La mode est à la mode. Et l’art aussi. De là à ce que l’une et l’autre s’interpénètrent intimement, se fassent écho et se nourrissent mutuellement, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi depuis longtemps déjà. Interview de Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po Paris. Pour qui la mode et le luxe n’ont pas de secret.

L’art et la mode sont inextricablement mêlés depuis longtemps. Mais de quand exactement date ce rapport intime, l’un nourrissant l’autre et inversement ?

C’est un rapport très ancien. Mais il prend de l’ampleur à partir du moment où l’étoffe s’efface au profit de la créativité du vêtement, quand Charles Frederick Worth fonde ce qui deviendra la haute couture, au milieu du XIXe siècle. Désormais, c’est une personnalité, le couturier, qui dessine une silhouette ; la cliente adopte un vêtement créé par quelqu’un d’autre, alors que jusque-là, c’était des artisans, des tailleurs qui répondaient à sa demande et exécutaient le tout selon ses désirs à elle. C’est la vraie rupture qui permet l’émergence et l’émancipation d’une figure créative nouvelle, celle du couturier, qui devient très vite convoité, mondain et qui va s’imposer parmi ses contemporains.

Or, qui dit s’inscrire dans son époque, dit également être en interaction avec le monde culturel en général et artistique en particulier…

D’autant plus que deux phénomènes similaires cohabitent : la révolution du style de la couture et la révolution artistique. Toutes les deux ont lieu à Paris au même moment, de la fin du XIXe siècle au premier tiers du XXe siècle. Et les échanges se font. La révolution du style se réapproprie ces vibrations artistiques soit en sources d’inspiration soit en dialogues. C’est le cas d’une Coco Chanel et d’un Serge de Diaghilev, de sa relation très forte avec lui et avec les Ballets russes : elle crée ses costumes mais est également son mécène. Dans le même temps, cet imaginaire russe inspire Chanel. Ce bouillonnement créatif irriguera la scène du style et la scène artistique. Sonia Delaunay, artiste plasticienne, lancera des collections avec imprimés à partir de ses propres toiles. Christian Dior débutera comme galeriste avant de signer des costumes de scène. Proche de Christian Bérard et de Jean Cocteau, il gagnera ainsi en légitimité pour lancer sa collection d’après-guerre. Madame Grès aura un lien très fort avec les formes expérimentales des arts de la scène, l’un des champs de l’innovation de la modernité.

Est-ce la robe Mondrian d’Yves Saint Laurent de l’hiver 1965 qui marque le début d’une autre époque, où les liens avec le théâtre se distendront et les sources d’inspiration seront plus picturales ?

Avant, il y eut tout de même la fameuse robe  » homard  » de Salvador Dalí pour Elsa Schiaparelli, qui fut l’un des principaux soutiens du mouvement surréaliste. Mais à partir des années 60, effectivement, il s’agit plutôt de  » citations  » artistiques. Ce sont des dialogues entre créateur et artistes, comme c’est le cas de Jean-Charles de Castelbajac, avec ses robes peintes par Jean-Charles Blais ou Robert Combas, qui sont le résultat d’un échange sur la notion même du vêtement comme support de la création artistique. Ou ce sont des emprunts de motifs que l’on retrouve typiquement chez Saint Laurent. Sa quête de la beauté le conduira à se réapproprier et réinterpréter des motifs singuliers tels que les compositions de Mondrian, les tournesols de Van Gogh ou l’oiseau de Braque… Mais les deux approches sont différentes : pour l’un, c’est, en tant que créateur de mode, s’inscrire complètement dans son époque, pour l’autre, c’est une quête du merveilleux, de beauté, d’absolu, une sorte de célébration d’un panthéon personnel.

Une certaine culture artistique serait-elle un prérequis pour être créateur ?

Je ne sais pas, mais en tout cas, elle est la condition pour qu’un travail créatif de mode s’inscrive dans son époque et puisse la marquer considérablement. Si Chanel n’avait pas fréquenté de Diaghilev, si elle n’avait pas approché cette vie de bohème, son look n’aurait peut-être pas existé. Elle serait peut-être restée dans le modèle classique de Paul Poiret. De même, sans le pop art, sans cette liberté créative, les créateurs auraient peut-être été plus sages. D’une certaine façon, puisque la vocation de la mode est d’être le miroir de la société et que l’art l’est aussi, il vaut mieux être entièrement en prise avec ses mouvements, ses changements et les anticiper. Et cela peut être basé sur une culture savante mais aussi sur une sorte d’instinct du moment. Cela conduit naturellement à des échanges entre personnes partageant la même recherche. D’où la constitution de  » tribus  » qui évoluent avec le temps. Worth, premier à s’imposer comme le couturier par excellence, permet l’émergence de nouvelles générations de couturiers qui vont fréquenter les salons mondains et littéraires. Ils y rencontreront l’avant-garde : auteurs, artistes, réalisateurs, metteurs en scène… Après la guerre, ces croisements quittent les salons cossus pour migrer vers d’autres lieux comme la Factory d’Andy Warhol ou le Palace parisien, puis vers d’autres lieux encore, de plus en plus internationaux. Aujourd’hui, les Fashion Weeks, la Foire de Bâle, la Biennale de Venise, celle des Antiquaires à Paris ou la Tefaf de Maastricht sont les grands rendez-vous où se retrouvent les publics de la mode et de l’art.

Les créateurs sont parfois des collectionneurs d’art. Un hasard ?

Le premier hasard est que le mot  » collection  » fasse aussi partie du vocabulaire de la mode. Le couturier, devenu personnage créatif, peut s’appuyer sur une collection d’art pour renforcer son image. Worth, malgré sa notoriété, est demeuré un simple fournisseur de haute couture. À partir de Jacques Doucet, les choses changent. Il a, en effet, développé une activité de haute couture, tout en amassant un ensemble exceptionnel de tableaux impressionnistes et modernes – c’est lui qui a acheté Les Demoiselles d’Avignon à Picasso en 1924. Il s’est ainsi imposé comme une figure majeure de son temps. Collectionner, c’est ce souhait de réunir autour de soi de la beauté. Et parfois la collection peut acquérir une sorte de dimension mythique. Elle vient enrichir un univers. Voyez les paravents en laque de Coromandel de Chanel. La plus grande vente du siècle fut celle de la collection de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, chez Christie’s à Paris en 2009, qui a totalisé 374 millions d’euros. L’attribution à l’un des plus grands couturiers du XXe siècle a certainement contribué à cette frénésie autour de la vente. Sans oublier les multiples collections de Karl Lagerfeld et sa façon de s’en séparer chaque fois avec panache. Cette capacité à faire table rase pour reconstruire autre chose est assez phénoménale.

Depuis quelques années, les maisons collaborent avec des artistes. Ce n’est pas seulement par amour de l’art…

C’est aussi du marketing, certes. Et c’est également le fruit de la rencontre de deux phénomènes. Le luxe qui auparavant était  » intemporel « , est entré dans le cycle saisonnier de la mode. On a beau rappeler l’exigence d’excellence, d’innovation, de qualité, il faut en même temps répondre à cette envie de nouveauté des consommateurs. De plus, l’art est  » à la mode  » ; et l’une des façons pour une marque d’être à la mode, c’est d’avoir recours à un artiste. Le succès des sacs peints par Murakami pour Louis Vuitton a été phénoménal. Pourtant c’est juste un artiste qui s’est réapproprié, avec son esprit très pop et ludique, la toile monogramme. Mais cela a permis à Vuitton de sortir de la morne toile marron. L’époque avait, alors, cette exigence de légèreté. C’est le tour de force considérable de Marc Jacobs, directeur artistique de la maison, d’avoir réussi à apporter de la fantaisie à un malletier exceptionnel et à ses produits d’une qualité supérieure mais classiques et traditionnels (lire aussi en pages 58 et 59). Autre exemple récent, celui de Dior avec le peintre allemand Anselm Reyle qui a signé des fards à paupières et une collection d’accessoires. Au-delà des codes et de leur détournement par un artiste, c’était une manière pour la maison, en l’absence de directeur artistique, après le départ de Galliano, de prouver qu’elle pouvait continuer à vivre sans lui… Bien évidemment, les stratégies marketing sont présentes derrière ces collaborations, notamment en termes de notoriété et de changement d’image. Mais cela ne fonctionne que lorsqu’il y a du sens.

Entre l’art et la mode, les frontières sont donc désormais poreuses ?

Objectivement, il y a vingt ans, pour un artiste, travailler pour une marque c’était comme signer un pacte avec le diable. Aujourd’hui, c’est entré dans les usages. La mode et les marques ont acquis une place à part entière dans la société et un artiste qui s’intéresse, par essence, à la société peut développer un travail sur le sujet. Les frontières sont d’autant plus élastiques que la mode a massivement investi dans l’art. La culture et la création contemporaine comptent toutes les griffes de luxe parmi leurs mécènes. Ce fut, peut-être, une façon de les  » apprivoiser « .

Comment, cet automne-hiver 12-13, les créateurs ont-ils revisité cette relation à l’art ?

La crise économique de 2008 a montré que le consommateur n’était plus exclusivement en quête de plaisir, même s’il existe toujours une forte dimension hédoniste dans la consommation. Désormais, il exige du fond, il est à la recherche de valeurs – d’une certaine façon, peut-être cherche-t-il à se rassurer aussi. En tout cas, ces exigences nouvelles sont vraiment apparues à ce moment-là. On observe globalement que les marques et les créateurs ont pris conscience de ce besoin d’enracinement, pour aller de l’avant et trouver de nouvelles formes d’expression qui correspondent et répondent à ces attentes. L’une des voies consiste à revenir à la tradition, la déconstruire, la réinterpréter, se la réapproprier. Et toutes ces références enrichissent, donnent du sens et de la densité. Carven, avec ses reproductions du Jardin des délices du peintre Jheronimus Bosch, en est un exemple remarquable. À partir de cet univers médiéval, fort, dense et parfois féroce, le créateur Guillaume Henry construit un monde frais, léger et extrêmement féminin, doux. Il s’est débarrassé de la pesanteur pour n’en garder, au contraire, que la singularité du trait, du motif, la beauté des harmonies. Aujourd’hui, un créateur n’est plus un génie romantique enfermé dans son bureau qui dessine ses cent cinquante modèles – il mêle plutôt les influences, les citations, les images, les émotions, les références. L’un des maîtres de cet exercice de  » sampling  » est Marc Jacobs. Et cela a changé profondément la mode. Il y a désormais peu de création, à part quelques exceptions comme Raf Simons, Yohji Yamamoto ou Rei Kawakubo et, avant sa mort, Alexander McQueen. Pour le reste, c’est du stylisme, du très bon stylisme même parfois. Ce n’est pas un jugement de valeur. Karl Lagerfeld est l’archétype du styliste. C’est-à-dire qu’il réussit à sentir l’air du temps, à anticiper les envies et à réunir tout cela dans une collection. C’est savoir construire un univers et des vêtements autour. Et dans ce cadre-là, l’art a aussi une place entière dans la mode.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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