Charles Jourdan fait un retour remarqué dans la planète mode… Grâce à Patrick Cox, créateur de chaussures avant-gardistes. Interview d’un surdoué.

Carnet d’adresses en page 92.

C’ est bien connu : un chausseur sachant chausser est un bon chausseur. Il n’en est pas, pour autant, un chausseur à la mode. Charles Jourdan en a fait la triste expérience, perdant son statut de marque mythique û dans les années 1970, l’élégante se devait de porter un tailleur Saint Laurent et une paire de chaussures Jourdan û pour devenir une marque  » suiveuse « . Ou comme le dit, un peu durement, Thierry Dufresne, nouveau directeur général de l’entreprise,  » le maître-achat pour l’escarpin classique de fond d’armoire « .

C’est Thierry Dufresne, passé par Chanel, Christian Lacroix et Lanvin, qui est allé quérir Patrick Cox, 40 ans, créateur de chaussures très avant-gardistes, à Londres. Pourquoi lui ?  » Parce que c’est le seul créateur qui, sous sa propre marque, a remporté un succès aussi phénoménal (NDLR : Patrick Cox vend quelque 250 000 paires de chaussures par an au travers des lignes Patrick Cox et Wannabe). Cela signifie que le talent créatif se combine au talent commercial, juge le directeur général de Charles Jourdan. Patrick Cox présente le second avantage d’être connu dans le monde entier, avec une énorme notoriété au Japon, non seulement dans la chaussure mais aussi dans d’autres accessoires de mode, en particulier les bijoux fantaisie.  »

 » Il était important pour nous de trouver quelqu’un dont les capacités créatives allaient au-delà de l’univers de la chaussure, quelqu’un qui a une vision de la femme dans sa globalité, poursuit Thierry Dufresne. Tout simplement parce que la chaussure a considérablement évolué. Il y a quelques années, on ne voyait en elle qu’un produit de chausseur ; aujourd’hui, c’est un produit de mode à part entière, qui est cannibalisé par toutes les grandes marques de luxe. Celles-ci considèrent la chaussure comme un produit d’appel et aussi comme un moyen d’accroître leur développement. Il nous fallait donc trouver un créateur qui nous permette, comme chausseur, de lutter à armes égales avec les marques de mode.  »

Installé à Romans, capitale historique de la chaussure française, depuis 1921, Charles Jourdan a connu un essor remarquable sous la houlette de Roland Jourdan, fils du fondateur, qui prit les rênes de l’entreprise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sous sa conduite, Charles Jourdan se révéla l’un des rares fabricants d’accessoires à saisir l’importance de la mode naissante et à s’internationaliser aussi vite : cent boutiques de par le monde à la fin des années 1970.

L’engagement de Patrick Cox comme directeur artistique scelle le retour de Charles Jourdan dans la planète mode. Parallèlement, l’entreprise, propriété d’un investisseur suisse, a revu son positionnement sur le marché américain, où huit boutiques ont été fermées mais où les cinq principales chaînes de grands magasins ont passé commande pour la première collection griffée Cox. Charles Jourdan se renforce aussi au Japon, attaque le marché chinois et consolide ses positions en Russie. Gare au retour de la  » Jourdanmania  » : dès cet automne, il y aura du strass sous les talons et des liens sensuels autour de la cheville.

Weekend Le Vif/L’Express : Comment avez-vous réussi à pousser la porte de Charles Jourdan ?

Patrick Cox : Quand on m’a proposé ce job, j’ai d’abord cru que c’était une blague. Je rêvais de travailler pour Charles Jourdan depuis au moins dix ans, j’ai même réalisé, il y a bien longtemps, une analyse de toutes les anciennes publicités de la maison. Jourdan, c’est l’histoire de la chaussure, c’est l’entreprise qui a fait appel à Roger Vivier et à André Perrugia, que je considère comme les deux plus grands créateurs de chaussures. Alors, travailler dans la même usine qu’eux et voir figurer un jour mes chaussures dans les archives de la maison, c’est un honneur incroyable. Je n’ai donc pas hésité et je pense que mon enthousiasme s’est révélé communicatif. J’ai rencontré Thierry Dufresne pour la première fois le 13 décembre 2002, à Paris, et j’ai signé mon contrat le 22 décembre, chez moi, à Londres, juste avant de partir en vacances. Il m’a dit :  » Toi, tu ne pars pas en vacances avant de signer.  » Et j’ai répondu :  » Je ne pars pas avant de signer parce que je veux m’offrir de vraies vacances.  » Deux réunions, deux verres de champagne et c’était décidé !

Avez-vous reçu comme mission de rajeunir la marque ?

De la rendre moderne, de la  » fashioniser « , en respectant la culture de l’entreprise. L’objectif est naturellement de séduire de nouvelles clientes, sans effaroucher les anciennes, très fidèles à la maison Jourdan.

Charles Jourdan possède 3 540 paires de chaussures en archives, celles qui ont été produites par la maison mais aussi la collection complète d’André Perrugia, qui travailla avec Roland Jourdan. Qu’est-ce que vous y puisez ?

Tout le monde a déjà copié les archives de Jourdan, j’arrive donc un peu tard (rire) ! C’est un outil incroyable, c’est aussi un piège. Il faut les voir, les connaître et puis, surtout, les oublier. Ce qui importe, c’est de respecter l’esprit Charles Jourdan, qui se matérialise dans des chaussures sexy, un petit peu agressives. Jourdan cible la femme indépendante, urbaine, forte et moi, j’adore ça !

La collection Jourdan de l’hiver 03-04 porte, pour la première fois, votre griffe. Dans quel cadre se situe-t-elle ?

Modernisme et futurisme. J’en ai réellement marre de tout ce côté rétro. Cela peut apparaître comme un cliché de parler de modernisme, mais, pour moi, cela signifie un futur positif et brillant. Comme la collection hiver était déjà réalisée, il s’agit exclusivement d’une  » capsule collection  » pour la femme, présentée comme le signal d’un changement. C’est un concentré de tout ce que j’aime et qui fait que la chaussure s’apparente à l’architecture : des constructions de verre et de métal, des surfaces brillantes, des formes géométriques, du plexi.

Certaines de vos idées sont-elles remballées pour cause d’impossibilité technique ?

Pas encore. Dans ma propre ligne, j’ai rêvé plusieurs fois de faire une sandale avec un talon en plexi, mais je n’ai jamais réussi parce que l’usine qui le produit pour moi comme pour quinze autres créateurs n’a pas la maîtrise technique nécessaire pour ce genre de prouesse. Chez Jourdan, le bureau d’études me suit et anticipe même mes idées, c’est un fabuleux outil et un grand luxe.

On pourrait imaginer que Charles Jourdan prenne en charge la production des chaussures Cox, ce qui vous donnerait accès libre à leur savoir-faire.

Haaaa, on ne sait jamais ! Mais on frôlerait alors la confusion totale…

Comment arrivez-vous, maintenant déjà, à combiner cette double création, pour vous-même et pour Jourdan, sans mélanger vos pinceaux ?

Je prends les choses comme elles arrivent. Je crée un modèle et je me dis :  » Non, celui-là n’est pas pour moi  » ou l’inverse. Il m’arrive même de commencer à dessiner pour Jourdan et de me dire que tel ou tel modèle conviendrait mieux à ma collection. Il faut tenir compte de l’image et aussi du savoir-faire propre à cette maison. Il est incontestable qu’il y a une sorte de  » patte  » commune à tout ce que je crée, mais ma collection et celle de Charles Jourdan sont totalement indépendantes et cela se voit immédiatement. Ma ligne personnelle étant assez limitée et fondée sur un concept précis û un peu rock and roll, un peu trash û, je me retrouvais avec une foule d’idées inexploitées. Maintenant, je peux utiliser toute cette créativité, en ayant le support technique et financier. Si j’invente quelque chose pour ma ligne, cela ne deviendra jamais une tendance ; si je l’utilise chez Jourdan, oui !

Comment prend corps une collection ?

Dans la chaussure, la forme change chaque saison, ce qui n’est pas le cas dans le prêt-à-porter. C’est une démarche un peu sculpturale, basée, en même temps, sur les sensations. Pour cela, on puise un peu dans les archives, sans plagier. Ceci pour la simple et bonne raison que le pied a évolué au fil des décennies. Après la forme, on imagine le talon et, ensuite seulement, le modèle de la chaussure. La mode étant devenue un mélange d' » entertainment  » et d’univers médiatique, il faut pouvoir comprendre la collection en deux secondes dès qu’on entre dans le showroom. Cela exige une grande coordination et un chef dans le studio… moi, naturellement ! C’est ce qui manquait auparavant. Un autre principe de base est de résister à l’envie, qui saisit tout styliste en fin de collection, de tout jeter et de recommencer à zéro. Ayant financé personnellement toute ma carrière, c’est une impulsion à laquelle je résiste de toutes mes forces. Je stocke donc toutes mes idées, ce qui me permet de commencer la saison suivante avec une base acquise. En gros, j’ai en tête la moitié de la prochaine collection avant de la démarrer réellement. Je tremble à l’idée de devoir, un jour, commencer une collection à blanc.

Que représente la chaussure dans une silhouette ? Et pourquoi en avoir fait votre spécialité ?

Pour moi, la chaussure est le seul accessoire essentiel car il peut détruire votre humeur au cours de la journée. Si vous n’êtes pas bien chaussé, quelle catastrophe ! Une chaussure détermine la manière de marcher, de s’exprimer, d’être. Quand je dois m’habiller, je commence toujours par choisir mes chaussures. C’est plus émotif que les autres accessoires et, en même temps, plus rationnel. Avant de me lancer dans la mode, j’ai étudié les sciences au Canada et j’ai donc cherché un créneau où la précision est fondamentale. La différence entre une chaussure réussie et une chaussure ratée tient dans deux millimètres : si vous ne placez pas bien la ligne de décolleté, c’est foutu ! Parfois, tout se joue même au demi-millimètre. J’ai débarqué dans la mode avec ce mental et puis, bang, j’ai eu comme première cliente Vivienne Westwood ! J’adorais ses créations, comme celles de Jean Paul Gaultier, Comme des Garçons ou Yohji Yamamoto, que je portais lorsque j’ai débarqué à Londres, en 1983, mais je ne m’imaginais pas créer des chaussures pour eux. Même si je suis très moderne, j’ai aussi ce vieux fonds anglais de respect pour la tradition. Au début, je me suis donc focalisé sur la chaussure homme, avec un esprit que je trouvais traditionnel, encore que beaucoup de gens ne l’aient pas interprété comme ça (rire)… Pour résumer, c’était une discipline plutôt qu’un art.

Disons, quand même, que votre vision des choses a rapidement évolué et que vos créations se sont rapidement  » délurées « .

Oui (grand éclat de rire) ! Dans la seconde où vous glissez vers la chaussure femme, tout change. Pour la petite histoire, je chausse du 42 et tous les échantillons Patrick Cox ou Charles Jourdan sont donc testés sur mes pieds. Si je n’aime pas, le modèle disparaît de la collection, c’est un choix extrêmement personnel.

Vous possédez votre propre ligne de prêt-à-porter alors que Charles Jourdan, dans le cadre de son repositionnement, fait une croix sur le prêt-à-porter et les maillots de bain.

J’ai abandonné le prêt-à-porter depuis cinq ans, sauf sur le marché japonais où j’ai un partenaire fiable. J’ai défilé une fois à Londres, une fois à Paris et, à deux reprises, l’usine de production italienne a fait faillite. Cela portait finalement atteinte à l’image de la marque Patrick Cox. En ce qui concerne Charles Jourdan, il y a d’autres priorités : développer la chaussure homme, ainsi qu’une ligne de sacs autonome û je veux dire par là plus de produits strictement coordonnés aux chaussures û pour in fine renforcer le succès commercial (NDLR : Charles Jourdan est  » dans le rouge  » et entend renouer avec l’équilibre financier le plus rapidement possible) . Les boutiques mode qui n’ont jamais acheté du Charles Jourdan prennent rendez-vous pour voir la collection, certaines commandent, d’autres préfèrent attendre la collection complète de l’été 2004, mais toutes manifestent un intérêt certain. Dans la foulée, nous allons plancher sur la communication et le style des boutiques, cela fait aussi partie de mon job.

Propos recueillis par Chantal Samson

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