Mode | La folie de la seconde main (même dans le luxe)
Le marché du vintage pourrait d’ici 2030 représenter près de 20% des revenus du luxe. Longtemps réticents, les acteurs du secteur, contraints par la pandémie de repenser leur modèle de croissance, commencent à organiser, en interne, le business de la seconde main. Et les boutiques physiques proposant du preloved premium se multiplient.
C’est un lieu presque muséal où l’on peut tout toucher, tout essayer, avec en arrière-plan une vue à tomber sur les toits de Paris. Cet espace à haut potentiel touristique ajouté de plus de 1300 m2, inondé de lumière et posé sous une structure de verre et de poutres Eiffel rivetées, a ouvert ses portes le 21 septembre dernier. Premier jour de l’automne, d’un nouveau cycle en somme, celui qui voit la circularité sous toutes ses formes entrer de plain pied dans l’univers jusqu’ici 100% dédié aux achats de première main d’un temple de la consommation parisien. Suivant ainsi de près le Bon Marché Rive Gauche, qui avait franchi le pas quelques mois auparavant, et les Galeries Lafayette, le Printemps a choisi de dédier au vintage son plus bel étage.
Baptisé 7ème Ciel et veillé par un mobile géant de 12 000 origamis créé par le designer belge Charles Kaisin, l’espace curaté par l’experte Marie Blanchet propose des pièces iconiques de l’histoire de la mode chinées aux quatre coins du monde. Sur d’autres portants, vêtements et accessoires plus abordables proviennent directement du dressing des clients du Printemps. Expertisés en 24 heures, ils sont échangés contre un bon d’achat dont le montant équivaut au prix du marché pour un article similaire moins les 25% de commission que prend le magasin. « On ne s’en rend pas compte lorsqu’on marche dans la rue, mais la seconde main dans son ensemble pèse déjà presque aussi lourd aujourd’hui que la fast fashion, assure Nathalie Lucas-Verdier, directrice des achats mode Femme et Accessoires au Printemps. Une récente étude a par ailleurs montré que près de 68% des vêtements de notre garde-robe n’en étaient pas sortis ces douze derniers mois. Un constat que la pandémie n’a fait que renforcer. Avec un espace comme Le 7ème Ciel, nous voulons redonner vie aux trésors qui dorment dans nos dressings. »
Les marques sont conscientes que si elles restent trop réservées, d’autres occuperont le terrain.
Sur les étiquettes, les montants qui tournent en moyenne autour des 300-400 euros – mais cela peut aller de 10 000 euros pour un sac Birkin à moins de 180 euros pour une jupe Balenciaga période Nicolas Ghesquière – n’ont pas grand-chose à voir avec les prix qui restent pratiqués dans les friperies de Barbes où se pressent les jeunes branchés en mal de bonnes affaires. « La réalité de la seconde main est à l’image de la manière dont les gens s’habillent aujourd’hui: là aussi, ils peuvent mélanger des accessoires vintage plus chers lorsqu’ils veulent se faire plaisir avec des vêtements d’occasion achetés au prix de la fast fashion mais qui sont plus vertueux car ils ont déjà vécu, reconnaît Nathalie Lucas-Verdier. Chez nous, vous n’aurez peut-être pas le frisson de la quête ressenti quand on fouille dans un bac où tout est mélangé. Mais vous ne prenez pas non plus le risque de tomber sur un faux. »
Le choix d’une clientèle aisée
Le business du vintage a toujours existé mais il a longtemps été l’apanage de ceux et celles qui n’avaient pas d’autre choix. Ou à l’inverse le fait de passionnés fortunés prêts à faire monter les enchères jusqu’à des sommes insensées. Le marché s’est aujourd’hui bien élargi, touchant une clientèle suffisamment aisée pour acheter du neuf – sans être pour autant ultrariche – mais qui fait le choix conscient d’aller vers l’occasion. Les projections publiées par les analystes spécialisés dans le luxe donnent d’ailleurs le tournis.
Ainsi, les dernières études de Bain & Company affirment que le marché des produits de luxe « preloved » a atteint les 33 milliards d’euros en 2021, affichant une croissance totale de 65% depuis 2017, contre une poussée de seulement 12% pour les biens neufs sur la même période. Dans une de ces simulations visant à prédire à quoi ressemblerait une grande marque de luxe à l’horizon 2030, la firme de consultance américaine parie sur une croissance qui ne serait plus seulement due aux volumes des produits neufs vendus chaque année. D’après leur modèle, la seconde main gérée par la marque elle-même pourrait compter pour 20% des revenus, l’aidant ainsi à atteindre un nouveau spectre de consommateurs. La marge bénéficiaire pour un produit vendu une seconde fois en trois ans pourrait, grâce à ce mécanisme, s’accroître de 40%.
Si l’enjeu est posé, l’intérêt à ce jour des plus grands – on pense à Chanel et Hermès bien sûr, mais aussi à Louis Vuitton, Dior ou Yves Saint Laurent – reste encore très mitigé. « Tout le monde observe avec curiosité, en se disant que visiblement, il est en train de se passer quelque chose, constate Joëlle de Montgolfier, directrice études du pôle luxe chez Bain & Company. C’est assez semblable finalement à ce qui s’est produit, il y a quelques années, avec l’e-commerce: les marques ont longtemps regardé cela avec une certaine circonspection et comme elles ne se sont pas précipitées pour servir ce marché, des plates-formes se sont mises en place. Même si l’engouement pour le vintage reste tiède, elles sont désormais conscientes qu’en restant trop réservées par rapport à de nouvelles pratiques, des acteurs extérieurs occuperont le terrain. »
L’authenticité certifiée
L’embourgeoisement du marché de la seconde main s’est bel et bien amorcé en ligne, dès les débuts des années 2000 d’abord grâce aux pionniers de la vente entre particuliers: on pense à eBay, mais aussi aux applications Vinted ou Depop, chouchou de la Gen Z, qui ont facilité la circulation des vêtements, souvent à très bas coûts. Contrairement aux véritables marchés aux puces, ces applis et ces sites Web disposent d’une fonction de recherche… ce qui a rendu la traque beaucoup plus aisée que dans les friperies ou les magasins à vocation plus sociale comme ceux d’Oxfam ou des Petits Riens où longtemps les pièces n’étaient pas triées en fonction de leur valeur présumée.
Un cap de plus a été franchi en 2009 avec Vestiaire Collective dont l’entrepôt se trouve à Tourcoing, à deux pas de la frontière belge. D’année en année, le nombre de dépôts ne cesse d’augmenter. L’entreprise, forte d’un fichier de plus de 3,5 millions de clients et désormais valorisée à 1,45 milliard d’euros, met en ligne, chaque semaine, plus de 25 000 nouveaux articles. La plate-forme, qui sélectionne scrupuleusement les articles de luxe que l’on retrouvera sur son site avant de les reconditionner dans une jolie boîte pour les expédier à l’acheteur, s’est positionnée d’emblée sur le très haut de gamme. Tout comme l’Américain The RealReal, Re-see créé par deux Américaines basées à Paris ou le très british Byronesque, sans oublier l’onglet « pre-owned » de Farfetch. A l’image du Printemps, ces nouveaux acteurs disposent d’un service d’identification sensé garantir l’authenticité de ce qu’ils proposent. Un audit qui devrait être à l’avenir facilité par la création de « passeports numériques », basés sur la technologie blockchain, qui permet de retracer et surtout de conserver toutes les étapes de la vie d’un produit.
Au frisson de la quête, on préfère aujourd’hui la garantie d’authenticité.
Le succès de Vestiaire Collective, dont le groupe de luxe Kering détient désormais 5%, et de ses concurrents, pousse de plus en plus de protagonistes de la mode à tenter l’aventure de la seconde main en interne. Sur leurs sites, des griffes comme Filippa K ou Isabelle Marant disposent d’un espace dédié au rachat et à la revente de pièces des collections précédentes. En Belgique, H&M a choisi de s’associer début février avec Le Freddie, le Webshop dédié au vintage des rédactrices de mode Els Keymeulen et Kristin Stoffels, et d’installer dans quelques magasins physiques une sélection de pièces spécialement choisies par les deux curatrices.
« Nous constatons que l’intérêt pour la mode circulaire augmente, notamment chez nos jeunes clients, justifie Matthieu Colpaert, attaché de presse chez H&M Belgique. Au niveau international, nous avons déjà pris plusieurs initiatives pour suivre ce courant. Vous pouvez louer des vêtements dans les flagships de Berlin et d’Amsterdam. H&M détient aussi une participation majoritaire dans Sellpy, l’un des plus grands sites d’e-commerce d’articles de seconde main d’Europe. C’est la première fois que nous travaillons avec une marque locale et la première fois que nous proposons du vintage dans les magasins de Belgique. » Une opération qui s’est avérée payante pour les deux parties.
« Le fait que l’occasion soit maintenant vendue par des marques qui ont pignon sur rue va donner du crédit au produit, plaide Joëlle de Montgolfier. Tout en donnant confiance au futur client. C’est un formidable outil de démocratisation à l’usage des jeunes générations qui se disent concernées par le développement durable tout en restant une génération de l’image, vivant par profils Instagram et TikTok interposés. C’est une manière pour eux de pénétrer plut tôt dans un monde qui jusque-là restait hors de portée. Sans devoir emprunter les portes d’entrée « classiques » qu’ont longtemps été le parfum et la beauté. Par le biais du preloved, ils ont accès à la mode et aux accessoires a priori inabordables avant d’avoir atteint un certain niveau de vie. »
Mode à louer
Gucci, « la » marque préférée des Millennials et des Zoomers a été l’une des premières, avec Burberry et Stella McCartney, à franchir le pas elle aussi. D’abord en signant un partenariat avec TheRealReal, ensuite en lançant, fin 2021, sa propre boutique expérimentale dédiée au vintage. Les articles vendus sur le site ont été sélectionnés par les archivistes de la maison auprès de particuliers et collectionneurs du monde entier avant d’être, dans certains cas, customisés par l’équipe du très charismatique directeur créatif Alessandro Michele. « J’ai toujours eu une passion pour les pièces rares de Gucci, même avant d’y travailler, assurait-il lors de la mise en ligne des premiers articles. Je pouvais passer des heures à chiner, j’allais dans les salles de vente. » Dès l’annonce de son ouverture, le « coffre-fort » digital de la griffe aux deux G a été littéralement dévalisé et les capsules à venir devraient certainement connaître le même sort.
Remettre ainsi au goût du jour ses propres archives pourrait devenir un atout de taille alors que se profile à l’horizon une interdiction généralisée de destruction des invendus, déjà d’application en France depuis le 1er janvier dernier. Cette (mauvaise) pratique restée longtemps de mise dans l’industrie du luxe, peu désireuse de solder ses produits, a un coût éthique mais aussi économique dans un monde qui s’apprête à faire face, dans tous les secteurs, à de possibles pénuries de matières premières. Dans les états majors des grandes maisons, c’est le business de la location que l’on a déjà en ligne de mire. Jean Paul Gaultier s’y est même essayé en offrant à tout un chacun la possibilité – contre 700 euros – de porter pour un soir la robe cage à seins coniques ou le bustier de Madonna. Pour son coup d’essai, la griffe a loué trente des pièces les plus emblématiques de son catalogue… Trente mille autres attendent patiemment de ressortir de l’ombre.
« Un marché d’investissement »
Joëlle de Montgolfier, directrice études du pôle luxe chez Bain & Company.
Se lancer dans le vintage quand on est un grand nom du luxe, n’est-ce pas d’abord un moyen de mesurer son propre niveau de désirabilité?
Dans le marché de la seconde main, plus la marque est forte, plus les prix de revente se rapprochent de ceux du neuf. Le « preloved » n’est plus du tout assimilé à du déstockage ou à des soldes camouflées, mais à un marché d’investissement. Un moyen de valoriser ses produits sur le long terme car ils ne perdent pas de valeur. Dans le cas de griffes iconiques, certaines pièces vintage peuvent même se vendre plus cher sur ce second marché que sur le premier.
Proposer des bons d’achat contre une pièce que l’on reprend, c’est aussi une manière de conserver une clientèle captive?
Face à la pénurie de matières premières qui nous attend dans certaines catégories, et face aux enjeux de consommation responsable, cela pourrait surtout devenir une réelle source d’approvisionnement. Qui s’inscrirait dans une démarche de service vis-à-vis de ses clients. On peut imaginer d’aller régulièrement visiter leur dressing, évaluer avec eux quelles sont les pièces qui pourraient être reprises et valorisées, tout en les aidant à s’orienter dans les nouvelles collections. Inviter ses clients à venir faire certifier leurs pièces, les réparer, c’est aussi un moyen de les faire revenir en magasin. Mais aussi d’attirer une nouvelle clientèle.
La location dans le luxe, vous y croyez vraiment?
De nouveaux modèles sont possibles, comme une formule d’abonnement: tous les deux mois, on vous envoie deux pièces de la collection que vous essayez et que vous pouvez choisir de renvoyer ou d’acheter. Les gens sont de plus en plus nombreux à réaliser que pour leurs besoins de tous les jours, ils ne sont pas forcés d’acheter du neuf, et que pour des besoins exceptionnels, ils peuvent aussi louer.
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