Comme l’art contemporain, le design fait flamber les enchères. Les éditions originales des pièces signées Ron Arad, Tom Dixon, Marcel Wanders ou Marc Newson s’arrachent à prix d’or. A Bruxelles aussi, la chasse aux prototypes et aux pièces uniques est ouverte. Démonstration durant la première Designweek, du 8 au 17 septembre prochain.

Signe des temps ? Les futurs mariés trendy ne se voient plus offrir un service de table complet, ni même un voyage de rêve à l’autre bout du monde. Sur leur liste de cadeaux, les vases, casseroles, sous-verre et autres cendriers aussi design soient-ils, sont volontiers remplacés par des chaises signées Verner Panton, Maarten Van Severen ou Ross Lovegrove… Des  » néo-classiques  » dont le premier millésime – le seul qui compte vraiment aux yeux des collectionneurs – a parfois à peine dix ans d’âge et pourtant déjà comme un parfum d’éternité…

A force de vivre entourés de  » must have  » et de  » collectors « , sacralisés à chaque nouvelle saison par un marketing hyperactif, aurions-nous donc évacué de la définition même d’un  » classique  » le prérequis d’afficher un nombre minimal d’années au compteur ? Si l’on en croit les quelque 3 300 pages du  » Phaidon Design Classics « , cet ouvrage en trois volumes dont on attend l’édition française au printemps prochain et qui déifie 999 pièces nées de la main de l’homme entre 1663 et 2004, un classique du design est un  » objet manufacturé industriellement, possédant une valeur esthétique et une qualité intrinsèque intemporelle  » (1).

Pas d’objection notoire, donc, à ce qu’il sorte à peine du studio de son créateur, comme en témoigne la présence, sur la  » liste A  » du design, de 23 incontournables datés du tout jeune xxie siècle… Il n’est d’ailleurs pas rare du tout qu’un meuble, à peine présenté au Salon de Milan, devienne une pièce de collection dont la valeur explosera en un temps record, souvent sous l’impulsion des salles de vente les plus en vue du monde entier. Ainsi, Sotheby’s à Londres n’a pas hésité, l’an dernier, à mettre aux enchères côte à côte une table de Ron Arad de 1989 et une tapisserie murale victorienne sortie des célèbres ateliers Morris & Co en 1895. Arad, dont une table de salon de 1990 s’est envolée à 34 000 dollars (25 500 euros) n’est d’ailleurs pas le seul à voir ses productions passer du studio à la salle de vente après un détour en boutique de moins d’une décennie. Selon le  » Financial Times  » (2), une chaise Teddy Bear constituée de peluches des frères Campana a trouvé acquéreur chez Sotheby’s pour 60 000 dollars (45 000 euros) : son prix magasin était alors, pourtant, de 13 000 dollars à peine (9 750 euros) alors que le proto d’une table signée Zaha Hadid pour Established & Sons était adjugé 296 000 dollars (222 000 euros) soit trois fois son prix initial chez Phillips de Pury à New York…

Le luxe de l’imperfection

Un succès qui s’explique, certes, par le talent de ces stars internationales du design, mais surtout par le buzz phénoménal qui les entoure aujourd’hui. Acquérir une édition limitée ou, mieux encore, un prototype de l’un de ces monstres sacrés est désormais aussi trendy que de s’offrir une £uvre d’art contemporaine. Car ce produit de consommation, voué – en principe – à la fabrication industrielle parvient à concilier les extrêmes : il permet de s’offrir un nom connu du grand public, tout en s’en démarquant, le prototype restant malgré ou grâce à… ses défauts à tout jamais une pièce unique.

 » L’imperfection est un luxe, souligne le designer belge Dirk Meylaerts. Car elle rend votre table ou votre fauteuil à jamais différent de celui que pourrait avoir votre voisin. Lorsque l’on vit avec de tels objets, on ne peut plus s’en passer car ils rendent la vie plus intéressante. A ce titre, la démarche du collectionneur de prototype n’est pas la même que celle de l’amateur de vintage, car il va rechercher vraiment l’exclusivité.  »

Convaincu qu’il existe en Belgique un véritable vivier de talents, Dirk Meylaerts s’est donc mis en tête de convaincre les créateurs de se défaire de leurs prototypes et de leurs pièces uniques qui seront mis aux enchères le 21 novembre prochain chez Pierre Bergé & Associés. Aux dires des responsables de la salle de vente bruxelloise, certains d’entre eux possèdent déjà une  » valeur historique « , comme le premier prototype de la Tab Chair d’Alain Berteau, désormais développée et éditée par la firme belge Bulo : il s’agit en effet du dernier exemplaire de la première série des 6 chaises Tab réalisées pour le pavillon belge de la Biennale d’Architecture de Venise en 2002. Ces objets uniques, souvent inconnus du grand public, seront aussi exposés pendant toute la durée de la Designweek. Une superbe vitrine pour les créateurs belges qui pourtant ne semblent pas prêts à lâcher leurs prototypes si facilement que cela…  » Ils ont souvent une relation émotionnelle très forte avec ces objets, explique Dirk Meylaerts. Et puis, il y a aussi la peur sournoise que la pièce reste sur le carreau ou qu’elle se vende à petit prix, ce qui n’est pas très bon pour leur image.  »

C’est pourtant sans aucune réticence qu’Alain Berteau, lui, a accepté de se défaire de son proto.  » Je n’ai aucun attachement sentimental vis-à-vis de cet objet, confie-t-il. Et pour tout dire, je ne comprends pas l’intérêt des grandes salles de vente new-yorkaises pour des prototypes poussiéreux ! Le marché du design en galerie, comme chez Kreon, à Paris, me semble bien plus pertinent. Les produits qu’on y trouve ne sont pas faits pour aller en production industrielle. C’est donc normal qu’ils coûtent plus cher, car ils sont le fruit d’une recherche expérimentale qui fait parfois appel à des matériaux très bizarres. Par contre, qu’on utilise la notoriété d’un créateur pour gonfler la valeur d’un premier proto, je trouve cela ridicule.  » En l’occurrence, les motivations d’Alain Berteau sont résolument pragmatiques : s’il se défait sans regret de la dernière Tab Chair qui lui reste, c’est avant tout pour rentrer dans les frais de fabrication de cette première série qu’il avait dû financer lui-même !

Comme le précise encore Olivia Roussev, en charge des relations publiques chez Pierre Bergé & Associés, chacune des pièces uniques ainsi mises aux enchères par les designers eux-mêmes sera accompagnée d’un certificat stipulant clairement son millésime et son statut particulier de prototype.  » C’est un véritable enjeu dans le marché du design vintage aujourd’hui, insiste encore Olivia Roussev. Nous manquons encore de recul par rapport à la fin du xxe siècle. Et tous les objets mis sur le marché sont loin d’être référencés. Comment faire dans ce cas la distinction entre le  » classique « , autrement dit l’édition originale de la pièce, et l’une de ses rééditions plus ou moins contemporaines, initiées par les fabricants eux-mêmes ?  »

Les éditions originales au musée

Pour Olivia Roussev, on se retrouve aujourd’hui face à un enjeu comparable à celui rencontré par la photographie autrefois.  » Là aussi, vous pouviez avoir en principe autant de copies d’une même image que vous le souhaitiez.  » Mais les tirages originaux et numérotés ont très vite fait la différence.

 » Le vintage, c’est un concept fourre-tout qui englobe aussi bien une pièce magistrale de Jules Wabbes de 1952 qu’un truc d’occasion vieux de deux ou trois ans. Mais comme pour tout, il n’y a pas de secret, seule la bonne qualité tient la route « , ajoute l’antiquaire Jérôme Sohier. Comme bon nombre de ses collègues installés autour du Sablon, il profitera de la Designweek pour faire découvrir aux amateurs une pièce vintage unique sortie de ses réserves.  » Moi, je vends des noms, poursuit-il. Jules Wabbes, Poul Kjaerholm, Arne Jacobsen. A des cadres de moins de 50 ans, harcelés par l’information en permanence, en quête de zenitude, d’éternité, de minimalisme chaud. Des objets produits entre 1945 et 1965, avant l’explosion du plastique. Je n’ai pas assez d’argent pour spéculer sur les créateurs contemporains. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver la bonne pièce. Aujourd’hui, lorsque j’en vends une, je peux encore en acheter trois. Bientôt, il faudra que j’en vende quatre ou cinq pour pouvoir en acheter une.  »

 » De plus en plus souvent, les premières éditions deviennent des pièces de musée, renchérit Alexandre Fruitman qui présentera une petite commode de 1953 dessinée par Gio Ponti pour les chambres de l’Hôtel Royal de Naples, aujourd’hui démoli. Elles deviennent quasiment introuvables. Mais les rééditions sont légion. Seul un expert pourra facilement faire la différence, en regardant les petits tics de fabrication qui permettent de dater l’objet avec plus ou moins de précision.  »

Il est donc bien révolu le temps où l’on trouvait des Lounge Chairs des Eames au marché aux puces de la Place du Jeu de Balle, à Bruxelles.  » Depuis une dizaine d’années, l’intérêt pour les pièces vintage des années 1950-1960 n’a cessé d’augmenter, ajoute encore Nestor Dewitte dont le fils dévoilera un bureau du designer danois Preben Fabricius. Et la pression commence à monter sur les objets des vingt années qui suivent.  » Au final, le calcul n’est donc pas difficile à faire : investir dans les designers prometteurs d’aujourd’hui, pourrait rapporter gros demain…

(1) Phaidon Design Classics, Phaidon, 300 pages.

(2) In  » Financial Times « , samedi 25 mars 2006.

Isabelle Willot

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