À Genève, Albert Boghossian ouvre ses coffres et dévoile l’univers merveilleux de la  » joaillerie artistique « . Visite exclusive et plongée dans une saga familiale qui passe par l’Arménie, la Syrie, le Liban… et Bruxelles.

Ce jour-là, à Genève, il fait un froid polaire. Dans le très chic QG d’Albert Boghossian, situé dans un immeuble cossu face au lac Léman, l’ambiance est conviviale,  » réchauffée  » par la présence du maître des lieux, un Arménien à l’élégance raffinée et à la courtoisie orientale. Ici, il est chez lui. Il aime le confort et le calme de son bureau, une vue splendide sur l’onde, les pierres précieuses qui dorment dans les coffres, les classeurs qui renferment croquis et dessins de futures parures et, aussi, une partie de la fabuleuse collection d’objets anciens (bijoux, boîtes, bibelots, accessoires), exposée dans des vitrines. En sirotant son café, Albert Boghossian nous raconte l’histoire de quatre générations de bijoutiers. Une véritable saga.

Arménie, 1918 et son tristement célèbre génocide. L’orfèvre Ohaness Boghossian, le grand-père d’Albert Boghossian, quitte son pays natal, s’établit en Syrie et reprend le métier à Alep. Mais les aléas politiques vont obliger la famille à tout reconstruire, une fois de plus, ailleurs. Au début des années 60, elle s’exile à Beyrouth où elle doit repartir de zéro. Albert et son frère Jean s’y initient au monde féerique des pierres. Ils ont du flair et parviennent à dénicher des exemplaires exceptionnels : les émeraudes de Colombie, les saphirs du Cachemire ou les rubis de Myanmar. En 1975, nouveau rebondissement : la guerre civile éclate au Liban. Jean Boghossian trouve refuge en Belgique et entame une collaboration avec le centre diamantaire d’Anvers. Albert choisit Genève, à l’époque, la plaque tournante de la haute joaillerie.  » Nous avons découvert le métier sous tous ses aspects, explique Albert Boghossian. Nous nous sommes occupés du négoce de diamants bruts et de pierres précieuses, nous avons été grossistes, nous avons travaillé avec le Shah d’Iran et les pays du Golfe, nous avons vendu des bijoux dans les souks à Beyrouth. « 

En 1992, avec leur père Robert, Jean et Albert ont aussi constitué la Fondation Boghossian qui, en 2006, acquiert la Villa Empain, un des fleurons du patrimoine architectural bruxellois, devenue, après une magistrale rénovation, un centre d’art (*) et de dialogue entre l’Orient et l’Occident, ainsi que le siège de la fondation familiale.

L’ART DE L’INCRUSTATION

À Genève, les deux frères ajoutent deux nouvelles vocations à leur métier de marchands : la création et la fabrication. Une évolution qui a coulé de source. Les clients, séduits par la beauté des pierres, réclament aussi leur  » habillage « . Chiche ! Albert pense le bijou et imagine le concept. Jean le dessine. La complémentarité fonctionne à merveille.  » Nous avons eu de gros clients privés qui nous ont permis de pousser la création. Nos premiers bijoux étaient conçus et réalisés sur commande et sur mesure. Peu à peu, l’engouement du public a fait naître l’idée de lancer notre propre marque. Un vieux rêve que je caressais depuis longtemps et qui a pu être réalisé avec mes neveux, Roberto et Ralph, fils de Jean. « 

Une fois la décision prise, il n’était évidemment pas question de simplement promouvoir une énième marque de joaillerie. Alors, comment sortir du lot ? Comment trouver l’idée unique et originale ? La réponse a été fournie par la collection personnelle de Jean et Albert Boghossian. En une vingtaine d’années, les frères ont réuni environ 500 objets anciens (bijoux, sacs, minaudières, montres, pendulettes, pièces décoratives…), témoignant de l’extraordinaire savoir-faire des artistes-artisans d’antan. Parmi eux, il y a quelques raretés rehaussées d’un formidable travail d’incrustation. Albert Boghossian nous montre une boîte en marbre blanc indienne, de l’époque moghole. Ses surfaces sont décorées d’un motif en arabesques multicolores, fluides et sensuelles, réalisées avec de minces fils de pierres dures incrustées.

 » Pour faire un lien avec notre collection, nous avons décidé de réintroduire et de renouveler cet art de l’incrustation, aujourd’hui un peu oublié, car il s’agit d’un travail difficile, patient et minutieux, très proche de la sculpture. C’est la raison pour laquelle nous avons qualifié notre démarche de « joaillerie artistique ».  » La nouvelle griffe, née officiellement en 2006, porte le nom de Bogh-Art, autrement dit  » art of Boghossian « . Elle réunit principalement des bagues, des boucles d’oreilles, ainsi que quelques colliers et bracelets, et décline deux thèmes principaux.

DUOS CONTRASTÉS OU TON SUR TON

 » The Reveal  » ( » la révélation « ) joue la carte du contraste. Les parures mêlent l’opacité dense et profonde des pierres dures (le jade noir, le jade vert, l’opale rose, la dumortiérite – bleue, on la confond parfois avec le lapis-lazuli – et la chaorite) avec l’extraordinaire transparence et brillance des pierres précieuses (le saphir, le rubis et l’émeraude) ou des pierres fines (citrines, aigues-marines, morganites, quartz et améthystes). Taillées avec grand art par des artisans triés sur le volet, leurs facettes renvoient des milliers d’éclats et de reflets.  » Nous n’avons pas peur d’oser, poursuit Albert Boghossian, et de proposer des oppositions audacieuses de matières et de couleurs inédites, par exemple le lapis-lazuli incrusté dans le rubis ou l’aigue- marine incluse dans une turquoise. Regardez aussi cette paire de boucles d’oreilles bicolores. D’un côté, une perle rose incrustée d’un saphir de Padparadja orangé, de l’autre, une perle orangée avec un diamant jaune. Nous recherchons la difficulté et non la facilité. « 

Le thème  » The Shine « , en revanche, exalte la brillance. Les pierres fines s’associent dans un subtil contraste ton sur ton : quartz et tourmaline roses, prasiolite verte et tourmaline verte, améthyste claire et améthyste foncée. Puissantes sans jamais être tapageuses, les parures expriment une formidable inventivité et créativité. Leur réalisation  » à l’ancienne « , minutieuse et irréprochable, apporte une dimension supplémentaire. Albert Boghossian est toujours le  » père  » du concept. Imprégné par la tradition et la culture orientale, indienne ou byzantine, il trouve parfois son inspiration dans la beauté d’une pierre exceptionnelle, mais le plus souvent il réinterprète un motif chatoyant d’une étoffe ancienne, un détail d’une fresque ou encore un détail architectonique somptueux. Une équipe de dessinateurs prend le relais puis des artisans chevronnés d’un atelier de joaillerie à Genève,  » creusent  » délicatement et avec une patience infinie les pierres soigneusement sélectionnées pour y loger le  » c£ur  » en pierre précieuse ou en pierre fine et souligner ainsi les contrastes, les transparences et les subtilités chromatiques.

NOUVEAUX MATÉRIAUX

Pour commencer, la marque Bogh-Art fut commercialisée de manière confidentielle, en Europe, mais aussi lors des expositions à Riyad, à Bahreïn, à Hongkong ou au Qatar. Depuis 2008, une boutique aux tonalités taupe et améthyste nichée au sein du Grand Hôtel Kempinski, à Genève, sert d’écrin à ces joyaux allègres et sensuels. Une autre ouvrira ses portes dans le courant 2012, après la rénovation de fond en comble d’un bel espace, situé rue de Rhône,  » la place Vendôme  » de Genève. Roberto Boghossian a des projets imminents à Londres, tandis que Ralph Boghossian a inauguré, en novembre dernier, une boutique à l’hôtel Conrad,  » le  » palace bruxellois.

Sans renier le passé, les jeunes frères Boghossian sont bien décidés à poursuivre l’art de l’incrustation, ADN de la marque. Toutefois, leur regard se focalise, aussi, sur les nouvelles technologies et les matériaux high-tech nobles et précieux. La fibre de carbone, par exemple. Parcourue de reflets grisés, ultralégère et soyeuse, elle se distingue par une extraordinaire sensation de douceur. Ralph Boghossian a opté pour un anneau, d’une forme presque immuable, décliné en bague, en bracelet ou en boucles d’oreilles. Il s’est offert une petite fantaisie en faisant incruster, au centre, un ruban de minuscules diamants. Autre courant : la fibre de titane. Fine comme un pétale de fleur, elle est légèrement irisée et translucide. Dans cette série, surgissent des papillons en vol (portés en pendentif) ou des fleurs stylisées (sur des bagues). Toutes les pièces mettent en avant leurs carats et rayonnent de motifs abstraits. Des bijoux innovants, aboutis et insolemment poétiques.

(*) Exposition Art is the answer !, artistes et designers libanais contemporains, du 29 mars au 2 septembre prochain.

Carnet d’adresses en page 86.

PAR BARBARA WITKOWSKA

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