Cachés derrière leur masque ou fuyant les objectifs, ils ont réussi à se faire un nom sans se montrer. Martin Margiela, les Daft Punk, Banksy ou François Simon font partie de ce club très fermé des  » faceless « . Un exploit par les temps qui courent.

Si Descartes était encore parmi nous, il n’aurait ni page Facebook ni compte LinkedIn.  » Je m’avance masqué « , disait l’insaisissable philosophe moustachu qui souhaitait plus que tout rester spectateur du monde. C’est dire si sa tâche aurait été rude à l’heure des réseaux sociaux ! Heureusement, il demanderait conseil à quelques-uns de nos contemporains qui partagent avec l’intellectuel mort à Stockholm en 1650 le goût de l’opacité. Un penchant tellement marqué qu’ils refusent de se montrer en public à visage découvert. On les reconnaît au grand point d’interrogation qui flotte au-dessus de leurs épaules.

NI HOMME, NI FEMME

Prenez Daft Punk, voilà plus de dix ans que Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo cuisent à l’étouffée dans des casques en fibre de verre conçus par l’accessoiriste de Hollywood, Tony Gardner. Le duo, qui cartonne dans les charts avec Random Access Memories, a fait évoluer au gré de sa carrière cette drôle de combinaison. C’est évidemment bien plus qu’un simple déguisement : une gigantesque paire de Ray-Ban fumées qui  » montre tout ce qu’on veut cacher « , comme disait Gainsbourg.

En se dissimulant derrière leur écorce de cyborg, les Dark Vador de l’électro cultivent le paradoxe de se planquer pour mieux attirer les regards…  » Le masque est fondamentalement un objet qui a une fonction ambiguë, rappelle André Gunthert, spécialiste des cultures visuelles. Il sert à deux choses : à la fois à cacher comme au carnaval mais aussi à reconnaître.  » Et à piquer la curiosité. Car l’art de la dérobade n’empêche pas la traque médiatique, bien au contraire. L’été dernier, lorsqu’une image très peu glamour des deux musiciens photographiés, sans leur attirail et à leur insu, dans les couloirs de Sony, se met à circuler sur le Net, c’est le buzz absolu. Enfin démasqués ! Pourtant, il existe quantité de photos des Daft Punk au naturel mais toutes datent d’avant leur mutation. A lire les commentaires des internautes, la déception est toutefois grande. Bangalter et son acolyte ont deux yeux, une bouche et l’air bien fatigué. De simples humains. La fiction était donc plus belle que la réalité. Forcément. Indifférent aux coups de mou et à la gueule de bois, l’androïde est la perfection incarnée. Et parce qu’il n’est ni homme, ni femme, ni blanc, ni noir, ni de gauche, ni de droite, l’avatar n’a que des amis. Un rêve de communicant !

Si la démarche des deux compositeurs est originale, elle n’est pas inédite dans le monde de la musique. Avant eux, il y a eu The Residents, un collectif d’artistes et de musiciens californiens fondé en 1972. Toujours actifs, ses membres sont dotés d’un globe oculaire en guise de calebasse.

L’ESTHÉTIQUE DE LA DISPARITION

Une autre pratique d’anonymat pour célébrités en mal de confidentialité consiste à refuser d’apparaître en public. C’est radical mais pas simple pour autant. C’est l’exemple connu de Martin Margiela qui décline toute demande de portrait photo et ne répond aux rares interviews que par claviers interposés. Le styliste, au temps où sa griffe lui appartenait encore, ne parlait jamais en son nom, bannissant le  » je  » dans ses propos. Cette véritable esthétique de la disparition se retrouve aussi bien dans les collections du Belge – les fameuses étiquettes blanches avec ses quatre points de fil blanc -, les boutiques – dépourvues d’enseigne – et même le concept des défilés. Chez Margiela, les mannequins ont le visage gainé de textile ou englouti par une chevelure plongeante. No faces. Le vêtement avant toute chose, dépouillé de tout ce qui fait obstacle, y compris de la présence physique.  » C’est un homme de substance dans un monde d’apparence « , dit de lui une ancienne collaboratrice. En se débarrassant de son enveloppe corporelle, Martin Margiela atteint donc une sorte de vérité philosophique.  » Ce n’est pas moi qui importe mais mon travail « , semble affirmer le créateur. Sauf que les journalistes ne jurent, c’est bien connu, que par le poids des mots et le choc des photos… On en connaît qui vendraient leur mère pour un instantané de l’homme invisible, dont il n’existe qu’un seul portrait, datant de 1997. L’autre pépite est un film super-8 des années 80 qui montre pendant quelques secondes le jeune Martin aux côtés de Jean Paul Gaultier, à l’époque où le Belge était son assistant. Pour le reste, le trou noir. Et tant pis pour la frustration ou l’agacement. A contre-courant de notre société qui valorise à l’extrême l’exposition médiatique et la transparence, la méthode énerve. Que veut-il nous cacher ? Les rumeurs vont bon train.

PATCHWORK DE PIXELS

Banksy, le fameux street artist qui apparaît affublé d’un masque de singe ou retranché dans l’obscurité de sa capuche, existe-t-il vraiment ? S’appelle-t-il réellement Robin Gunningham ? Est-il né en 1974 à Bristol comme on le prétend ? Dans son film Faites le mur (2010), est-ce vraiment lui qui témoigne à contre-jour et la voix déformée ou une vulgaire doublure ? Les hypothèses se bousculent. Le Français Space Invader qui s’est fait connaître en posant clandestinement dans l’espace public des mosaïques inspirées du jeu vidéo homonyme, affiche lui aussi  » Private Only « . Son autoportrait officiel est un illisible patchwork de carreaux semblables aux pixels numériques. Entre le sous-commandant Marcos qui mène sa révolution le visage cagoulé et les graffeurs insurgés qui affichent leur anonymat, n’y aurait-il qu’une question de nuance ?

Moins téméraire mais guidé par la conscience professionnelle, le critique gastronomique avance lui aussi masqué pour exercer son métier en toute liberté. Refusant de se travestir en vieille dame indigne comme Louis de Funès, alias Charles Duchemin, dans L’aile ou la cuisse, le journaliste de table François Simon, connu pour ses chroniques en caméras cachées et son blog au ton piquant, a choisi de ne jamais paraître à visage découvert. Esprit raffiné et lettré, il se joue de cette absence avec humour. Impertinent, désinvolte, c’est un vrai dandy qui aime autant les recettes de cuisine napolitaines que l’élégance de Barbiconi, un magasin de mode pour ecclésiastiques qu’il fréquente à Rome. Comme quoi, se voiler la face n’empêche pas de bien se saper.

PAR ANTOINE MORENO

 » L’art de la dérobade n’empêche pas la traque médiatique, bien au contraire.  »

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