Barbara Witkowska Journaliste

La parfumerie renoue avec les codes du luxe. Pour preuve, ces grandes maisons parisiennes, mais aussi des créateurs indépendants, qui vous concoctent un sillage précieux… et unique.

Carnet d’adresses en page106.

En 1914, la maison Guerlain ouvre, au n° 68 des Champs-Elysées, à Paris, une boutique dans un hôtel particulier dessiné par l’architecte Méwès. Le somptueux décor met en scène une palette de marbres de Carrare déclinés dans les tonalités de vert, rose et jaune. Un quart de siècle plus tard, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, s’y ajoutera, au premier étage, un institut de beauté, superbement aménagé par architectes et décorateurs en vogue. Diego Giacometti sculpte des appliques-fleurs, Christian Bérard crée une tapisserie inspirée d’un flacon de parfum, Jean-Michel Franck dessine mobilier et objets, dans son style inimitable où se mêlent minimalisme et géométrie rigoureuse. Très applaudi, le concept est baptisé  » temple de la beauté « .

Quelques décennies plus tard, ce joyau s’offre un formidable lifting, magistralement orchestré par un duo de choc : l’architecte Maxime d’Angeac et la star de la décoration Andrée Putman. Pas de changement à la boutique du rez-de-chaussée. Elle garde toujours son incomparable esprit baroque. En arrivant au premier étage, le visiteur est ébloui par l’éclat, le faste et la lumière. Tout autour, au sol, aux murs et au plafond, se déploie le fameux ruban d’or, composé de 300 000 carrés de mosaïque dorés à l’or fin. L’architecte l’a imaginé pour faire écho au ruban de marbre à la boutique. L’espace est fluide, souple et ondoyant, sans horizontale ni verticale. L’idée ? Nous plonger à l’intérieur d’un flacon à parfum, dans la mouvance de la fragrance. Dans la  » salle des parfums « , Andrée Putman a conçu une ouverture circulaire dans le sol qui fait communiquer les deux niveaux. Du plafond coule un gigantesque lustre en maille d’or, visible aussi du rez-de-chaussée. Un orgue à parfums rond s’enroule autour de cette féerie lumineuse et met en scène tous les parfums de la maison, au total 67 références. Exposée sur une élégante console, la séquence nostalgie nous fait (re)découvrir les  » trésors  » anciens : Le Mouchoir de Monsieur et La Voilette de Madame, créés en 1904 par Jacques Guerlain pour un couple, et aussi Vega, Derby, Liu ou Guet-Apens. On hume les trois nouveaux  » bébés  » de Sylvaine Delacourte, directrice de la création de Guerlain et auteur du concept de ce nouveau  » temple de la beauté « . A sa demande, trois créateurs de parfums ont interprété trois matières en toute liberté. Résultat ? Rose Barbare, Angélique Noire et Cuir Noir sont des eaux originales, charnelles et terriblement Guerlain. On admire aussi les fontaines impériales et leur design high-tech imaginé par Andrée Putman. Ici, on peut faire remplir de sa fragrance préférée, le célèbre flacon aux abeilles, créé en 1853 pour l’impératrice Eugénie.

On pénètre, enfin, dans le saint des saints, le salon des parfums sur mesure. Tout commence par un rendez-vous en tête à tête avec Sylvaine Delacourte. En posant des questions précises, elle déterminera votre patrimoine olfactif de l’enfance, de l’adolescence et de l’âge adulte. Puis la consultation se fait polysensorielle. Plusieurs éléments permettent d’affiner sa recherche. Tel ce jeu de cartes dévoilant différentes photos de la nature, des ambiances, des tissus et des matières premières.  » Le choix de la cliente permet de confirmer et valider ses propos, d’obtenir d’autres informations par l’image, explique Sylvaine Delacourte. Je poursuis le jeu, en lui demandant de choisir deux tissus, parmi des satins, voiles, soies et cachemires, et de justifier ce choix. Enfin, je lui fais sentir des accords, chyprés, orientaux, muscs, boisés, etc.  » Au terme de cet entretien, la cliente rentre chez elle avec un petit livret contenant trois accords qu’elle a sélectionnés. Ce premier rendez-vous est suivi de deux essayages (comme en haute couture), où l’on peaufine et affine la fragrance. Le parfum définitif est prêt au bout de six mois, minimum, parfois un an. On vous remet trois litres de  » votre  » fragrance. Selon vos préférences, vous pouvez choisir de l’extrait, de l’eau de parfum ou de l’eau de toilette. Le précieux jus est conditionné dans différents flacons en cristal Baccarat (à partir de 30 000 euros). Aux personnes pressées qui n’ont pas la patience d’attendre six mois, Sylvaine Delacourte propose la Collection Privée. Vous avez le choix entre six parfums uniques, dans différentes familles olfactives. Si vous craquez pour l’une d’entre elles, vous l’emportez et elle est retirée du catalogue (20 000 euros).

Le sur-mesure d’un joaillier

Eblouissantes et féminines, les parures et les pièces de joaillerie de Cartier figurent parmi les plus belles de la création actuelle. Désormais, les femmes raffinées pourront les accompagner d’un  » bijou olfactif « , réalisé sur mesure dans la grande tradition des commandes spéciales. Ce nouveau concept, très exclusif, sera inauguré à l’occasion de la réouverture, après rénovation, ce mardi 13 décembre, de la boutique mythique du joaillier, située au 13, rue de la Paix, à deux pas de la place Vendôme, à Paris. Ce superbe défi a été confié à Mathilde Laurent, jeune créatrice de parfums, l’une des plus douées de sa génération. Petite, elle voulait devenir architecte, comme son père. Parmi ses  » maîtres à penser « , elle cite les architectes Robert Mallet-Stevens et Le Corbusier, pour l’harmonie exceptionnelle présente dans leurs £uvres. La photo est une autre de ses passions.  » L’intérêt pour l’architecture et la photo, mes nombreuses lectures dans ces domaines, m’ont permis de m’aguerrir à la création, de comprendre ce qu’est la création, d’apprendre à faire accoucher des idées personnelles pour qu’elles soient originales « , s’enthousiasme-t-elle.

Les odeurs et les parfums accompagnent toutefois Mathilde Laurent depuis l’enfance. Elle aime  » sentir « , se souvient avec précision de ses  » chocs olfactifs « , dont celui qu’elle ressentait en arrivant en vacances en Corse, lorsqu’elle se sentait enveloppée par des senteurs folles et sauvages du maquis et, surtout, le parfum de la  » lamourza « , l’immortelle locale. Elle découvre que la création des parfums est un métier, ce qu’elle ignorait, et décide de suivre cette voie. Elle marie ainsi toutes ses passions. Ce qui l’intéresse dans les prodiges de l’architecture, c’est la dimension humaine. Elle la retrouvera dans le parfum hissé au rang d’£uvre… portée au quotidien. Et un parfum ne devient-il pas unique grâce à son architecture olfactive ?

Mathilde Laurent s’inscrit à l’Isipca (Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’arôme alimentaire), étape indispensable pour pénétrer le monde envié des créateurs de parfums. Pour effectuer l’indispensable stage de fin d’études, non rémunéré, elle sollicite la maison Guerlain. Jean-Paul Guerlain l’accepte. Au terme du stage, subjugué par son talent et sa sensibilité, il l’engage définitivement. La jeune femme y restera onze ans, en réinterprétant  » la beauté et l’intuition de la matière première naturelle « . En février dernier, le joaillier Cartier lui propose d' » inventer ensemble  » le salon des parfums, niché à la boutique de la rue de la Paix. L’idée consiste à travailler avec un parfumeur exclusif, pour faire du sur-mesure le luxe extrême.

Parmi tous les joailliers de la place Vendôme, Cartier est celui qui fait le plus de sur-mesure et il jouit d’une vraie légitimité dans ce domaine. Mathilde Laurent s’occupera exclusivement des  » bijoux olfactifs  » personnels et uniques et n’interviendra pas dans la création des parfums de la marque, destinés à un public plus large. Ce parfum  » fait main  » naîtra au bout de plusieurs rendez-vous et entretiens. Le premier sera le plus important et le plus fructueux. Pour les personnes qui souhaitent s’impliquer davantage dans la création, Mathilde Laurent prévoit jusqu’à neuf rendez-vous. La formule définitive du parfum, confidentielle, sera archivée, comme toutes les commandes spéciales de la maison. La fragrance sera enfermée dans un écrin en cristal de Baccarat taillé à pans coupés, cernés d’or et frappé du blason Maison 13 rue de la Paix. Le prix de cette  » séduction sur mesure  » ? A partir de 60 000 euros.

Le sur-mesure d’un couturier

A Jean Patou, nous devons la création de maillots de bain en tricot et  » l’invention  » du sportswear, synonyme d’élégance sportive. Si la maison de couture, empreinte de l’esprit Art déco, n’existe malheureusement plus, son univers olfactif, lui, se porte mieux que jamais. Un magnifique espace, baptisé Maison Jean Patou Paris et situé dans la prestigieuse rue de Castiglione, met admirablement en scène ce patrimoine inestimable. Au rez-de-chaussée, une boutique très contemporaine, au décor épuré, accueille le visiteur. Deux couleurs dominent : le blanc et le rose, symbolisant respectivement le jasmin et la rose de mai. Ces deux fleurs, vedettes du légendaire parfum Joy, lancé en 1930, forment, depuis lors, la signature de la marque ou  » la mélodie Patou « . Sur le comptoir immaculé, on (re)découvre les créations maison : Joy, 1000, Sublime et Enjoy. Ici, point de ces  » mouillettes  » en carton qui donnent d’un parfum une image réductrice, en permettant d’apprécier, surtout, les notes de tête. On hume la fragrance dans le  » monclin « , un verre de dégustation olfactive qui permet au parfum de développer toutes ses notes. Il a l’allure d’un verre de cognac, et a été spécialement mis au point pour la maison par Henri de Monclin.

A l’étage, Jean-Michel Duriez, créateur attitré, responsable des parfums sur mesure ainsi que de toutes les créations olfactives à venir de la maison Patou, nous accueille dans un élégant salon avec un bar à parfums. Ici, on peut découvrir et sentir les 130 matières premières de la parfumerie. L’espace est accessible à tout le monde, sur rendez-vous. Le but est de se familiariser avec les différents composants, comprendre les harmonies possibles, pour mieux choisir son parfum. Séparé de l’espace exposition par un mur en verre rose, un petit salon est réservé à celles qui souhaitent passer commande d’un parfum sur mesure.  » Tout commence par un contact personnel et linguistique, explique Jean-Michel Duriez. Le travail sur un parfum s’étale sur plusieurs mois, il faut éviter toutes les erreurs du langage et bien comprendre comment la femme parle de son parfum.  » Cette  » interview  » se déroule tout au long d’une journée initiatique olfactive parisienne. Jean-Michel Duriez va chercher la cliente en limousine, pour faire le tour de tous ses endroits préférés. Le programme est choisi ensemble : on visitera des fleuristes, des magasins de mode, des musées, des restaurants, et, pourquoi pas, un magasin indien ou un haras. Au fil des heures, Jean-Michel Duriez découvre votre profil, votre style de vie et vos goûts, puis se met au travail. Au bout d’un mois, trois projets complètement différents seront soumis à la cliente. Une fois le choix opéré, il sera  » retouché  » à plusieurs reprises, pendant onze mois. On repart avec une formule exclusive à vie, uniquement de l’extrait de parfum, enfermé dans des flacons de trois tailles différentes : un vapo de sac en métal, un flacon de cristal Baccarat placé dans un prestigieux vanity case et la  » source « , à savoir une énorme goutte de parfum, incrusté dans un bloc de cristal de Baccarat, pesant 15 kilos ! Le coût ? A partir de 50 000 euros.

Le parfum d’empire… et le vôtre

D’origine corse, Marc-Antoine Corticchiato passe son enfance et son adolescence au Maroc, baigné par les merveilleuses odeurs des plantes et des fleurs de la campagne marocaine et, ponctuellement, celles du maquis corse. Curieux, cet intellectuel s’intéresse à l’origine des parfums. Comment se développent-ils ? Pourquoi sont-ils différents en début et en fin de journée ? Sa passion, plutôt scientifique, le pousse à faire des études de chimie. Il les termine en apothéose, avec une thèse de doctorat au CNRS d’Ajaccio, ayant pour thème la mise au point d’une nouvelle technique d’analyse des extraits de plantes à parfums. Son parcours professionnel, très éclectique, mêle des travaux dans un laboratoire, des publications scientifiques et des interventions lors des congrès. Petit à petit, ses préférences se cristallisent autour de l’aromathérapie et lui donnent envie de se lancer dans la création de parfums, tout d’abord en collaborant à Créassence, puis, en 2003, en lançant sa propre marque Parfum d’empire.  » Sa vocation consiste à retrouver le sillage olfactif de différents personnages ayant appartenu à des empires du passé, déclare Marc-Antoine Corticchiato. Je choisis les personnalités qui me parlent.  »

Le créateur part toujours des faits vérifiés. D’où sa collaboration avec l’historienne Elisabeth de Feydeau qui réalise un travail de recherche très approfondi. Eau de Gloire, inspirée par le côté romanesque, généreux et fougueux de Bonaparte, est construite comme une de ses journées olfactives. On imagine qu’il prend son bain, utilise un savon à la fleur d’oranger, se frictionne à l’Eau de Cologne. Plus tard, il respire la réglisse et l’anis, prise le tabac, le soir allume des encens. On retrouve donc tous ces composants dans l’Eau de Gloire, magnifiquement architecturés et orchestrés. En vedette ? Des effluves du maquis corse, le parfum préféré de Bonaparte. Eau Suave est dédiée à Joséphine, à sa passion pour la botanique et, surtout, pour la rose. C’est d’ailleurs grâce à Joséphine que la rose est devenue une fleur française. Auparavant, elle était anglaise. Eau Suave est un travail subtil et raffiné autour de différentes variétés de roses fruitées et épicées, enveloppées de muscs blancs et de vanille. Ambre Russe, enfin, nous plonge dans le monde exubérant de la Russie. Le départ est forcément… alcoolisé, avec du champagne impérial et de la vodka populaire. Puis l’ambre gris véritable (ingrédient  » royal « ), le thé russe des samovars, les notes cuir des bottes des officiers russes et l’encens des églises orthodoxes se mêlent dans un halo chatoyant, raffiné et… enivrant. Envie de jouer une héroïne dans l’imagination inépuisable de Marc-Antoine Corticchiato ? Il est prêt à relever tous les défis, à condition d’avoir des atomes crochus avec son univers olfactif préféré, composé de notes animales, de cuir, d’ambre, de myrrhe et, bien entendu, de  » son  » maquis corse. A partir de 4 000 euros.

Les fragrances exclusives de Blaise Mautin

Pour découvrir le style olfactif de Blaise Mautin, allez donc faire un tour ou, mieux, passez une nuit au Park Hyatt, l’hôtel ultrachic de la rue de la Paix à Paris. L’espace embaume un halo de patchouli, de cuir de Russie et de notes vanillées, légèrement caramélisées. Ces accords séduisants se retrouvent aussi dans tous les produits d’accueil, présents dans les salles de bains : gel douche et bain, shampooing et lait pour le corps. Le Park Hyatt est le premier hôtel qui lance, avec la complicité d’un parfumeur, son propre parfum à vocation non commerciale. Blaise Mautin a grandi au milieu des jouets, sa famille étant propriétaire du Nain Bleu. L’enseigne, créée en 1836, est l’une des plus anciennes boutiques de joujoux haut de gamme au monde avec deux adresses parisiennes.

Enfant, Blaise Mautin rêve de créer le parfum Nain Bleu, conçu comme une £uvre d’art et offert aux clients. Beaucoup plus tard, fidèle à sa passion, il suit une formation à Grasse, auprès des plus grands parfumeurs. Et surtout, il fait ses propres armes, chez lui, dans un labo perso, en imaginant des essais et des interprétations autour des plus belles matières premières. L’une de ses fragrances, dont le géranium Palma Rose est en vedette, séduit la directrice marketing d’un grand palace parisien, rencontrée lors d’un cocktail : elle décide de réserver ce jus aux clients VIP. Dans la foulée, Blaise Mautin réitère l’exercice pour un hôtel à Baden-Baden.  » Ces premiers parfums m’ont apporté une petite notoriété, raconte-t-il. Suffisante, pour que les journalistes s’intéressent à mon travail et se donnent la peine de monter dans ma chambre de bonne, au huitième étage, sans ascenseur . » Les premiers articles et un portrait sur TF1 font affluer les commandes. Suite à un article, il est contacté par l’hôtel Hyatt Park. Le bouche-à-oreille et Internet font le reste. Aujourd’hui, il a une clientèle triée sur le volet en France, au Japon et en Russie.  » Ce qui m’intéresse, c’est faire des parfums exclusifs pour des gens exclusifs. De la grande mesure. Je ne fais pas de différence entre un parfum d’ambiance et un parfum tout court. Savez-vous que Coco Chanel vaporisait le N° 5 dans sa boutique et sur ses bûches ? Le luxe, c’est ça !  » Il a quitté  » sa chambre de bonne au huitième sans ascenseur  » et s’est installé dans un agréable appartement au rez-de-chaussée, à deux pas de l’Arc de Triomphe. Ici, il travaille à son rythme, doucement, il n’a pas envie de s’agrandir. Dans son labo, il concocte des fragrances singulières pour des clients qui veulent être uniques et ne désespère pas de créer, un jour, un parfum pour… le Nain Bleu. A partir de 4 000 euros hors taxes.

Barbara Witkowska

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