La mode – comme le design, le cinéma, la littérature ou la peinture – est à l’air du temps ce que le baromètre est à la météo : une balise, un repère, une loupe grossissante posée sur le présent et le futur proche. Plus fiable qu’une boule de cristal ou qu’un marc de café, l’humeur des podiums donne une indication précise sur le moral des troupes. Sous-entendu : sur la société.

Que les créateurs et les artistes enfilent aujourd’hui à l’unisson la tenue de camouflage n’est donc pas un hasard. Ni une incroyable coïncidence. Branchés sur le réel, l’ici et maintenant, ils se font simplement l’écho des angoisses qui rongent leurs contemporains. Et les poussent à vouloir se fondre dans le décor.

Du coup, on cache, on masque, on protège, en s’inspirant largement des codes et des attitudes caméléonesques des spécialistes de la dissimulation : les militaires. Encore que, il faut préciser que les soldats n’ont troqué leurs uniformes rutilants contre des combinaisons moins voyantes qu’à la fin du xixe siècle. Avant, on s’affrontait face à face. Et se cacher passait pour déshonorant. Les Français, en retard… d’une guerre sur ce coup-là, ont encore combattu en pantalon rouge garance et capote bleue lors du conflit de 14-18. Elégant mais pas vraiment indiqué pour passer inaperçu…

A la guerre comme à la guerre donc. A l’image du pionnier Jean Charles de Castelbajac, qui a fait de l’imprimé bariolé sa marque de fabrique. Entre autres faits d’armes, il a barbouillé de kaki des fauteuils Louis XVI, une Smart, un service de table, du matériel de jardin et, last but not least, quantité de vêtements, dont des combinaisons de ski, des toilettes du soir et jusqu’à des robes de mariée.  » Pour moi, le bariolage est plus qu’un imprimé, c’est un facteur sociologique, nous confie le créateur. Car il a cette capacité de transformer un objet industriel en pièce unique. On n’a jamais deux modèles identiques.  »

Créateurs sur le pied de guerre

Même atmosphère de veillée d’arme chez les stylistes Yohji Yamamoto ou Bernhard Willhelm. Le premier revisite cet été la garde-robe du soldat avec des robes et des ensembles reprenant tip top les motifs des treillis commandos. Quant au second, il dégaine le fameux  » battle-dress  » pour l’hiver prochain. De quoi donner aux métropoles des airs de caserne. Ou de ville assiégée…

Heureusement, tous n’adoptent pas un ton aussi mar-tial. Par nécessité autant que par plaisir – quel intérêt auraient-ils à plagier l’attirail que l’on retrouve dans tous les stocks américains ? -, les stylistes dynamitent la panoplie standard du centurion. Bernhard Willhelm lui-même signe une veste sans manche pas très réglementaire. Elle s’inspire certes de l’esprit camouflage (couleurs chamarrées, visage dissimulé sous une capuche), mais dans une version streetwear. Même stratégie de diversion chez Comme des Garçons et chez Ann Demeulemeester. L’un et l’autre reprennent à leur compte les imprimés bariolés, mais en jouant avec des coloris primaires pas franchement discrets. Comme si on avait confié à des enfants en bas âge le soin de peaufiner les tenues. Du camouflage à l’anticamouflage…

Louis Vuitton, Watanabe ou Undercover avancent également masqués. Mais dans un registre nettement plus austère, plus mystérieux aussi. Faisant fi du tachisme (une spécialité française) et du pointillisme (l’emblème des Allemands) de rigueur pour les uniformes des armées du monde entier, ils ont mis l’accent sur l’anonymat. Il s’agit moins de ne pas être vu que de ne pas être reconnu, ce qui est une autre forme de camouflage. Si certains papillons jouent la carte du mimétisme avec la nature environnante pour ne pas être repérés par les prédateurs, d’autres lépidoptères  » préfèrent  » simuler le comportement, le cri ou la parure d’un comparse situé plus haut dans la chaîne alimentaire – une chouette par exemple -, pour dissimuler leur véritable identité et, par ricochet, leur vulnérabilité.

On n’est pas très loin de ce dernier cas de figure quand Vuitton coiffe ses mannequins d’amples chapeaux dissimulant les yeux de leurs propriétaires. Ou quand Undercover annonce le déploiement l’hiver prochain de bataillons de créatures recouvertes de la tête aux pieds, et attifées de capes et de tuniques énigmatiques comme les personnages de  » Star Wars  » ou de  » Dune « . Qui se cache derrière ces cagoules ? Humain ou extraterrestre ? Ami ou ennemi ? Le doute persiste…

Pour vivre heureux, vivons cachés

Autre indice de l’engouement pour le camouflage, les marques s’approprient volontiers sa forme, ses couleurs, ses caractéristiques, juste pour être dans le coup. Quel tableau choisissent Marithé + François Girbaud pour illustrer la nature dans leur nouvelle campagne de pub, intitulée  » handmade with love « , qui est aussi un plaidoyer pour la défense de l’environnement ? Une mosaïque de petits carreaux verts, bruns et beiges. Autrement dit, une forêt pixellisée qui fait furieusement penser à un filet de camouflage… Bariolage encore dans cette série spéciale du fabricant de sièges pour enfants Maxi-Cosi. Baptisée Urban safari, elle s’inspire des tissus africains (étoffes Vlisco, batik, motifs floraux, etc.). Mais on peut aussi tout simplement y voir un camouflage de plus pour se fondre discrètement dans la jungle urbaine…  » Le barbouillage est l’une des rares icônes abstraites, ajoute le styliste Jean Charles de Castelbajac. Il a aussi la particularité d’être très démocratique, très accessible. La preuve, il sert d’étendard aussi bien aux militaires, garants de l’ordre, qu’aux jeunes générations rebelles, plutôt dans l’autre camp.  » Universalité donc. Et transversalité aussi quand il recouvre tout, le pantalon de ski et la paire de skis (Castelbajac pour Rossignol), le canapé et les murs. Gommant d’un coup les frontières entre les objets. Et créant une troublante impression de déséquilibre, presque de vertige.

Le design est lui aussi contaminé par le virus du camouflage. Au dernier Salon international du meuble de Milan, un studio suédois, Charming Unit, a par exemple présenté un projet de table en métal ajourée comme les filets de camouflage que les fantassins déploient sur les pièces d’artillerie et les véhicules lors des man£uvres. Plus symptomatique encore, et plus troublant parce qu’entrant en résonance avec notre quotidien, l’artiste plasticienne Lucy Orta travaille depuis des années sur le design de survie (1). Chez elle, le camouflage a pour vocation de protéger. Ce n’est pas un luxe, ni une coquetterie, c’est une question de vie ou de mort. Témoin ces vêtements en forme de tente ou ces combinaisons collectives modulaires, tous pensés pour venir en aide (la plupart sont équipés de réserves d’eau et de médicaments) aux populations en détresse (des sans domicile fixe dans les grandes villes aux rescapés d’un tremblement de terre à l’autre bout du monde). Mais surtout aussi pour maintenir ou recréer du lien social là où il se délite.

Comment ne pas faire le parallèle entre cette démarche altruiste et  » L’abri nomade urbain  » imaginé par les designers américains Cameron McNall et Damon Seeley, à la tête du bureau Electroland (2). Un prototype qui a été exposé dernièrement à New York au Museum of Modern Art (Moma) lors d’une vaste exposition intitulée  » Safe  » où s’entassaient trois cents objets censés nous protéger de tous les dangers (tiens, tiens, encore un signe de ce climat anxiogène). Cet abri se présente comme un cocon gonflable en forme de larve. Particularité : il est très coloré. Il n’est donc pas conçu pour se fondre dans le paysage. Mais, au contraire, pour lutter contre l’invisibilité et la marginalisation des plus démunis. En l’occurrence ici les SDF, à qui il est destiné.

Un conformisme chasse l’autre

D’où cette question, qui est au c£ur de l’exposition  » Ni vu ni connu  » qui se tient jusqu’au 2 juillet prochain à Lyon (3) : se cache-t-on pour disparaître ou pour apparaître autrement ? Réponse : les deux. L’usage fait loi. Comme dans le règne animal. Ou comme dans la mode, le vêtement étant aussi bien un instrument d’intégration que d’exclusion. Songeons par ailleurs aux masques africains, aux coiffes à plumes des Amérindiens, aux étuis péniens des populations primitives, à la cagoule du bourreau ou à la burka des femmes afghanes… Ces déguisements servent autant à mettre en valeur une partie du corps ou une fonction qu’à les dissimuler. C’est l’autre visage du camouflage. Sa face nord. On se travestit pour brouiller les cartes, gommer les repères identitaires, dissoudre les ingrédients de la personnalité. Avec là aussi des effets pervers.

Car à force d’uniformiser, de normaliser, de lisser, des mentalités aux critères esthétiques en passant par les émotions, tout finit par se ressembler, avoir le même goût, la même texture. On est ainsi devenus malgré nous prisonniers du camouflage qui était censé nous protéger de l’ennui comme des turpitudes du monde. On s’est leurré en pensant recréer un espace de liberté à côté de la routine qu’on affirmait combattre, alors qu’on s’est contenté au bout du compte d’affubler la banalité d’un nouveau costume, certes plus seyant, plus trendy, mais tout aussi anesthésiant à moyen et long terme. On a noyé la vérité sous une couche de verni. C’est ce que dénonce Diesel dans sa dernière campagne de pub. On y voit des jeunes gens s’arracher à la monotonie verdâtre de leur environnement et prendre des couleurs grâce à leurs vêtements et accessoires griffés. Sous-entendu : le camouflage est devenu la norme. Une posture. On ne chercherait donc plus à s’extirper de la grisaille comme par le passé mais bien d’une mélasse de couleurs dans laquelle chacun s’enlise. Un progrès indéniable !

Camouflage inconscient

Le cas de la nudité illustre bien ce  » hold-up « . L’érosion de la pudeur a été gagnée de haute lutte.  » Il a fallu pour cela passer outre à des traditions séculaires « , rappelle l’historienne Anne-Marie Sohn dans le troisième volume de l’  » Histoire du corps  » (Seuil). Comme l’interdiction pour une femme de montrer ses mollets ou de révéler ses chevilles. Rappelons qu’à la fin du xixe siècle, on fait encore l’amour  » tout nus rien qu’avec une chemise  » et que l’alcôve est obligatoirement plongée dans la pénombre. Sous peine de déclencher les foudres divines. Le dévoilement des corps devait nous libérer de cette pesanteur morale. Sauf qu’à verser dans l’autre extrême, à savoir l’exhibition de l’intime et la banalisation de la pornographie, on a fini par substituer un camouflage à un autre, un conformisme à un autre. Le corps n’est plus un sanctuaire. Il fait partie du spectacle médiatique au même titre que la célébrité ou la richesse. Dépouillé de son aura sulfureuse à force d’être jeté en pâture, il en devient invisible. Un dépeçage symbolique qu’interroge inlassablement le photographe Spencer Tunick avec ses clichés représentant des bataillons de corps dénudés dans des lieux insolites. Dans ses tableaux, qu’on peut lire comme des métaphores du monde, le plus nu, le plus visible est celui qui reste habillé…

On n’échappe donc pas au camouflage. Que ce soit pour se cacher ou pour se distinguer. Comment en serait-il autrement d’ailleurs ? L’art de la dissimulation est inscrit dans nos gênes, dans notre patrimoine animal. Et aussi dans notre psychisme. L’inconscient n’est-il pas le paravent de nos désirs refoulés ? De là à en conclure qu’on a tous quelque chose à cacher…

(1) Internet : www.studio-orta.com

(2) Internet : www.electroland.net

(3) Internet : www.museum-lyon.org

Laurent Raphaël

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