Dans la ville où le look est la nouvelle idéologie – et la  » pretty woman  » la tendance – certaines résistent. Elles inventent, combinent et recyclent.

 » Tu peindras ta chambre en rouge, plus flatteur au réveil « ,  » Tu porteras des lunettes absolument fabuleuses et ce sera ton seul accessoire « ,  » Fini le cellulaire contre l’oreille, tellement XXe siècle, tu auras des écouteurs pratiquement invisibles, sans fil « , nous adjure Frédéric Fekkai, le coiffeur français coqueluche des New-Yorkaises dans  » A Year of Style « . New York vit plus que jamais sous le signe de nouveaux commandements, à en juger par l’abondance de bibles et autres textes canoniques du paraître qui viennent de sortir de presse : Rules of Glamour ( » Les Codes du glamour « ), Obsessed by Dress ( » L’Obsession de s’habiller « ), Vintage Style : Buying and Wearing Classic Vintage Clothes ( » Le Style vintage : acheter et porter des vêtements classiques de seconde main « ). Le pompon revient au magazine  » Glamour « , qui compile 187 do’s and don’t (à faire et à ne pas faire) dans un numéro spécial qui fera date dans l’histoire du kitsch. A croire qu’aux Etats-Unis le look est devenu la nouvelle idéologie. Comment, sous tant de pression et de redondantes leçons de style, une  » fashion victim « , pourtant légitimée de toutes parts dans sa compulsion frivole, ne finira-t-elle pas par se sentir frustrée et dépossédée?

Avril, 22 ans, étudiante au FIT (Fashion Institute Technology) et Susan, 32 ans, professeur de littérature, admettent bien du bout des lèvres être dépendantes de la mode. Mais elles revendiquent avant tout indépendance, lucidité et sobriété – disposant d’un budget de 100 à 500 dollars (de 4 500 à 22 500 F) par mois – détestent les diktats et affirment sans détour :  » L’argent et la créativité ne font pas bon ménage. Quand on est fauché, on invente, on combine, on recycle.  » D’ailleurs, nombreux sont les créateurs et stylistes qui s’en vont traîner dans les quelques enclaves préservées de la bohème new-yorkaise (East Village, Lower East Side, Williamsburg) pour y flairer l’air du temps, y mesurer l’éventuelle démesure et récupérer des images, lesquelles, revues et corrigées, seront remises en circulation, à des prix astronomiques, pour les pimbêches  » Uptown « , (le haut de Manhattan) chez Gucci, Versace, Dolce & Gabbana. Ou à prix doux pour une certaine dèche  » Downtown « . Cet espionnage et ces pillages ordinaires en disent long sur le système de la mode, de ces jeux de va-et-vient et d’échanges entre l’establishment et la contre-culture, le vieux et le nouveau, le cher et l’abordable, le bon et le mauvais goût. Mais une  » fashion victim  » n’a en fait guère de discours raisonné et raisonnable sur la mode, car, impulsive, narcissique, elle ne veut suivre que l’ordre de ses envies.

Jill Vegas, 29 ans, écrivain, se met sur la route du shopping dès qu’elle sent vibrer en elle l’appel fébrile de la marchandise à consommer, véritable hypoglycémie qui ne supporte ni atermoiements ni interférences. Au cours d’un périple épuisant dans les boutiques obligées – Calypso ou Jade dans le quartier Nolita, Kirna Zabete, Scoop, Anna Sui et Catherine à SoHo – elle aura, ou non, l’illumination attendue. Ce fameux choc esthétique, que le « New York Times » compare fort judicieusement au syndrome de Stendhal, sorte de panique émotionnelle, proche de l’évanouissement, dont celui-ci fut saisi, à Florence, devant la splendeur des fresques.

La victime de la mode aime brûler ce qu’elle a adoré. Ainsi, Emily n’a dorénavant que mépris fatigué pour les sacs à dos, et Susan, que dédain grimaçant pour les tatouages. Cet hiver, elles refusent de porter des chaussures compensées, des bijoux en argent, des montres Swatch ou de se déplacer en trottinette. Raven, mannequin de 19 ans, avoue sa passion insatiable pour les VIP – very important products – de demain. Jill, signataire d’un amusant manifeste  » Glamoratrix « , où elle associe étymologiquement glamour et grammaire, admet ne pas être à une incohérence près : ses règles sont toujours réversibles. Sa haine inconditionnelle et récente pour les années 80 n’a d’équivalent que son enthousiasme soudain pour ces chemisiers cravate, ces pantalons en cuir, ces manteaux en cachemire, ces ceintures-chaînes dorées qui marquent le retour triomphal de la décennie abhorrée. La fashion victim, remarquable caméléon, gobe tout, adapte tout.

Jamais de répit dans la vie d’une  » fashionista  » – mot fétiche et plein de panache dont se rengorge aujourd’hui la presse féminine américaine : Avril croyait avoir déjà fait le plein de tous les musts du moment – les talons aiguilles, la veste en velours, le béret, les écharpes tricotées, toutes sortes de ceintures, des grands anneaux aux oreilles, du doré, de l’orange, du beige sable – mais voilà qu’une nouvelle urgence, sous forme de très nécessaires escarpins années 40 d’un beau rouge sombre, rêvés par Prada, a assiégé ses pensées…

L’environnement culturel new-yorkais, où l’art et la mode se mélangent de plus en plus, l’énergie brutale, électrique de la rue, les devantures souvent ingénieuses des magasins, les constantes mises en scène médiatiques (ainsi les chaînes MTV, BET, VH 1 ont-elles chacune une émission consacrée au style )… Tout concourt à harceler l’imagination.

Emily, 19 ans, étudiante au FIT, et Raven, toutes deux vivant à Harlem et nourries de culture hip-hop, semblent vouloir s’éloigner quelque peu de la mode. Pour l’heure, elles se fantasment  » dames  » bon chic bon genre à la Upper East Side, et sont prêtes à troquer pantalon  » baggy « , Timberland et doudoune pour les bas résille, les bottines à talon meurtrier, le sac bowling et le tailleur tweed. La schizophrénie new-yorkaise n’aura jamais été si bien perçue et exploitée, tandis qu’Uptown et Downtown, ghetto et bourgeoisie (l’ancienne, la nouvelle) se retrouvent artificiellement à la même table chic et euphorique, comme ces 150 chefs d’Etat célébrant dernièrement, aux Nations unies, le millénaire et l’utopie globaliste. Bref, on n’a jamais vu une telle profusion de signes, de tendances, de différences culturelles, ni, non plus, un tel chaos et comme le remarque Jill,  » une telle crise d’identité des créateurs « .

Raven, elle, ne s’en plaint pas du tout, elle aime au contraire ce kaléidoscope de silhouettes, cette avalanche d’accessoires. Et se sent prête à dépenser près de 3 000 dollars :  » Le choix est si vaste! Difficile, actuellement, de ne pas être victime de la mode « , s’enthousiasme-t-elle.

Difficile surtout de ne pas rester pantois devant ce  » gold rush « , au propre comme au figuré, qui a généré à New York tant de luxe tapageur et décadent : or, diamants, fourrures, croco, python habillent la nouvelle classe dominante, cette  » hyperbourgeoisie  » enfantée et nourrie par le Nasdaq et les .com conjugués. Celle-ci s’est inventé une morale, hédoniste, gaspilleuse, endettée et son style de vie s’est infiltré dans tout l’imaginaire social. Aujourd’hui, il faut avoir l’air riche,  » polished  » (policé) comme le confirme Sarah, propriétaire de la boutique Kirna Zabete. On se moque des animaux en voie d’extinction, mais on chouchoute son chihuahua – eau de Cologne, imper Burberry et barrettes pour lui – on organise plus d’oeuvres de charité, mais, au fond, on se détourne de la pauvreté. Du glamour, coûte que coûte : ce vieux rêve aristocratique d’être différent revient hanter une ville qui prétend être égalitaire et se ment à elle-même. Mais déjà apparaît une autre religion, celle de la  » simplicité volontaire « , qui essaie de concurrencer ce matérialisme new-yorkais. Le succès grandissant de séminaires, à l’Open Center de SoHo ou à la School of Continuing Education de NYU, aux thèmes rigoristes –  » Sommes-nous possédés par nos possessions ? »,  » Comment mener une vie d’intégrité ? » – indiquent sans doute un début de ras-le-bol, que, très vite, thérapeutes et autres tchatcheurs patentés s’empressent de récupérer pour leur fonds de commerce…

Après tout, peut-être que nos  » fashionistas  » ont raison de ne pas s’arrêter à toutes ces ambiguïtés sociales. Dénégation ou désenchantement, qu’importe, elles ne veulent vénérer que la beauté pure de l’artifice, l’immédiate et éblouissante vérité du VIP (very important product )….

Catherine Denonchelle

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