Un livre inclassable, entre sociologie et linguistique, recueille

les expressions et les formulations inédites que l’on se transmet dans certains foyers, de génération en génération. Une lecture réjouissante au c£ur

des vacancesà en famille.

Chez les C., on parle couramment de  » faire une ragougnasse  » : tradition qui consiste à jeter dans la cocotte tous les restes des repas de la semaine, un plat succulent, précisons-le. Car si le terme existe déjà, il désigne officiellement un  » mauvais ragoût « . Or, les C. l’ont tellement accommodé à leur sauce, c’est le cas de le dire, qu’ils ont même inventé une variante encore meilleure,  » la ragougnasse à la tata Patricia « , à base de courgettes et de viande hachéeà Entre elles, les trois s£urs P., quadras tout à fait émancipées, ne parlent jamais de leurs règles mais de leursà  » schtroumpfs  » ! Encore un détournement, cette fois ludique et pudique, qui marque en l’occurrence, de longue date, une complicité féminine.

Ces expressions auraient très bien pu figurer dans Les Mots des familles (*), singulier petit livre de la romancière Cookie Allez : un essai inclassable, au croisement de la linguistique et de la sociologie, qui recense quelque 200 mots, tournures, formulations, conçus ou détournés par plusieurs familles de sa connaissance. L’une d’elles, par exemple, a imaginé le verbe  » débaroter « , introuvable dans quelque dictionnaire que ce soit, pour signifier de façon un peu péjorative le fait de décharger le coffre d’une voiture. Chez une autre, on évoque depuis au moins trois générations la  » boîte à ça-peut « , l’endroit où stocker tout ce qui, justement, peut servirà Il y a aussi sa variante, le  » qui-tout  » : à l’origine, le meuble d’une grand-mère qui y conservait tout un bric-à-brac plus ou moins lié à la couture et avait coutume de s’exclamer :  » Qui tout met à point, de rien n’a besoin.  » C’est ainsi que le  » qui-tout  » en est venu à désigner jusqu’à un simple tiroir où ranger ce qui mérite d’être tenu  » à point  » dans une maison. » Je trouvais dommage de laisser dormir cette langue clandestine, confie Cookie Allez. Clandestine au sens littéral du terme : langue de la complicité du clan. Elle tend un miroir dans lequel nous pouvons nous regarder vivre au sein de nos familles. Les mots que nous choisissons, que nous adoptons ou que nous créons nous racontent mieux que n’importe quelle photo.  » Des mots uniquement compréhensibles par les membres de ces communautés réduites, qui en font un usage exclusif à même de renforcer cette complicité intra-muros. Philippe Delerm, qui signe la préface du livre (voir l’encadré en page 32) dont il vante la moisson  » savoureuse « , apprécie aussi  » la pérennité relative des mots et expressions ainsi répertoriés : plusieurs générations, mais sans doute jamais plus de trois ou quatre. Assez pour célébrer durablement un exploit linguistique, mais en même temps sans l’ambition de traverser les siècles « .

D’où l’intérêt de l’initiative de Cookie Allez, qui s’est appliquée, chaque fois qu’elle le pouvait, à revenir aux sources de ces créations linguistiques, de  » clouzoter  » à  » faire chichi-pompon « , de  » coquelu  » à  » snob comme un bouton de porte « , de  » pétuche  » à  » tactac « à  » J’ai rencontré beaucoup de gens pour qu’ils me racontent ces histoires vécues. Parfois, je me suis heurtée à un manque d’explications tant l’expression était devenue courante. On ne sait plus d’où elle vient, ni à quand elle remonte.  » Heureusement, la romancière a pu compter sur sa propre famille, très productive en la matière. Ainsi de cette expression transmise par son père :  » Faire un Jimmy « , du nom de guerre d’un résistant appartenant à un réseau de renseignement, et qui se distinguait, au plus fort du danger, parà de bonnes crises d’aérophagie !

Contrairement aux apparences, Cookie Allez n’a pas eu la tâche facile :  » J’ai fait un travail de vérification très important. Ma première règle a été de consulter tous les dictionnaires de dialectes afin de m’assurer que les expressions et les mots n’existaient pas.  » Ou alors qu’ils étaient vraiment détournés, comme  » prendre un pied de pilote « , qui désigne à l’origine un instrument pour mesurer la profondeur des fonds marins. Mais dans cette famille de marins, précisément, c’était devenu une formule pour signifier qu’on allait prendre un petit quart d’heure de battement avant un rendez-vous, de façon à être sûr de son coup. Idem à propos de  » souquer la trinquette « , toujours dans le registre maritime, qui veut dire tendre la petite voile triangulaire à l’avant d’un bateau. Expression qui a trouvé une seconde vie dans une autre famille de marins pour dire que l’on va boire un verre entre copains.  » Ces clins d’£il, ces expressions codées procurent une grande part de plaisir, analyse Cookie Allez. Même quand ils ont trait à un drame, ça devient précisément une façon de le relativiser. Ces mots permettent de revivre des situations, des moments de cohésion, ils entretiennent aussi le souvenir de personnes disparues – la grand-mère, l’oncle, la tanteà Ils sont très révélateurs.  » De là à les utiliser dans ses propres romans, l’auteure de La Soupière et de Sans sucres ajoutés ne s’y est pas risquée :  » Il aurait fallu les accompagner d’explicationsà  » C’est ce qu’il ressort précisément de ces Mots des familles, que seuls les initiés en possession d’une référence commune peuvent comprendre. n

(*) Aux éditions Buchet-Chastel, 240 pages.

Par Delphine Peras

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