Durant tout l’été, Le Vif Weekend zoome sur de grands photographes et leur vision de la femme. Pour poursuivre cette série, les années 1990, avec Peter Lindbergh qui a su conjuguer glamour et fragilité, papier glacé et vague à l’âme. Sans renier la sienne.

Elle a tout juste 20 ans, pleine page dans Harper’s Bazaar. Déjà une icône, la Kate Moss. Celle d’une génération X, désillusionnée, un peu lasse de gueuler. Le Mur est à terre, la chute des idéologies est tombée sur la jeunesse comme une pluie poisseuse, une vieille ranc£ur mal refoulée. Nous sommes en décembre 1994, au printemps, Kurt Cobain s’est tiré une balle dans la tête. La brindille porte une salopette de travail signée Anna Molinari, d’obédience grunge d’ailleurs, comme son regard, interrogateur et profondément mélancolique. Summum du waif look, dit de l’enfant abandonné. On pense aux portraits de Walker Evans ou de Dorothea Lange, chroniqueurs des affres de la Grande Dépression sur la paysannerie américaine. C’est une photo de mode de Peter Lindbergh.

Une de celles qui résume sans doute le mieux le style de l’homme que l’on a pompeusement surnommé le  » poète du glamour « . Tant il a su donner chair et âme à la superficialité sophistiquée. Car les années 1990 sont aussi l’âge d’or des supermodels, les Cindy, Naomi, Christie, Helena, Linda, Claudia. Et Lindbergh y est fameusement pour quelque chose. A cet enfant des années 1940, grandi dans le bassin de la Ruhr sur fond d’industrie et de ciels gris, les célèbres mannequins stars du siècle finissant doivent en effet une bonne partie de leur succès planétaire. Peut-être justement parce que, sauf quelques publicités lisses et ennuyeuses comme un hall d’aéroport, Peter Lindbergh s’est souvent échiné à faire sentir le pouls de ses modèles, à révéler d’un regard tendrement perçant l’humanité de ces filles dont on oublie alors un instant qu’elle sont payées pour faire vendre du rêve, un pull, une robe.

Il est le seul photographe à avoir signé deux fois le calendrier Pirelli (1996 et 2002), a mis en boîte les plus  » grands  » (de Brad Pitt à Jeanne Moreau, de Pedro Almodovar à Isabelle Huppert), obtient ce qu’il veut d’Anna Wintour, rédactrice en chef redoutée du Vogue US. Mais loin de l’image du photographe de mode suffisant, de mauvaise humeur pour une coupe de champagne tiède, Peter Lindbergh trimballe dans le milieu de la fashion une réputation de grand nounours souriant et extrêmement protecteur avec les mannequins.  » Etre resté un type comme les autres  » est sa grande fierté, dit-il. De quoi briser la glace, casser la gêne et obtenir les expressions les plus honnêtes, forcément les plus belles. Un devoir professionnel pour celui qui aime à se décrire en  » géographe du visage « .

Des visages qui transpirent un rare degré d’intimité, amplifié par le gros grain sensuel du noir et blanc. Une de ses marques de fabrique, avec un sens naturel du récit cinématographique qu’il inocule à ses images. Ses éditos publiés dans les magazines les plus prestigieux ( Vogue, Vanity Fair, W,à) atteignent parfois vingt pages, racontent des histoires de cirque avec des Kristen McMenahmy en héroïne burlesque sur les plages romantiques et désolées de Beauduc, des Audrey Marnay, farouche et fragile perdue dans la bruyère. Parfois, une nature morte ponctue la narration, bouteilles vides, cendrier sur une table, pour un effet Koulechov à vertu poétique. Et accessoirement glamour.

A lire : Model as Muse. Embodying Fashion, par Harold Koda. Catalogue de l’exposition éponyme présentée jusqu’au 9 août au Metropolitan Museum of Art de New York. Peter Lindberg y occupe naturellement une place de choix.

La semaine prochaine, retrouvez les années 2000 avec Peter Beard.

Baudouin Galler

 » Lindbergh apporte chair et âme à la superficialité sophistiquée. « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content