Comment les grands chefs choisissent (et chérissent) leurs couteaux

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Les chefs ont une obsession dont on parle peu. Elle rythme des conversations de brigade et a un impact direct sur notre assiette. Désirés, choyés, leurs couteaux sont au centre de leur métier et d’un secteur bien affûté.

Demandez à un chef de vous parler de son couteau préféré et il emploiera presque toujours les mêmes mots: « C’est une extension de ma main/mon bras. » Dans l’équation de l’excellence, la lame compte autant que la précision du geste et la qualité du produit. De la mallette que doit s’acheter l’étudiant qui décide de se former à la cuisine à la lame de couleur qui symbolise la victoire dans Top Chef, cet outil de travail central a aussi une haute valeur symbolique.

Certains cuisiniers les collectionnent et en ramènent de voyage, d’autres réfléchissent longuement à la prochaine acquisition qui viendra remplacer une lame qui disparaît au fil des affûtages. Certains pourraient réciter le catalogue de leurs marques préférées ou savent exactement quels bois et acier composent leur demi-chef favori tandis que d’autres préfèrent les choisir à l’instinct, à la faveur d’une bonne prise en main. Il y a ceux qui sont prêts à se soumettre à une liste d’attente de plusieurs années pour s’offrir un couteau à plusieurs milliers d’euros et ceux qui limitent la dépense. On l’a noté en discutant avec de grands noms de la gastronomie belge, à chaque chef ses préférences et ses rituels mais rares sont ceux que la question indiffère. « Il y a toujours eu une relation affective avec le couteau, assure Claudine Dozorme, présidente de la manufacture Claude Dozorme et membre du comité de pilotage du salon international Coutellia. Les gens se l’approprient, l’objet doit ressembler à celui qui l’utilise. On va se projeter dedans. Ça a été de tout temps, les paysans autrefois adoraient leur couteau. Les chefs y sont aussi très attachés. »

Les couteaux japonais me donnent plus de précision.

Nicolas Decloedt

Comme les pros

L’enjeu autour des gammes dédiées à la cuisine est de taille pour les fabricants, surtout depuis que le milieu de la food a développé une aura glamour. Pour ses 130 ans, Opinel, que l’on connaît surtout pour ses couteaux de poche, a lancé Les Forgés 1890, une collection haut de gamme dédiée à la découpe des aliments, et vient de donner un nouveau look à ses Essentiels (couteau d’office…) avec des manches en polymère. Désormais, même le cuisinier du dimanche veut couper ses tomates avec un acier premium. « Le grand public veut ce que les chefs utilisent, note Claudine Dozorme. Même s’il ne va pas s’en servir aussi bien qu’eux, même s’il ne va pas avoir le même usage; il veut ce qu’employent les professionnels. C’est vrai aussi pour les verres, les couverts… Il n’a d’yeux que pour ce qui se passe dans les restaurants. »

C’est amusant de laisser les clients choisir leur couteau.

Peter Goossens
Petit à petit, avec des acteurs tels que MKnives de Sander Miesse ou l'Atelier 185 de Clem Vanhee (photo), les couteaux belges se taillent une place de choix auprès des chefs.
Petit à petit, avec des acteurs tels que MKnives de Sander Miesse ou l’Atelier 185 de Clem Vanhee (photo), les couteaux belges se taillent une place de choix auprès des chefs.© FRÉDÉRIC RAEVENS

Pour séduire les foules, le plus efficace est alors de se faire adouber par un toqué star ou de miser sur une collaboration comme le fit Kaï en 2004, en travaillant avec l’Aveyronnais Michel Bras. Car le grand public fantasme mais ne voit pas ce qui se passe aux fourneaux et, même devant une émission culinaire un oeil non averti distinguera difficilement un couteau d’un autre. C’est là qu’intervient un autre aspect de la relation entre chef et coutelier: « Il y a bien sûr le couteau qui leur sert à la préparation, mais les cuisiniers viennent souvent avec une autre demande qui porte sur le couteau que l’on trouve en salle et qui va sublimer les plats: le couteau à steak. » A table, le client aura tout le loisir d’inspecter le nom gravé sur la lame, de le photographier et les chefs soignent cet aspect de l’expérience de dégustation, conscients de sa grande importance dans l’esprit du consommateur.

Je n’ai pas de grandes mains donc je travaille mieux avec des modèles courts.

Stephanie Thunus

En salle, les lames françaises s’invitent facilement avec des modèles comme Le Thiers, conçu par la confrérie des couteliers de la ville du même nom. En cuisine en revanche, c’est le Japon qui fait la loi. Depuis quelques années, Global, Kaï, Misono, Tojiro et produits artisanaux nippons ont séduit les grands chefs. « Il y a une mode autour du couteau japonais, remarque l’experte de Coutellia. Après viennent les couteaux allemands, pour leur robustesse et leur aura et parfois les français. L’avantage des japonais est qu’ils sont comme de grandes lames de rasoir. Par contre, il est plus difficile de les réaffûter, leur redonner un fil. Mais le fil durera plus longtemps et sera plus tranchant dès le départ. »

J’aimerais créer un couteau.

Hendrik Dierendonck

Local et tout confort

Et en Belgique? Autrefois, les amateurs de couteaux savaient qu’un « gembloux » était une pièce de qualité et la cité wallonne faisait figure de capitale nationale de la coutellerie, mais la maison Léon Depireux est la seule à avoir traversé le temps. « La tradition n’est plus vraiment présente dans le pays, on m’a d’ailleurs traité de fou quand je me suis lancé », relate Sander Miesse, fondateur de MKnives. Son couteau emblématique, il l’a façonné en interrogeant des cuisiniers. « Je voulais qu’ils essaient mes prototypes, qu’ils me fassent des retours. C’est comme ça que j’en suis arrivé à développer cette forme un peu bizarre. Quand on prend un manche de couteau en main, ça fait un creux, j’ai voulu remplir ce creux avec une sorte de boule et donner de l’espace aux deux extrémités de la main, là où il y a les muscles. Les chefs me disent qu’ils n’ont jamais eu un tel confort avec un autre couteau. Les japonais par exemple ont un manche cylindrique simple, il y a toujours un point où la pression est supérieure. »

Ma préférence? Les fabricants traditionnels.

Nicolas Tournay

L’artisan estime à environ 15 heures le temps de travail nécessaire pour fabriquer l’un de ses demi-chefs. Un objet qui sera ensuite vendu 750 euros (collection 18), prix qui se situe dans la fourchette basse des tarifs pratiqués par les nouvelles coqueluches de la coutellerie. Pour s’ouvrir à un marché plus large, il vient de lancer en complément la collection Moustache, qui combine industrialisation (la lame) et travail artisanal du manche et de l’assemblage. Mais dans un univers où la pièce est perçue comme le prolongement de la main ainsi qu’une philosophie de cuisine d’une personnalité, le Graal est le sur-mesure. Récemment, Sander Miesse a par exemple conçu un couteau en acier Damas avec un faux bras de poulpe dans le manche, à la demande d’un chef italien établi à Bruxelles. Ses workshops permettant de créer son propre objet à partir d’une plaque d’acier ont également de plus en plus de succès. Petit à petit, avec d’autres acteurs tel Clem Vanhee (Atelier 185), les lames belges se taillent une place sur les plans de travail des chefs. Plusieurs de nos compatriotes nous dévoilent, ici, leur ustensile favori.

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