Il crée dans un laboratoire qu’il compare à celui d’un alchimiste.

C’est qu’Antonio Marras, directeur artistique de la maison Kenzo et

de sa propre griffe, excelle dans les mélanges, les héritages, les contrastes et la poésie. Interview, comme un patchwork d’histoires et d’émotions, en fines couches superposées.

par anne-Françoise Moyson

par Anne-Françoise Moyson

C’est l’histoire d’un homme qui adore les histoires. Celles que son fils Leo, 11 ans, lui raconte le soir avant de lui intimer l’ordre de dormir –  » et maintenant, dodo, papa « . Celles de son île, la Sardaigne, de sa ville d’Alghero où l’on parle catalan, souvenir d’une invasion du xive siècle. Celles que lui murmurent les vêtements traditionnels, les pièces vintage achetées aux puces, les trousseaux funéraires des femmes sardes, la garde-robe de son oncle parti faire fortune en Argentine. Antonio Marras n’aime rien tant que le mélodrame, les tourments, la nostalgie. Son talent instinctif, c’est de les traduire pour Kenzo dans des silhouettes Femme, Homme, et bientôt Enfant, qui chantent la légèreté, la couleur, la fluidité. Et pour sa griffe éponyme Antonio Marras, dans des collections qui disent le temps qui passe, les tissus malmenés, réinventés, les chapitres poétiques de vies effilochées, la mélancolie. Mais rien de littéral, jamais. Fidèle à lui-même et aux autres, il se dessine un destin qui tutoie l’art et les artistes, la douleur et la beauté.

Entre Alghero, qu’il ne prétend pas quitter, Milan pour ses collections à lui et Paris pour Kenzo, il ne fait jamais le grand écart. Il vénère sa femme-muse Patrizia, ses deux fils, les kimonos qu’il collectionne, le théâtre de Luca Ronconi pour lequel il dessina les costumes d’un Songe d’une nuit d’été, la poésie d’Emily Dickinson, le footing dans la lumière du soir. Bosseur impénitent – sa mère l’appelle  » jamais content  » -, il emporte partout avec lui son cahier de notes, un agenda qui déborde, avec collages drôlissimes (la tête de Suzy Menkes, fashion editor de l’ International Herald Tribune), dessins de fleurs (des pivoines), photos de silhouettes (celles de la collection automne-hiver 09-10 de la Femme Kenzo), articles découpés dans les journaux (sur la disparition des baleines), petit lambeau de tissu (pour la prochaine collection de son autre ligne I’M Isola Marras), papier sauvé de l’oubli (mini-napperon pour pâtisserie). Un très beau fourre-tout pourtant ordonné qu’il ne peut s’empêcher de colorier, presque inconsciemment. Il trempe son Bic, à l’envers, dans le reste de café qui refroidit dans sa tasse, tourne les pages, dépose une goutte parfumée sur le pétale d’une fleur dessinée, qui prend alors une teinte sépia. Surannée et contemporaine à la fois. Antonio Marras ou les tourments sublimés.

Vous êtes venu à la mode, en autodidacte, après avoir étudié la comptabilité. On vous imagine mal en comptableà

Je détestais, j’ai un problème avec les chiffres, je ne connais pas les numéros de téléphone, les dates, rien. Mais j’avais la chance d’avoir des copines très gentilles qui faisaient mes devoirsà Et puis mon père est mort d’un cancer, en six mois. J’ai repris sa boutique-atelier de prêt-à-porter à Alghero. Tout cela s’est fait de manière très instinctive, personnelle, sans véritable capacité à comprendre, avec la force de la spontanéité.

Quels furent vos débuts de créateur anonyme ?

Un Romain m’a demandé un jour de dessiner une collection, j’ai cru qu’il était fou, mais il m’a persécuté pendant un an. Finalement, Patrizia, ma femme, m’a dit :  » On va voir, c’est une expérience « . J’ai commencé quelques croquis, et en un mois, j’avais imaginé une collection Femme, pour l’été.

En 1996, vous vous lancez sous votre nom en créant une collection haute couture, pourquoi ?

Parce que je pensais que c’était plus simple de créer des pièces uniques, donc de la haute couture. Je n’avais pas encore ma ligne de prêt-à-porter, j’étais consultant pour d’autres maisons et j’avais mon petit atelier. Mais le plus difficile, après trois défilés, ce fut de lancer ma ligne de prêt-à-porter. Tout le monde était fasciné par mon travail, mais quand je rencontrais des responsables de grandes maisons italiennes, ils étaient tous apeurés parce que c’était impossible de traduire cela industriellement. Je suis sarde, donc très têtu, j’y suis finalement arrivé.

Vous revendiquez un héritage  » mode  » composé de kimonos et de costumes sardes.

J’ai toujours été fasciné par la culture japonaise, j’ai toujours travaillé le kimono, avant même d’être nommé chez Kenzo. C’est la quintessence du vêtement. Je les collectionne, j’en ai 300. A l’exact opposé, il y a les costumes sardes, constitués de pièces superposées. Je les collectionne aussi, mais plus difficilement car ils se lèguent de mère en fille. Dans chaque village, il y a un costume différent, c’est une découverte sans fin. Parfois, des femmes ouvrent pour moi leurs armoires, dans un tiroir, il y a ce trousseau destiné au jour de leur mort, bien emballé dans du papierà Cela m’inspire.

Avec Antonio Marras et Kenzo, vos parts d’ombre et de lumière sont comblées, non ?

J’ai un besoin vital de créer des choses totalement opposées. Pour ma marque, avec ce côté plus tourmenté, mélancolique, intimiste, réservé. Et pour Kenzo, avec ce côté plus joyeux, enfantin, solaire. Je peux alors diviser mon esprit et ma personnalité en deux et créer apparemment des contraires, même si je pense qu’il existe un fil rouge entre les deux.

D’où vous est venue l’inspiration pour votre collection Femme Kenzo de cet automne-hiver ?

D’une exposition sur le constructivisme russe. Et de la Russie, si proche, si lointaine. Je suis plutôt mélodramatique, vous comprenez combien la littérature russe me parle. J’avais été à Moscou pour l’ouverture de ma boutique Antonio Marras, il y a cinq ans, j’avais beaucoup dessiné, des gribouillis, tout le temps, j’avais aussi acheté des tas d’objets au marché aux puces. Je suis un peu schizophrénique, maniaque, j’aime l’accumulation : je suis rentré de ce voyage avec une cinquantaine de petits livres d’enfants aux illustrations incroyables et avec des grands châles, très colorés, aux imprimés fleuris, je les ai rangés, et puis des années plus tard, j’ai tout redécouvert, et j’ai commencé à travailler sur la collection Kenzo.

Pour votre griffe, à chaque collection, vous vous plongez toujours dans l’histoire d’une femme. Qui est-ce cette saison ?

Dora Maar, la muse-amante de Picasso. J’ai travaillé sur la gamme de couleurs des portraits qu’il a peints d’elle et aussi sur la guerre civile d’Espagne. On a acheté de vieilles parkas militaires, on a gardé les zips, les poches mais refait complètement la forme, la coupe, le patronnage et on a ajouté de la broderie sur chacune d’entre elles. A chaque fois, les brodeuses sardes me disaient que c’était impossible,  » je pense que vous pouvez y arriver « , leur répondais-jeà C’était vraiment un défi.

Le tissu est-il toujours le point de départ d’une collection ?

Le tissu est tellement important pour moi. C’est comme boire de l’eau. D’ailleurs, mon fournisseur me garde tout, les chutes, les défauts, les lambeaux.  » Peut-être y a-t-il quelque chose qui t’intéresse  » me dit-il en me les confiant, et souvent, c’est incroyable ! Je ne veux rien connaître techniquement, je veux rester ignorant. Parce qu’il m’est alors plus facile de demander l’impossible. Si je savais que cela l’est, je m’autocensurerais. En ne sachant rien, je peux commander des trucs bizarres, dans le tissage, la teinture, les combinaisons de matières différentesà

Et alors seulement vous vous mettez à dessiner ?

Oui, et tout est déjà bien clair. J’ai cinquante croquis, avec toutes les silhouettes complètes – chapeau, lunettes, sandales, sacs, tout, et qui ressemblent déjà à ce que l’on verra sur le podium, j’ai même les premiers et les derniers passages.

Vous mettez en scène vos défilés de manière très romanesque. Pourquoi ?

Parce que je veux raconter une histoire. Or, quand j’en raconte une, j’ai besoin d’une mise en scène, qu’elle soit le support de la collection et laisse un souvenir extraordinaire. Je veux faire rêver, durant quinze minutes, faire disparaître tout le reste autour, grâce à une pluie de pétales de rose, un grand lampion chinois qui s’ouvre ou un rideau de sable qui s’égrèneà

Quelle collection marque une césure radicale dans votre cheminement ?

Une collection inspirée par Eleonora d’Arborea, une reine sarde du Moyen Age qui a rédigé la première charte des droits de l’Homme. C’était cette collection-là que Concetta Lanciaux, conseillère de Bernard Arnault, patron de LVMH, a vue juste avant de me proposer la direction artistique de Kenzo. Et la première collection Kenzo, dans laquelle on a mis tant de souffrance, de travail. J’ai encore la vision précise d’un instant lors de ce défilé-là, quand la première mannequin entre sur le podium, Patrizia est presque tombée dans les pommes de fatigue, de stressà

Sans Patrizia, vous ne seriez pas où vous êtes ?

Je ne sais pas, je lui fais confiance pour tout. Elle est la plus grande critique de mon travail. Chaque fois qu’elle me dit  » Ça, c’est horrible « , je me défends :  » Ce n’est pas vrai  » mais in fine, je dois reconnaître qu’elle a toujours raison, je déteste ça ! Elle a un point de vue tellement précis et cohérent, juste et honnête. Même quand elle est diplomate, il n’y a jamais de duplicité.

Vous créez dans la douleur ?

Oui, je crois que de la douleur et la souffrance naissent les choses les plus intéressantes. Je suis toujours tourmenté, mélancolique, mélodramatique. A chaque fois, je pense avoir tout dit. Et quand j’arrive à dessiner le premier croquis de la collection, et que cela sort, c’est fascinant. Je ne suis habitué à rien, c’est toujours comme si c’était la première fois et à chaque fois, c’est encore plus difficile.

Regrettez-vous de ne pas avoir été formé dans une école de mode ?

Non, pas du tout, mais dans une école d’art, oui. J’aimerais m’y inscrire, quand je serai grand. Et rencontrer des gens extraordinaires, apprendre, faire le petit apprentià Comme avec l’artiste sarde Maria Lai. Dans mon atelier, entre deux piliers, au plafond, j’ai suspendu des petites robes, composées de vieux morceaux de tissus. Elles font partie d’une installation que j’avais imaginée avec Maria Lai. Nous avions relooké un vieux night-club abandonné pendant des années, au bord de la mer, à Alghero. Elle raconte toujours des histoires de fées, il fallait les habiller, ces féesà

Craignez-vous d’être un jour tari ?

Jusqu’à aujourd’hui, j’ai travaillé très spontanément. Une fois ou deux, j’ai cherché à créer de manière calculée, c’était une catastrophe. J’ai besoin de faire plusieurs choses en même temps, c’est naturel chez moi. Je me souviens d’un brocanteur qui voulait me vendre une énorme table, j’avais argué que nous n’avions pas la place à la maison, il m’avait répondu alors que les meubles sont comme les amants, on trouve toujours une place où les mettre. Je pense que je suis un peu stakhanoviste, disons insatiable, c’est plus sexy ! n

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