Dans le monde réinventé de Jean-Paul Lespagnard et de quelques créateurs démiurges, la mode belge croise l’art. Hors les marges.

Quai Saint-Léonard, à Liège, au premier étage du numéro 6, sur un escabeau, devant le mur du fond de l’atelier d’arts plastiques du Créahm (pour CRÉAtion et Handicap Mental), Jean-Paul Lespagnard prend la pose. Ce que l’on ne voit pas à l’image : la dizaine de tables maculées de peinture et, assis derrière, le même nombre d’artistes, qui dessinent, colorient, peignent, finissent une £uvre au crayon, bic ou acrylique, à la technique qui leur est chère. Sujet du jour : deux filles (dé)vêtues en créateurs belges printemps-été 2012, le choix de Jean-Paul, un monde de différence. C’est  » doux, calme, fort « , dit-il. Cette idée de mise en abyme, des clichés de mode face aux £uvres d’artistes hors marges saisissant au vol la séance photo, il l’a eue parce qu’il les connaît. Il y a deux ans, il leur donnait un workshop ; il y a vingt ans, ado, il fréquentait le Mad musée, le musée d’art différencié,  » j’allais voir toutes les expos, j’étais fan, j’ai toujours voulu faire quelque chose avec eux… « .

Il est donc venu ici avec Nanou et Florence, mannequins, qui de bonne grâce et dans un calme presque mystique ont laissé les artistes les croquer. Et Samuel Cariaux, Nicole Daiwaille, Liliane Labuchère, Philippe Langen, Alain Meert, Pascal Tassini, Patricia Verduyckt ont recréé un monde à leur image. Que Jean-Paul a voulu rassembler ici dans un format à l’italienne, à regarder comme on feuilletterait un cahier de croquis d’une intacte fraîcheur. C’est que, avec eux, il n’y a ni repentir ni volonté de faire joli. Et cela correspond à sa mode à lui, à son vestiaire qui, pour cette saison, a fait l’aller-retour en Californie, dans le château irréel de Hearst, avec basketteuses invitées à un divin dîner, inspiration années 20 et réflexion sous-jacente sur l’ascension sociale. En filigrane, il fallait lire cela aussi lors de son défilé- installation à Paris en septembre dernier où avait fait le déplacement tout ce que l’univers de la mode compte de gens importants. Pour l’occasion, il avait amoncelé inextricablement des chaises d’école comme une montagne sur laquelle on aurait pu grimper pour aller voir là-haut si j’y suis, éventuellement atteindre le panneau de basket et marquer un panier. Personne ne s’attendait à un tel décor qui n’en était pas un, ni à cette collection aérienne et terrienne à la fois, faite de détournements et pensée jusqu’au moindre Zip ou geste ; Jean-Paul Lespagnard a toujours dit que s’il mettait un show sur pied,  » ce ne serait pas juste faire marcher des filles sur un catwalk, ce n’est pas trop mon truc « . Mais la pureté, ça oui, surtout si elle baigne dans un univers particulier. Nul besoin de partir loin, voici Harzé près d’Aywaille, son village natal, son jardin d’enfant, ses trésors, des pierres bleues cachées près d’une cascade il y a vingt-cinq ans et qu’il a miraculeusement retrouvées.  » Ces pierres me touchent « , murmure-t-il, ouvertement c£ur d’artichaut.  » Tout me parle. Même la tasse dans laquelle je bois mon café  » – sa part d’enfance qu’il conserve malgré les mochetés que la vie vous réserve parfois.

Pourtant, son destin, il y croit. Voilà pourquoi il a tant insisté auprès de ses s£urs pour qu’elles acceptent de l’inscrire en arts plastiques à Saint-Luc, alors qu’il étudiait les sciences sociales et économiques, humanités classiques. Ensuite, cours du soir à Château Massart et tour de la question en se confectionnant sa propre garde-robe, plus celle qu’il enfile quand il joue les gogo-dancers dans les boîtes d’Ibiza et d’ailleurs, ça le fait sourire. C’est son look, ses sabots hollandais motif Delft qui firent flasher Meg Stuart, danseuse et chorégraphe américaine croisée dans un café et qui, épatée, lui avait annoncé :  » Je veux travailler avec toi, tu feras mes costumes.  » Depuis, Jean-Paul Lespagnard a signé d’autres collaborations, avec d’autres danseurs ou metteurs en scène, joué les stylistes, donné des cours à l’Institut Français de la Mode, workshopé avec des enfants et des artistes handicapés mentaux, remporté des prix, dont celui du très prisé Festival de mode d’Hyères (en 2008), et fait le buzz à Paris, avec sa troisième collection, titrée Somewhere in between et shootée ici, parmi d’autres vêtements made in Belgium. Entre fantaisie et gravité, un exercice de psychanalyse.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON – PHOTOS : PHILIPPE JARRIGEON

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