Les yeux perçants de la journaliste chevronnée dans le regard juvénile du réalisateur du film  » Thomas est amoureux « . Deux visions du monde portées par deux générations en un seul débat riche en contradictions.

Christine Ockrent est parfois là où on ne l’attend pas. Lorsqu’elle choisit, d’une part, le personnage de Hillary Clinton comme thème principal de son nouveau livre. Et lorsqu’elle accepte de rencontrer, d’autre part, en exclusivité pour notre magazine, le réalisateur belge Pierre-Paul Renders, auteur du novateur  » Thomas est amoureux  » (qui raconte l’histoire d’un agoraphobe dont la vie s’organise par écran d’ordinateur interposé). Histoire de nouer le contact virtuel entre ces deux personnalités avant l’échange verbal proprement dit, Weekend Le Vif/L’Express avait invité chaque interlocuteur à s’imprégner respectivement de l’oeuvre de l’autre. Il restait simplement à savoir si chacun arriverait à jongler avec un agenda déjà bien rempli avant l’audacieux rendez-vous donné sur la Grand-Place de Bruxelles… Lever de rideau!

Christine Ockrent : Je suis désolée mais je n’ai malheureusement pas encore eu le temps de voir votre film.

Pierre-Paul Renders : Moi, j’ai dévoré votre livre. Cela m’a intéressé. Vraiment. Je pense qu’il ne me serait jamais venu à l’idée de le lire parce que ce n’est pas…

C.O.: Ce n’est pas votre univers.

P.-P.R.: Non, ce n’est pas mon univers. Mais je l’ai lu d’une traite. Il est écrit dans un style et avec une structure qui fait que l’on est comme dans un roman avec un côté flash-back. C’est une structure très libre.

C.O.: C’est un montage. Je n’ai jamais fait de cinéma mais j’ai fait beaucoup de reportages. Et je sais très bien qu’il ne faut jamais raconter une histoire par le début ( sourire).

P.-P.R.: J’ai envie de vous poser une question que les journalistes doivent certainement vous poser tout le temps, mais…

C.O.: Pourquoi ce livre?

P.-P.R.: Oui, c’est ça! Parce que, à la fin, on pourrait se demander si, pour vous, cette femme est vraiment admirable…

C.O.: On ne fait pas uniquement des livres sur des gens admirables, sinon on en écrirait très peu. Mais Hillary Clinton est un vrai personnage contemporain. Elle est un vrai personnage de femme. Elle fait partie de la première génération de femmes qui a eu la possibilité de faire des choix et j’en parle d’autant plus volontiers qu’il s’agit de ma génération. On a eu le choix de faire un enfant ou pas, d’avoir un métier ou pas, de se marier ou pas, de plaquer son conjoint ou pas… Tout cela était impensable pour nos mères et nos grand-mères. Et donc, ce qui est très intéressant et très paradoxal dans le cas de Hillary Clinton qui est très brillante depuis sa jeunesse, c’est qu’elle fait des choix qui sont assez anachroniques. Jusqu’au moment où, humiliée à l’échelle planétaire, elle se dit :  » Je vais me mettre à mon compte.  » Et c’est très fascinant de constater que cette femme, qui a jadis négligé son physique, se rend compte qu’elle doit quand même remplir un certain nombre de critères et adopter un certain conformisme. Car le regard sur une femme est toujours beaucoup plus exigeant que sur un homme.

P.-P.R.: Mais pensez-vous que le fait d’accumuler, pour une femme, les rôles sociaux de l’homme dans le but d’exister est une fatalité?

C.O.: Non. Mais pour les femmes aujourd’hui, c’est très difficile de faire autrement. Les femmes ont beaucoup de mal, par rapport au regard que l’on porte sur elles, à se décaler légèrement des stéréotypes et je crois que cela, on le sait tous parce qu’on est aussi porteur de ce regard. Moi, par exemple, quand je faisais le journal télévisé, on disait :  » C’est terrible, elle ne sourit pas!  » Un homme qui ne sourit pas, c’est normal. Il est responsable, important, intelligent, sérieux. Il a l’air grave. Une femme qui ne sourit pas, c’est une tragédie. On dit :  » Mais quelle horreur! Comme elle est froide!  »

P.-P.R.: Pour en revenir à votre livre, ce qui m’a plutôt effaré en fait, c’est le portrait que vous dressez de l’Amérique. On espère toujours que l’on va y voir…

C.O.: Un petit coin de poésie?

P.-P.R.: Oui.

C.O.: Mais c’est une belle histoire d’amour quand même.

P.-P.R.: Oui, mais on se demande de quoi cet amour-là est fait.

C.O.: Tous les amours sont mystérieux.

P.-P.R.: Dans mon film aussi, il y a une espèce d’éclatement des éléments qui composent justement le sentiment amoureux.

C.O.: Et dans votre film, il paraît que l’on ne voit jamais le personnage principal. C’est ça, l’idée centrale?

P.-P.R.: Ce n’est pas l’idée centrale, c’est plutôt le moyen avec lequel on raconte le film. En général, quand vous allez voir un film, l’image qui est sur l’écran vous est destinée prioritairement à vous, spectateur. Vous ne vous posez pas la question de savoir pourquoi il y avait un micro ou une caméra à cet endroit-là, cela fait partie de la convention cinématographique habituelle. Dans mon film, la caméra existe physiquement et il y en a même plusieurs. Ce sont les caméras des visiophones, c’est-à-dire des téléphones avec l’image qui ne sont pas directement destinées aux spectateurs mais bien au héros. Et le spectateur est donc mis dans une espèce de position de voyeur.

C.O.: Est-ce que cela finit bien?

P.-P.R.: C’est une bonne question. Mais j’aimerais vous la retourner quand vous aurez vu le film parce qu’il s’agit d’une fin ouverte. Elle est laissée à l’appréciation de chacun.

C.O.: C’est la grande découverte du cinéma contemporain mais cela ne facilite pas la besogne.

P.-P.R.: Moi, je suis pour un cinéma où le spectateur peut s’impliquer un peu. Je suis pour l’imagination. Je pense qu’elle est essentielle dans la vie de tous les jours, pas seulement pour les artistes mais pour tout un chacun. Elle aide à progresser. Et je suis un peu terrifié de constater que les petits enfants de 3 ou de 4 ans ont beaucoup plus d’imagination que les adultes…

C.O.: Quand ils ont 30 ans de plus, ils n’en ont plus?

P.-P.R.: C’est la contrainte de l’éducation.

C.O.: Alors, comment est-ce qu’un garçon aussi lettré que vous et qui a étudié les langues classiques peut encore avoir cette fraîcheur?

P.-P.R.: C’est vrai qu’il faut presque lutter pendant les études universitaires pour garder la part créative de son cerveau parce qu’on nous formate. Et par rapport à cela, ce qui est proposé généralement en audiovisuel, en télévision comme au cinéma, c’est quand même de l’imaginaire qui est prémâché. Il y a juste à ouvrir les yeux et les oreilles. Bon, on en a besoin aussi, mais…

C.O.: Il faut quand même bien dire qu’il y a des films qui sont très très très très emmerdants.

P.-P.R.: Je suis bien d’accord. Mais moi, j’ai envie de stimuler l’imagination. Parce que je pense que l’imagination, c’est comme le sport.

C.O.: C’est un muscle.

P.-P.R.: Oui, c’est Jean-Claude Carrière qui disait cela.

C.O.: C’est très important.

P.-P.R.: Et en plus avec la fin que j’ai laissée ouverte…

C.O.: C’est comme pour Hillary, je suis incapable de vous dire la fin.

P.-P.R.: C’est sûr.

C.O.: La force du réel par rapport à l’imaginaire est tout aussi imprévisible.

P.-P.R.: Lui souhaitez-vous de devenir la première présidente des Etats-Unis?

C.O.: Oui. Parce que je crois que ce serait très cohérent par rapport à ce qu’elle a voulu faire de sa vie. C’est une femme qui a souffert, qui a tenu bon et qui a eu le courage de ses choix. C’est toujours bien. J’ai du respect pour cela.

P.-P.R.: Et est-ce que cela ferait une différence par rapport à Clinton ou à Bush? Parce que, franchement, on aurait envie qu’avec une femme, ce soit quelque chose de vraiment différent.

C.O.: ( Rires.) Après quelques millénaires…

P.-P.R.: Je veux dire que ce ne soit pas simplement une femme qui ait réussi à être un homme…

C.O.: Mais ce n’est pas une femme qui a réussi à être un homme. C’est ce qui est intéressant chez Hillary. Une femme qui change aussi souvent de coiffure n’est pas une femme qui a réussi à être un homme. P.-P.R.: Mais quel est votre sentiment par rapport à elle? Y a-t-il de l’admiration ou bien… Parce que moi, j’ai presque plus de pitié que d’admiration.

C.O.: C’est parce que vous êtes un garçon généreux. C’est vrai!

P.-P.R.: Je me demande si elle est heureuse en fait.

C.O.: Qu’est-ce que le bonheur? Pour des gens qui se sont fixés, de façon peut-être outrancière ou artificielle, des critères particuliers.

P.-P.R.: Mais cette rigidité qu’il y a là derrière…

C.O.: Oui, mais c’est très américain, protestant…

P.-P.R.: En même temps, c’est quand même emblématique de notre société à nous, en général. Ce côté :  » Je suis telle personne, je choisis telle carrière « . Mon film parle de cela. C’est l’histoire d’un gars qui est enfermé chez lui mais, pour moi, c’est avant tout la métaphore de ce à quoi la société nous pousse. Notre manière à nous de gérer l’angoisse, c’est de créer finalement autour de nous un cocon de certitudes. On se dit :  » Voilà, j’ai 18 ans, je dois voter, je dois choisir des études, une carrière, etc.  » Et le mieux, c’est de rester sur ce rail-là. Et donc, on s’enferme.

C.O.: Mais est-ce qu’on ne pourrait pas soutenir, au contraire, que jamais les gens dans leur plus grand nombre ont eu cette liberté de choisir ce qu’ils veulent être. Auparavant, dans nos pays, cela était réservé à une élite très peu nombreuse et les autres n’avaient vraiment aucun choix. Nous sommes les générations où ce choix existe. Alors, après on peut se lamenter et dire :  » Oui mais c’est affreux, cette pression de la société.  » Bien sûr, mais c’est quand même plutôt mieux qu’avant. Selon vous, c’était quand l’âge d’or? Quand est-ce qu’il y a eu cette époque mirifique où les gens étaient épanouis?

P.-P.R.: Jamais. Cela n’existe pas mais je me dis que c’est quand même vers ça que l’on devrait progresser.

C.O.: Mais c’est ce qu’on fait!

P.-P.R.: Mais ne va-t-on pas dans un cul-de-sac à force de se couper de nos racines biologiques?

C.O.: C’est-à-dire?

P.-P.R.: La perte du contact avec le corps et les autres sens que la vue et l’ouïe.

C.O.: Mais qui avait ce contact dans les générations de vos grands-parents ou de vos arrière-grands-parents?

P.-P.R.: Personne. Moi, je parle de choses qui viennent peut-être de plus loin. Et je vois que, dans d’autres sociétés, le contact physique et la gestion des sens…

C.O.: Ne pensez-vous pas que nous autres, Occidentaux, nous embellissons beaucoup ces autres sociétés?

P.-P.R.: C’est le mythe du bon sauvage, peut-être. Mais entre les embellir et les nier complètement… Est-ce le prix à payer, pour la civilisation, de devenir des gens qui ne communiquons que par l’audiovisuel et où le toucher est tabou, où le contact corporel est réservé vraiment à la sphère la plus intime et où les odeurs sont complètement masquées?

C.O.: Oui mais, en même temps, comme nous sommes des sociétés très riches, vous avez aussi dans nos sociétés des tas de gens qui s’ouvrent à d’autres philosophies et à d’autres religions. Savez-vous que le bouddhisme, en France, est la religion qui a le plus progressé depuis cinq ans? On sent bien chez nos concitoyens riches par rapport à tout le reste du monde qu’il y a à la fois cette liberté et cette possibilité matérielle d’aller picorer dans d’autres systèmes des choses qui leur conviennent pour leur bien-être.

P.-P.R.: Oui, mais en même temps, comment échapper à la récupération commerciale de tout ça? En fait, notre société est tellement centrée sur ce qui lui arrive maintenant qu’elle se coupe un peu de ses racines et qu’elle commence à aller chercher ailleurs une espèce de…

C.O.: Oui, mais on peut aussi avoir une vision peut-être plus optimiste qui est que chacun porte ses racines avec soi et en fait ce qu’il veut. Finalement, la liberté, c’est aussi cela.

P.-P.R.: Mais arrive-t-on encore à les porter, ces racines?

C.O.: C’est votre problème! On ne va pas être assisté perpétuellement! Si, en plus, il faut un système d’assurances sociales pour aider les individus à se souvenir de leurs racines…

P.-P.R.: Ah non! Ce n’est pas de cela que je parle, parce que les assurances en prennent aussi pour leur grade dans mon film.

C.O.: Non, mais je vous taquine. Je ne crois pas du tout que ce soit contradictoire et on peut au contraire penser que c’est une liberté de plus que d’aller vers l’exotisme, en gros, pour simplifier.

P.-P.R.: Oui, mais on peut s’étonner que cette liberté existe et qu’elle soit si étrangement, pour ne pas dire si mal, utilisée.

C.O.: Mais pourquoi dites-vous cela? De quel droit jugez-vous qu’elle est mal utilisée par des gens qui, auparavant, ne savaient même pas qu’elle existait?

P.-P.R.: Oui, vous avez peut-être raison.

C.O.: Enfin, moi, je ne suis pas une optimiste féroce, mais je trouve que l’on est quand même dans des sociétés tellement gâtées.

P.-P.R.: Oui, mais gâtées dans les deux sens du terme.

C.O.: Le problème, c’est le choix. C’est très difficile de choisir. Avant, on n’avait pas le choix. C’était peut-être plus facile. On vous disait :  » Toi, tu es né prolo, tu y restes et tu mourras très jeune.  » Etait-ce mieux?

P.-P.R.: Non, ce n’était pas mieux. Mais ce n’est pas parce que ce n’était pas mieux avant qu’on doit se contenter de ce qu’on a maintenant.

C.O.: Mais si on veut, on peut avoir plein de choses maintenant.

P.-P.R.: Avoir ne m’intéresse pas tellement. C’est être qui m’intéresse.

C.O.: On peut être plein de choses.

P.-P.R.: Mais cela passe quand même souvent par l’avoir. Avoir une situation, avoir une carrière, avoir une étiquette, avoir une place dans la société…

C.O.: Avant, il y a avait toutes sortes de gens qui n’avaient absolument pas le choix.

P.-P.R.: J’ai quand même l’impression qu’on pourrait faire beaucoup mieux.

C.O.: Mais c’est qui, on?

P.-P.R.: L’humanité en général.

C.O.: Mais c’est quoi l’humanité? Dieu merci, il n’y a pas un ordre totalitaire qui décide. Il n’y a pas la World Company ( sourire).

P.-P.R.: Non, mais il y a une espèce biologique. Il y a quelque chose qui existe, qui est là sur toute la planète et qui partage les mêmes gènes. Dire que l’humanité n’existe pas et qu’il n’y a que des individus, je ne suis pas d’accord. Je pense que l’humanité existe et qu’elle progresse, mais en allant dans des culs-de-sac avec des avancées et des reculs.

C.O.: On est d’accord.

P.-P.R.: Je suis optimiste. Je pense vraiment que l’on va aujourd’hui dans un cul-de-sac mais que cela va nous enrichir. Plus vite on y va, plus vite on rebondit pour aller dans une autre direction. Je suis plus jeune que vous, c’est vrai…

C.O.: Je le regrette! Mais il y a un moment où même les jeunes vieillissent, vous savez. Ce sont des choses qui arrivent ( rires)!

Propos recueillis par Frédéric Brébant Photos: Jean-Michel Clajot/Reporters

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content