De l’autre côté du globe, au beau milieu du Pacifique, un chapelet d’îles vit au rythme de la danse, de la forêt, des montagnes volcaniques et des tikis. Bienvenue aux Marquises de Jacques Brel et de Gauguin.

« Et par manque de brise, le temps s’immobilise, aux Marquises… « , chantait Brel en 1977, sur son ultime album. Pour comprendre ces paroles et les ressentir, il faut se rendre au bout du monde, entre l’équateur et le tropique du Capricorne, à la découverte de ces douze îles qui ressemblent à des miettes perdues dans l’infini de l’océan Pacifique. Nous posons nos valises à Hiva Oa, terre la plus célèbre et la plus peuplée de l’archipel. Sur une colline, dans notre bungalow, le temps ne s’est peut-être pas immobilisé, mais il ne compte pas : la montagne et les nuages dessinent les contours de la baie, tandis que le soleil taquine les parois volcaniques.  » Et la mer se déchire, infiniment brisée, par des rochers qui prirent des prénoms affolés.  »

Difficile de résister à une envie presque obsédante : se rendre d’emblée au cimetière où repose le chanteur belge. Sur la côte sud de l’île, dans le village d’Atuona, on passe devant la poste, la mairie, la pharmacie et la gendarmerie, avant d’arriver dans le petit champ d’épitaphes. La maison de l’artiste ayant été démolie, sa tombe est l’une des dernières traces de son passage.  » Mourir, cela n’est rien « , écrivait-il sur la chanson Vieillir, composée en connaissant la gravité de son état de santé… Nous saluons d’abord ce bon vieux Paul Gauguin, décédé ici-même en 1903 et dont la stèle est ornée d’une statue d’Oviri, une divinité polynésienne. Puis, non loin, on ralentit le pas en arrivant devant Monsieur Brel, l’homme qui voulait vivre debout et qui est mort sans jamais être adulte, à l’âge de 49 ans. Sculpté dans la pierre, son visage est accompagné de celui de Maddly Bamy, son dernier amour. A la demande de cette dernière, les deux têtes sont tournées vers le soleil couchant.

Longues minutes de recueillement, durant lesquelles des bribes de paroles du chanteur s’entremêlent dans l’esprit. Avant de quitter ce paisible lieu, nous y déposons un bouquet, ainsi que des hommages transmis par des amis qui n’ont pas pu faire le déplacement. Juste à côté, dans la petite boutique, nous rencontrons Adéline, une femme âgée aux longs cheveux fins et à la silhouette aussi maigre que fragile. Elle nous confie :  » C’est quand même rare de croiser des gens qui viennent de si loin pour voir notre Jacques. Je l’ai bien connu. Le samedi, il nous invitait à manger. Parfois, il portait une cravate ! Dans les années 70, cette île était sauvage et beaucoup moins visitée. C’est exactement le calme qu’il recherchait. Aujourd’hui, il ne ferait que passer à Hiva Oa, il n’y resterait plus…  »

SUR LES TRACES DES ANCÊTRES

Nous prenons la direction de Taaoa, en nous aventurant dans l’ombre épaisse des bananiers, des papayers, des badamiers et des arbres à pain. Nous découvrons alors le  » tohua « , jadis lieu de rencontres, de festivités et de cérémonies. Le lieu comprend notamment un  » me’ae « , un sanctuaire qui était uniquement accessible aux prêtres et aux guerriers de haut rang, et dont les plates-formes en pierre accueillaient aussi bien des danses rituelles que des sacrifices. Plus haut, se trouve un élément incontournable des Marquises : un tiki, statue représentant des divinités ou des ancêtres.  » Témoignez-lui votre respect « , nous demande Tematoi, un grand gaillard recouvert de tatouages. Non sans ressentir quelques frissons, nous quittons cet endroit mystérieux en observant la forêt tropicale, qui s’étend sur quarante kilomètres jusqu’à l’autre bout de l’île dans une symphonie de couleurs et de brumes. Gardénias, frangipanes, tulipiers du Gabon et albizias fantomatiques. Pluie maussade, chevaux sauvages le long de la route.  » La pluie est traversière, elle bat de grain en grain. Quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin.  »

Plus loin, dans la baie de Puamau, se trouve le me’ae Lipona, le site archéologique le plus important de Polynésie. Avec ses deux mètres et demi de haut, le tiki du chef de village Taka I’i domine l’archipel. Petite pause  » gastronomique  » à l’hôtel-restaurant Chez Marie-Antoinette : poisson cru, tomates, oignons et vanille, couenne de lard sautée, frites de fruits, bananes en sauce rouge et jaune. Non loin, trône la tombe de la dernière reine de Puamau, recouverte de broussailles. On nous explique :  » Nous sommes les descendants de Haa Tepeiu. Autrefois, il était tabou de prononcer son nom. Désormais, on nous dit que le passé doit rester le passé et que, de toutes façons, depuis que les missionnaires sont arrivés jusqu’ici, nos traditions se sont perdues. C’est dommage, car cette vallée est riche d’histoires et de danses…  »

PARADIS SAUVAGE

L’aéroport d’Hiva Oa porte le nom de Jacques Brel, tout comme l’aéroclub des Marquises, qui a été inauguré trente jours après son décès. Un hommage mérité pour le chanteur qui, à bord de son avion  » Jojo « , ravitaillait les îles les plus reculées en denrées alimentaires et médicaments, en rêvant de créer une école d’aviation. Nous décidons de nous offrir un survol de l’archipel. Dans un petit appareil, nous suivons le contour capricieux du littoral. Vues du ciel, les Marquises ne répondent pas vraiment à l’image que l’on se fait d’un paradis tropical : côtes tourmentées battues par le ressac, baies parsemées de quelques rares mouillages et vallées boisées ponctuées de pics granitiques. L’île la plus sauvage est Ua Pou, son chef-lieu est gardé par de gigantesques rochers qui percent le ciel et semblent plus imposants encore que nos cathédrales.

Une fois revenus à terre, sur la plage, on jette un regard nouveau sur le paysage, tout en essayant de fuir les nonos, insectes polynésiens dont les morsures sont réputées très douloureuses. Nous montons vers une croix. Des martinets virevoltent dans les cieux, et les pitons basaltiques confèrent à l’île une grandeur que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Au village, sur une place, les habitants nous ont réservé une petite fête de bienvenue. Des femmes aux longs cheveux, parées de fleurs, balancent des hanches au son des guitares, des ukulélés et des tambours, tandis que des gaillards tatoués chantent des légendes, vocifèrent et grimacent en tirant la langue. Inlassablement, la chanson Les Marquises revient envelopper l’atmosphère :  » Les femmes sont lascives au soleil redouté. Et s’il n’y a pas d’hiver, cela n’est pas l’été.  »

DANS LES YEUX DE JACQUES

Sur l’île de Nuku Hiva, à Taiohae, le paepae de Temehea se trouve entre l’église et le rivage.  » C’est un lieu de cérémonie, restauré mais souvent recouvert par la forêt, le feuillage, la mousse et les lianes. Ici, les tikis sont sévères et stoïques, parfois tristes ou étonnés, mais jamais joyeux « , précise notre guide. Le bord de mer est jalonné de sculptures de bateaux et de marins, qui rappellent les premiers habitants de la Polynésie, dont on ne sait toujours pas trop s’ils venaient d’Asie ou d’Amérique centrale et du Sud. Notre Jeep gravit la montagne et passe dans la vallée de Taipivae. La beauté du décor est évidente, même si Herman Melville, au XIXe siècle, a légèrement extrapolé en parlant de la baie comme  » un avant-goût du jardin d’éden  » dans son roman Typee.

Le long du chemin, des cochons sauvages s’enfuient entre les fougères. Une colombe de Nuku Hiva volète vers la crête noyée dans la brume. Hatiheu est nichée entre les rochers basaltiques. On y croise une petite église rouge, des jolies maisons, mais aussi un restaurant où l’on prépare le porc dans un  » four marquisien « , où il est recouvert de feuilles de bananes, puis mis à cuire sur de la terre chauffée au charbon de bois.

Dans la baie d’Omoa, un chemin boueux traverse le dos de l’île sur dix-sept kilomètres. Forêt dense avec vue panoramique sur le dais de feuillage, les vallées et les murs de lave. Fatu Hiva est l’île la plus reculée des Marquises, comme une grosse motte de verdure juste en dessous de l’équateur.  » C’est la plus sauvage « , confirme notre guide. Hauts plateaux, terres vierges et montagnes tourmentées. La descente est lente et belle, à travers des paysages pentus et des parois de cratères. Direction Hanavave, dans une baie des Vierges encastrée dans des palmeraies et des vergers. Des porcs gambadent, des hommes discutent sous un arbre, des enfants jouent au volley-ball. Le soleil caresse de ses rayons païens un havre de paix pour le moins enivrant…

De retour à Hiva Oa, nous faisons une escale au musée de Gauguin. Arrivé en 1901 aux Marquises, le peintre s’est fait une mauvaise réputation aux yeux de l’Église, des gendarmes et des coloniaux, en s’affichant dans les bras des beautés locales.  » Soyez amoureuses et vous serez heureuses « , clame un écriteau sur la demeure. Plus loin, l’Espace Brel offre des films de concerts et de nombreuses infos sur la vie de l’artiste belge qui, lui, a laissé un excellent souvenir de son passage.  » Il voulait mener ici une vie sereine, avec un petit cercle d’amis. Et il s’est pris d’affection pour les insulaires « , témoigne un hôtelier et ami du grand Jacques. Consumé par ses passions, le chanteur a quitté l’Europe et la scène afin de poursuivre des rêves impossibles, dans les étoiles au-dessus de ces Marquises si exquises. Il leur a écrit une belle chanson d’adieu :  » Veux-tu que je te dise, gémir n’est pas de mise, aux Marquises…  »

PAR MARK GIELEN

Le soleil caresse de ses rayons païens un havre de paix enivrant.

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