Il mêle la vivacité andalouse et l’approche conceptuelle belge. Depuis 2002, José Enrique Oña Selfa est le directeur artistique de la célèbre maison espagnole Loewe. Et dessine une mode qui combine ses doubles origines, Nord-Sud. En exclusivité pour Weekend, il signe une production de mode originale et se confie, en toute simplicité.

A Madrid, où il réside deux jours par semaine, José Enrique vit à l’hôtel. Par choix. A Paris, où il est souvent amené à travailler, aussi. A Bruxelles, (il rit à l’idée de la confession qu’il est sur le point de livrer), il habite… chez ses parents. Dans l’appartement familial de Saint-Gilles où rien n’a changé, où on l’aime pour ce qu’il est. Une façon pour ce jeune créateur de 30 ans qui, en quelques années, a gravi les échelons de la mode, de se ressourcer, d’avoir un point fixe dans sa triple vie.

Fils d’un couple d’immigrés andalous qui a quitté l’Espagne à la fin des années 1950, José Enrique Oña Selfa est né et a grandi à Bruxelles où il a poursuivi ses études à La Cambre. Oscillant en permanence entre deux cultures (s’il n’avait pas fait de la mode, il serait devenu danseur de flamenco), celui dont le patronyme sonne comme un nom de torero affirme pourtant ne pas se sentir espagnol.

En Espagne, José Enrique, le fils d’ouvrier, y est retourné par la grande porte en devenant, en 2002, le directeur artistique de la maison la plus prestigieuse d’Espagne, Loewe, un maroquinier dont les origines remontent à 1846, succédant ainsi à Narciso Rodriguez. Depuis cinq ans, José Enrique Oña Selfa combine ses influences Nord-Sud en proposant une mode féminine et sexy, légère et aérienne. Pour ce printemps-été 2006, il présentait en octobre dernier au Palais de Chaillot à Paris une collection baptisée  » Odalisques on the road  » constituée de robes bustiers découvrant joliment les épaules, de bloomers, de robes en soie couleur chair mais aussi de tailleurs glitter accessoirisés de souliers fermés par des chaînes et de grosses lunettes de pilote.

Pour Weekend Le Vif/L’Express, il signe en exclusivité  » Petites manies « , une production de mode qui raconte une histoire de couple que vient perturber la présence de deux éphèbes ( voir pages 48 à 57). L’occasion de mettre en scène des vêtements signés Ann Demeulemeester qu’il adore, Martin Margiela et sa robe  » dont la simplicité est sublimée par la féminité d’An Ost « , Veronique Branquinho, Tim Van Steenbergen, mais aussi Sandrina Fasoli sans oublier les accessoires de Laetitia Crahay pour Chanel ou encore de Nathalia Brilli, ainsi que les sous-vêtements griffés Carine Gilson. Autant de talents belges qu’il mélange avec des pièces de la marque Loewe. Des vêtements faciles,  » pas show off « , pour une production de mode 100 % belge qui laisse toutefois s’exprimer un accent du Sud. Rencontre à Bruxelles dans ses bureaux de Schaerbeek avec un jeune créateur à l’£il pétillant et au rire généreux qui dégage, quoi qu’il en dise, une chaleur latine très communicative.

Weekend Le Vif/L’Express : Réaliser une production de mode était une première pour vous. Avez-vous apprécié l’exercice ?

José Enrique Oña Selfa : C’est la première fois que je gérais tout de A à Z : le choix du photographe et des mannequins, le lieu, le stylisme… Je suis très content du résultat, mais comme ce n’est pas mon travail, je me pose des questions, je me demande si c’est intéressant, si cela signifie quelque chose. En fait, j’ai axé cette production sur la mise en scène. Je ne voulais pas faire un shooting classique avec une seule fille mais je désirais raconter une histoire que j’ai intitulée  » Petites manies « . Mon idée était de créer un univers masculin-féminin, une relation sensuelle entre les corps, un jeu de séduction entre la femme et ces deux hommes autour du lit. C’est ce quotidien-là que je voulais raconter, cette attitude sensuelle que prend la femme pour attirer l’homme. Au final débarque un troisième homme, le sien, interprété par moi-même. Cet homme  » cocufié  » surgit de manière complètement naturelle. Et mon propos est le suivant : finalement, tout cela n’est pas bien grave.

Votre histoire s’apparente à une sorte de corrida…

C’est une production de mode davantage axée, en effet, sur les relations humaines. Le rapport des corps, le rapport des sexes. J’ai volontairement choisi deux hommes et une femme. Je ne souhaitais pas mettre en scène des mannequins intouchables, mais plutôt des gens que l’on peut rencontrer dans une soirée. J’ai également opté pour deux types de beautés : une Flamande en la personne de Ann Oost que j’adore parce que c’est une femme de caractère, et une méditerranéenne, mise en scène par un Italien et un Israélien. Ce qui reflète bien, me semble-t-il, mon univers.

Un univers marqué par la double culture hispano-belge…

Il y a un vrai paradoxe chez moi. Je ne me considère pas vraiment espagnol et pourtant mon nom est tellement espagnol. Il est même basque : Oña. Mes parents, tous les deux d’origine andalouse, ont émigré en Belgique à la fin des années 1950. Ils se sont connus ici. Je suis né en Belgique, mais ils m’ont toujours parlé en espagnol. Alors oui, d’une certaine façon, l’espagnol est la première langue que j’ai apprise et pourtant je rêve en français, je suis sensible à l’humour belge. En fait, je dis toujours que je réfléchis en français et que j’agis en espagnol. Je dissocie mon émotion à l’espagnole de mon côté rationnel belge.

Une double combinaison que l’on retrouve aussi dans votre travail…

Dans mon classicisme baroque, oui. Ma manière de travailler est belge dans la façon conceptuelle que j’ai d’envisager le vêtement. Mais très rapidement, je le traduis en émotions, avec vivacité. Je suis beaucoup plus dans le féminin que les Belges. Ceux qui me suivent sont ceux qui aiment une mode qui combinent le Nord et le Sud.

Entre un Dries Van Noten et une Agatha Ruiz de la Prada, qui choisissez-vous ?

Sans hésiter un Dries ou une Ann Demeleumeester qui me fascinent tous les deux alors qu’Agatha Ruiz de la Prada ne suscite aucune émotion chez moi. Et même entre un Walter Van Beirendonck et une Agatha Ruiz de la Prada qui sont similaires dans leur univers graphique et leurs couleurs saturées, je choisis sans aucun doute Walter.

Et entre Pedro Almodovar et les frères Dardenne ?

Alors là, je vous dirais tout de suite que le misérabilisme des frères Dardenne ne me touche pas du tout. Je n’aime pas cet aspect de la Belgique, wallon, micro-Charleroi, micro-La Louvière, un microcosme de la misère. C’est comme si on filmait la misère de Caen : serait-ce vraiment représentatif de la France ? Moi, j’aime la Belgique des Flandres, la grande Belgique du xvie et du xviie siècle, ce côté chatoyant, la culture belge du xixe siècle aussi et ses peintres symbolistes comme Khnopff. En revanche, Pedro Almodovar, j’adore ! Même si on ne doit pas réduire l’Espagne à Almodovar. Pour les frères Dardenne, j’ai le sentiment que c’est l’histoire qui compte, alors que chez Almodovar, ce sont les personnages qui sont centraux et, notamment, la femme dont il analyse mieux que personne les comportements. Ce point de vue m’intéresse. Je suis heureux d’être espagnol pour voir Almodovar dans le texte.

Dans votre mode, vous semblez bannir le folklore…

Complètement ! Je déteste. Mon classicisme s’exprime par des couleurs très sobres, du blanc, de la couleur chair auxquels j’ajoute quelques touches de doré qui donnent de la lumière : la lumière du Sud, mais aussi la lumière de la Belgique. Je trouve que le gris de Bruxelles est lumineux, ce n’est pas le gris parisien ou le gris londonien. La femme que j’habille n’est jamais déguisée, mais toujours élégante. Elle n’est pas petite fille non plus, il y a toujours chez elle un côté fatal. Si c’est trop romantique, je donne un coup de fouet à l’allure en ajoutant des bottes en cuir, une grosse ceinture ou des talons aiguilles. Cette collection printemps-été, que j’ai baptisée  » Odalisques on the road « , allie une féminité un peu romantique à une allure rock. En fait, l’idée était de mettre en scène des femmes de harems en version  » bikeuses « . Je mélange un côté romantique un peu xixe siècle de femmes alanguies, habillées de tissus mousseux, avec une allure plus rock de vêtements que l’on porterait volontiers sur un side-car comme des chaussures avec des chaînes, des grosses ceintures,

des lunettes de pilote… Deux

ou trois univers s’interpénètrent

car la femme est multiple.

La femme est-elle différente à Bruxelles, à Madrid et à Paris ?

Je dirais que la femme espagnole et la femme belge sont très semblables, très bourgeoises, très ancrées dans leur nationalisme, très terriennes. La Française est plus  » low profile « , plus uniforme, moins excentrique. Les Françaises ont le sens du ridicule : elles ne se mettent pas en danger. Alors que chez les Espagnoles ou les Belges, il y a parfois plus d’humour. Elles sont capables de mettre un sac en forme d’éventail, par exemple, juste pour la touche fun.

Et la femme Loewe, répond-elle à des codes précis ?

Si on devait établir des codes, ce serait l’excellence. Cette griffe évoque un chic rustique terrien, une sophistication un peu  » rough « . Et puis, évidemment, le cuir est le leitmotiv de la maison. Une maison dont on fêtera les 160 ans cette année. A cette occasion, on réédite tous les logos depuis 1846 et l’un d’entre eux porte la mention  » fidèle à la peau  » en espagnol. Nous avons effectivement recours au meilleur cuir. Parfois, je dois leur faire violence pour imposer du cuir maltraité, plus vintage…

Vous êtes fidèle à Loewe depuis cinq ans. Qu’en est-il de votre propre marque ?

Je voudrais plus que jamais relancer ma propre marque, mais je ne souhaite pas le faire à la va-vite. Ce n’est pas encore pour l’hiver prochain, mais on y arrivera. Il me manque l’ultime impulsion.

A Madrid, pourquoi avez-vous choisi de vivre à l’hôtel ?

J’accepte de jouer le jeu social, mais je m’offre aussi le droit de ne pas avoir de contacts prolongés. Je n’ai pas envie de vivre à Madrid, cette ville ne m’inspire pas. Je préfère y aller pour travailler et reprendre ensuite l’avion. Mon hôtel est à 100 mètres de l’endroit où je travaille, ça me convient très bien ainsi.

Et à Bruxelles, pourquoi avez-vous choisi de revenir chez vos parents ?

( Il rit…) J’y suis très bien, le dîner est servi. Mais au-delà de cela, psychologiquement et moralement, c’est essentiel pour mon équilibre. Ça me permet d’être plus fort. Si je n’ai pas ce point de ressource, je pète un câble. Franchement, je comprends qu’on puisse attraper la grosse tête dans le milieu de la mode. En effet, si vous ne rencontrez jamais des gens qui s’opposent à vous, vous pouvez dès lors penser :  » Puisque personne ne me conteste, c’est que j’ai raison, et si j’ai raison, c’est que je suis génial.  » Alors, on devient très vite capricieux, les gens exécutent vos désirs et on demande toujours plus. C’est pour cette raison que je m’oblige à revenir à la maison où les gens m’apprécient pour ce que je suis. C’est essentiel. C’est la même chose pour les amitiés.

Où trouvez-vous votre inspiration ?

A Bruxelles et à Paris. Car Madrid n’est pas une ville qui m’inspire. D’ailleurs, la langue espagnole n’inspire pas le travail. Dire le mot  » Trabajar « , c’est déjà un effort en soi ! L’Espagne, c’est plutôt la fiesta, l’allegria…

Profitez-vous de la fiesta latina ?

Non, pas vraiment. A Madrid, je rentre du travail vers 22 heures et, bien souvent, je vais me coucher directement. Mais même lorsque j’étais étudiant, je ne sortais pas beaucoup. Aujourd’hui, je ne vais dans les soirées que si l’on me remet un prix ou si cela fait partie des obligations professionnelles.

Vous êtes aussi un grand amateur de danse…

Ce fut ma première passion. L’allure du corps, le port de tête, le mouvement de l’ombre projeté sur le mur… Tout cela m’éblouit. Avant de me lancer dans la mode, je prenais des cours de flamenco et lorsque j’ai décidé de ne pas poursuivre la danse en tant que professionnel, la mode a été la suite logique, la prolongation du mouvement corporel. Le travail de la coupe revient en effet à m’approcher encore plus du corps. Bien sûr, j’ai continué à pratiquer des danses de caractère, le tango et le paso doble, et pendant huit ans, j’ai pris des cours de danse folklorique de Galice. J’étais le premier du groupe jusqu’au jour où j’ai rétrogradé car je n’avais plus assez de temps à consacrer à cette discipline. Alors, je me suis dit : ou bien je suis le premier ou j’arrête. Et j’ai arrêté.

Agnès Trémoulet

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