Londonien dans l’âme, ce jeune créateur puise son inspiration dans l’un des quartiers les plus authentiques de la ville. Le parc d’Hampstead Heath est pour lui un merveilleux réservoir de matières premières. Balade en exclu sans air de déjà-vu.

On est tous de quelque part. Mais certains plus que d’autres, assurément. Peter Marigold ne s’est pas découvert londonien au hasard d’une migration opportuniste, motivée par des envies de changements ou de gloire professionnelle. Sa ville à lui n’est pas celle des fashionistas de Bond Street, des chefs superstars officiant dans des enseignes design, des traders faussement décontractés dans leurs complets  » bespoke « . Les rues qui le voient passer tous les jours, à vélo, ont rarement les faveurs des visiteurs pressés. Pourtant, le quartier bobo chic de Hampstead, niché tout en hauteur, à quelque 6 kilomètres au nord-ouest de Trafalgar Square, a vu défiler en un peu plus d’un siècle un nombre impressionnant d’illustres résidents. Sur les façades en briques de ses maisons souvent entourées de jardins, des plaques rondes et bleues rappellent qu’un jour, ces fenêtres bordées de voilages ont vu défiler Agatha Christie, George Orwell, Evelyn Waugh, Piet Mondrian ou Sigmund Freud.

À 36 ans, le jeune designer britannique partage l’ancien appartement de sa grand-mère avec sa compagne Orly Orbach, artiste plasticienne, et… Marvin, l’escargot géant.  » J’ai énormément de chance de vivre ici, admet Peter Marigold. C’est l’un des plus anciens quartiers de Londres et tout y paraît encore presque hors du temps.  » Sous ses dehors paisibles, l’endroit est pourtant l’un des plus cotés au monde.

Ce matin-là, Peter Marigold nous a donné rendez-vous devant la station de métro Hampstead, connue pour ses quais enfouis à plus de 58 mètres de profondeur. Le froid est mordant mais la pluie, par chance, a décliné l’invitation. Apparemment ravi de jouer, pour une fois, les touristes d’un jour, l’ancien étudiant du Royal College of Art, bien décidé à nous montrer  » son  » Londres, celui qui l’inspire, celui qu’il respire à pleins poumons, a consciencieusement balisé sa balade à travers ce faubourg vert truffé de cours pavées et de ruelles escarpées. Sur le coin de l’une d’entre elles, le Holly Bush, l’un des plus anciens pubs de la ville, affiche encore portes closes.  » J’adore y passer quand je suis en mal d’idées « , pointe Peter Marigold. En face, l’ancienne maison du Naked Chef, Jamie Oliver n’arbore pas (encore) le macaron bleu de la gloire.  » J’ai toujours eu un faible pour les endroits à la topographie sinueuse, pour les rues en pente, les petits escaliers, poursuit le designer en caressant l’embonpoint d’un mur écaillé. Lisbonne en ce sens est l’une de mes villes préférées. « 

Il est plaisant de se perdre dans ce dédale charmant où les grandes chaînes n’ont pas encore réussi à déloger les commerces microspécialisés. La devanture d’un potier voisine avec une boutique rose bonbon où les fées font la loi. Dans le piétonnier, un antiquaire a sorti ses trésors. Peter Marigold plonge instinctivement la main dans un seau débordant de vieux outils de menuiserie.  » Je les collectionne, précise-t-il. Les miroirs aussi. À l’origine, c’était pour l’un de mes projets sur la réflexion. Je ne suis pas un fan de design contemporain. À vrai dire, je n’ai même pas mes propres créations chez moi ! Je préfère chiner. Récemment, j’ai mis la main sur une table pliable : je n’avais jamais vu un tel mécanisme. « 

Au pas de course – son ami Hasan nous a préparé un petit déjeuner qui nous calera pour la journée -, Peter Marigold pointe du doigt la maison de l’architecte moderniste Ernö Goldfinger qu’il avoue n’avoir, hélas, jamais visitée. Alors qu’il nous détaille l’histoire du vieux puits auquel la rue que nous traversons doit son nom, un passant l’apostrophe pour compléter l’anecdote. Peter et lui ne se connaissent pas mais le courant circule immédiatement entre ces deux passionnés d’objets rares. Ancien ingénieur en génie civil, Mark l’invite à jeter un £il sur ses salles de bains rénovées  » à l’identique « . Dans la foulée, une étrange chaise d’angle, une table à trois pieds et une tabatière en corne sont reluquées sous toutes leurs coutures.

À deux pas de là, encore plus haut perché, se cache le secret le mieux gardé de la capitale britannique : Hampstead Heath, un parc de 320 hectares et son point de vue – classé – à vous couper le souffle sur le Cucumber Building de Norman Foster, les capsules du London Eye et la cathédrale Saint-Paul. En contrebas, une gloriette déserte abrite certains jours un joueur de cornemuse solitaire.  » Le 31 décembre dernier, les gens sont venus de partout pour lâcher des lanternes célestes, se souvient Peter Marigold. C’était magique !  » L’endroit, aussi romantique soit-il, est surtout un formidable réservoir de matières premières naturelles pour le designer. Les branches d’arbres abattus retrouvent grâce à lui une nouvelle vie. En accord avec les services de maintenance du parc, il y chine des rondins qu’il empile ensuite dans la remorque de son vélo. Des bouts de bois qui deviendront les pièces maîtresses des étagères Split Box qui ont lancé la carrière du créateur. Derrière ces empilements architecturaux, sculpturaux même, se cache un principe géométrique élémentaire : lorsqu’on coupe une pièce – en l’occurrence ici un cylindre de bois – en quatre morceaux, la somme des angles de ceux-ci totalisent toujours 360°.

Chaque module fabriqué manuellement par Peter dans son studio de Stoke Newington est différent de son voisin.  » Pourtant lorsque je suis sorti du Royal College, j’imaginais que j’allais me faire engager par un bureau de design et que je passerais ma vie à dessiner des brosses à dents et des téléphones portables derrière un écran d’ordinateur, confie Peter Marigold. Et franchement, cette perspective me fascinait.  » Ce qui a changé la donne ?  » À la fin de mes études, j’ai reçu une bourse de la Fondation Esmée Fairbairn, ce qui m’a permis d’acheter des machines, poursuit-il. Je pouvais donc m’autoéditer. Grâce à cela, je peux vivre de mon travail tout en développant de nouveaux projets. Principalement pour des galeries comme Fat à Paris ou Moss à New York. Ce sont les galeristes qui m’ont découvert, pas les grands fabricants de meubles. Normalement, cela devrait être l’inverse, non ? Maintenant, je suis régulièrement approché par des éditeurs. Mais avant de m’engager, je m’assure toujours que le risque de prise de tête sera limité. « 

Si l’étiquette de  » designer arty  » ne le dérange pas – après tout, il a étudié la sculpture au Central Saint Martins College of art and design de Londres et travaillé comme scénographe avant de réorienter sa carrière en 2004 -, Peter Marigold n’est pas à tout prix attaché à l’idée de ne produire ses objets qu’en séries limitées, au contraire. Alors qu’il fabrique toujours lui-même une édition hand-made de ses Split Box Shelves, il a développé une variante plus industrielle – sans les rondins de bois, donc – baptisée SUM et lancée en 2009 par la société britannique SCP.  » Il faut éviter de se laisser leurrer par l’idée qu’un objet fait main par une personne connue, identifiable, est nécessairement meilleur qu’un autre produit industriellement, argumente le designer. Les types qui fabriquent les modules de SUM sont bien plus doués pour faire ce job que moi ! Si on aime une étagère, une table, un verre, on devrait se contenter de l’apprécier pour ce qu’il est. Peu importe qu’il en existe deux millions d’autres exemplaires dans le monde. Ce qui compte c’est celui que l’on possède. « 

D’ailleurs, alors que les meubles de sa série Man Made, en pin norvégien peint en rouge sang, senégocient à plusieurs de milliers de dollars chez Moss, à New York, Peter bricole toujours des petites unités de rangement pour ses amis Mehmet et Fezvi qui tiennent l’épicerie turque de son quartier. En échange de quoi, les deux complices lui prêtent de temps à autre une camionnette lorsque la remorque de son vélo ne lui suffit pas. Une de ces étagères triangulaires qui devait à l’origine accueillir des tablettes de chocolat trône désormais dans l’entrée du restaurant d’Hasan. D’origine kurde, il n’a plus remis les pieds en Turquie depuis près de vingt ans.  » Hasan est mon critique le plus sévère « , plaisante Peter Marigold tandis que le bonhomme n’hésite pas à qualifier  » d’hideuses  » ses pièces les plus audacieuses.  » Quand j’ai rencontré Peter, je ne savais pas qu’il était designer, rappelle Hasan. Il habite juste au premier. C’est lui d’ailleurs qui m’a proposé de peindre la devanture.  » Au-dessus de la porte, les quatre lettres du mot Zara – le nom du village du patron – se dessinent en bleu sur fond or. Sur la table du  » petit déjeuner  » – il est près de midi déjà – beignets, omelettes et salades défilent sans discontinuer, arrosés de thé et de café turc. C’est la fête. Dans quelques jours, Hasan l’exilé politique retournera enfin au pays.

Derrière le coin, Peter Marigold tient encore à nous montrer un de ces murs bossus qu’il affectionne tant.  » John Keates a vécu ici « , pointe-t-il. Quand il ne cherche pas refuge dans la bibliothèque publique toute proche, le jeune designer aime s’installer, pour y remplir ses carnets de croquis, à l’ombre des arbres qui virent naître l’histoire d’amour entre le poète maudit et sa muse Fanny Brawne. Rejoint par sa compagne Orly Orbach, l’ancien protégé du designer star Ron Arad nous entraîne à sa suite vers The Magdala, un pub chargé d’histoire lui aussi. Les impacts de balles de sa façade peuvent encore en témoigner. C’est là que Ruth Ellis abattit son amant. Un crime passionnel qui lui vaudra la peine de mort par pendaison, le 13 juillet 1955, et d’être la dernière femme à subir ce triste sort en Grande-Bretagne…

Sur la route qui mène au studio Okay qu’il partage avec d’autres jeunes créateurs, Peter Marigold orchestre encore un détour par le magasin d’articles de bricolage de Maria Li et de sa s£ur. Dans la vitrine, insecticides et pièges à rats s’agglutinent à côté de porte-bonheur en faïence. L’inventaire est tellement improbable qu’on se demande presque si tout ce qu’on y trouve est bel et bien à vendre.  » Le classement de la marchandise n’a rien de logique, s’amuse le designer. Ce n’est pas l’usage qui prime mais la forme. Je découvre ici des vis à nulle autre pareille. Je sais que quand la boîte qui les contient sera vide, ce sera terminé. Je n’en trouverai plus jamais de semblables. « 

Dans le bus qui se traîne vers l’atelier, la conversation dévie sur le caractère parfois théâtral des projets de Peter Marigold, en particulier les étranges pièces de la série Palindrome commanditées par le galeriste visionnaire Murray Moss. Des objets siamois et hybrides construits à partir de planche en bois et de leur moulage en plâtre renforcé.  » Même si tous ces objets sont fonctionnels, ce n’est pas a priori leur raison d’être, tente-t-il d’expliquer. Je me suis d’abord intéressé à leur image. Un peu comme lorsque je créais des décors de théâtre, en tant que scénographe. J’aime beaucoup feuilleter des magazines de design, par exemple, mais je n’ai aucun réel intérêt pour les objets que je regarde, encore moins envie de les posséder. « 

Devant la porte d’entrée du studio, les bûchettes sont mises à sécher. L’empreinte d’une demi-table XXL – spécialement conçue pour un collectionneur – attend son plateau moulé. C’est le moment que choisi Mustafa pour livrer ses panneaux en contreplaqué.  » J’utilise toujours du bois bon marché, des chutes, des arbustes tombés, insiste Peter Marigold. J’essaie de rester détaché par rapport à la matière première, de ne pas la contempler. En ce sens, rien de ce que je fais ne peut être comparé à de l’artisanat. Car je n’ai pas le degré d’excellence d’un bon artisan. Si je suis honnête avec moi-même, je dois reconnaître que je ne produis ici que des prototypes. Il leur manque le côté fini, lisse que peut apporter la production industrielle. « 

La discussion est loin d’être close mais le taxi qui doit nous déposer à la gare de Saint-Pancras est déjà arrivé. Peter disparaît dans l’atelier et revient les bras chargés d’un module de sa Split Box. Une pièce unique qui renferme en son c£ur un petit peu de l’âme d’Hampstead Heath.

PAR ISABELLE WILLOT/ PHOTOS : JULIEN POHL

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