ne fait rien n’est pas un temps perdu, mais une succession d’instants dont on savoure la moindre seconde. « Lorsqu’on fume le narguilé, il vaut mieux vendre sa montre », dit un poète anonyme. Et les patrons des restaurants le savent bien: il est préférable de ne pas proposer de narguilés aux convives si l’on veut se coucher tôt. « Souvent les habitués entrent pour une demi-heure et repartent trois heures plus tard », confirme Younès, un restaurateur parisien.

Second souffle

Après avoir croisé la route des altermondialistes, la vogue du narguilé séduit aujourd’hui les bourgeois-bohèmes, les fameux « bobos ». Il faut dire qu’elle véhicule des valeurs fortement prisées par ces épicuriens: exotisme, convivialité et hédonisme. Un nombre croissant d’endroits chic et hype affichent maintenant le narguiléau menu des réjouissances. Au point de susciter une lame de fond néo-orientalisante.

Le narguilé arrive à point nommé dans la mesure où il est tout à fait compatible avec plusieurs tendances lifestyle. Le mouvement « lounge », par exemple, s’accommode parfaitement de cette invitation à une détente alanguie. Il y trouve même un second souffle en s’ouvrant sur des influences franchement « world ». Un phénomène qui, dans un contexte international tendu, prend tout son sens. Le sociologue Jean-Didier Urbain (2) affirmant même que plus que jamais le voyage immobile à la cote. « Le principe est de parcourir les méridiens sans prendre de risque, commente-t-il. Pour cela, on va acheter des disques de raï, exposer des kilims à son mur, ou encore inviter des amis à fumer le narguiléchez soi ou au restaurant « .

L’une des enseignes les plus emblématiques de ce renouveau du lounging est sans conteste le Tanjia. Cet endroit est l’un des hauts lieux branchés parisiens fréquentés par toute la jet-set. Carte orientale, murs peints à la chaux, bougies odorantes, couscous bio, fontaine… les époux Guetta ont réussi là un coup de maître. Il n’est pas rare d’y croiser Monica Belluci, Arthur, Luc Plamondon ou encore Béatrice Dalle et Joey Starr autour d’un narguilé.

Mais la shisha – c’est tout récent – est également en train d’épouser un autre courant cher aux « bobos » et gastronomique celui-là: la « finger food », ce nouvel art du grignotage qui exclut les couverts et dont les sociologues soulignent l’aspect régressif. Andy Wahloo, un nouvel endroit qui fait courir le Tout-Paris, en est la meilleure preuve. Ce restaurant décalé, qui appartient à la galaxie du génial Mourad Mazouz ( lire aussi Weekend Le Vif/L’Express du 7 février dernier), se présente comme un bar à tapas marocain pop. La dérision est poussée jusque sous les banquettes, réalisées à partir de caisses de Coca Cola calligraphiées en arabe. On y mange des kémias, ces petits plats qui permettent de goûter à tout: taboulé, lentilles, poivrons grillés… Avec un pain pitta que l’on prend à la main et grâce auquel on ne perd pas une miette de son repas.

Certains, comme Thibault, un kiné parisien de 35 ans, voit dans le succès de la shisha un ultime avatar de la « slow food ». « Un repas qui se termine par un narguilé est une bénédiction, assure-t-il. On digère à son rythme et on s’installe dans une oisiveté propice au bien-être. Celui qui a inventé la pipe à eau faisait du slow food avant la lettre ».

Ultime séduction à l’usage de ces « polysensuels » extravertis que sont les bourgeois-bohèmes, le tabac des narguilés affiche un extrême raffinement. « Je ne fume jamais excepté le narguilé, confie Laurence, une jeune parisienne qui travaille dans l’immobilier. J’ai horreur du tabac, mais j’ai littéralement craqué lorsqu’un ami m’a fait découvrir le tabac à la pomme qu’il avait l’habitude de fumer ». Deux types de tabac sont utilisés pour les pipes à eau: le « tombak » » et le « moassal ». Le premier est plutôt apprécié par les puristes, parce que plus brut et plus « masculin ». Le second est enduit de mélasse ou de miel. Depuis son succès fulgurant, un nombre invraisemblable de variétés sont venues compléter la gamme de base (pomme, menthe et réglisse): fraise, raisin, melon, cocktails de fruits, pêche, abricot, cerise, et surtout pastèque qui, goût pour la nouveauté oblige, fait un vrai malheur.

(2) Auteur de « L’Idiot du voyage » et plus récemment de « Paradis Verts », chez Payot.,

www.sacrednarghile.com

(2) Auteur de « L’Idiot du voyage » et plus récemment de « Paradis Verts », chez Payot.,

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content