Le comté naît dans les pâturages du Haut-Doubs et du Jura français. Découvrez un savoir-faire ancestral… et savourez ce délicieux produit du terroir.

Marcel Petite était un visionnaire. Lorsque tout le monde s’émerveille aujourd’hui de la cave d’affinage du Fort Saint-Antoine, plus personne ne se souvient que lorsque l’idée a germé dans son esprit, voici quarante ans, chacun le prit pour un fou… Sous une dizaine de mètres de terre, 60 000 meules de comté peuvent être ici affinées à une température presque constante et légèrement inférieure à 10 °C et sous une atmosphère humide saturée en eau à 95 %, été comme hiver.

Plus grande appellation fromagère d’origine de France en superficie, le Comté fut, en 1958, une des premières zones délimitées qui correspond grosso modo aux frontières de la Franche-Comté. Pour peu que vous preniez un peu d’altitude, vers les 800 mètres, entre Montbéliard et Pontarlier, que vous suiviez la longue bande de plateaux qui longe la frontière suisse et le Doubs, le décor est indistinctement le même : des forêts entrecoupées de prairies et sur ces prairies des vaches blanches tachetées de roux pâle. La nuit, le ramassage du lait s’effectue par des camions-citernes qui desservent les fromageries vers une heure du matin. Celles-ci sont souvent signalées, le long des routes locales, du panonceau  » fruitière à comté « , un mot qui remonte au XIIIe siècle. Car la fabrication de grandes meules permettait déjà à l’époque de faire fructifier le lait, économiquement parlant.

Gabriel Serrel est un de ces fromagers qui démarrent leur fabrication journalière – 365 jours par an – vers les 5 heures du matin. Il est le seul et unique travailleur de la fruitière coopérative de Fessevillers, située à un jet de pierre de la frontière suisse et des extraordinaires parcours de pêche encaissés dans la vallée de Goumois. Le but de sa longue matinée de travail est simple : été comme hiver faire naître des meules de fromage du lait des fermiers de son village. Leur poids final après affinage variera de 35 à 40 kilos, chacune nécessitant dix fois son poids de lait cru.

Comme les 250 fromagers de la zone d’appellation contrôlée du comté, Gabriel Serrel a sa main, son savoir-faire. Car la fabrication du caillé n’obéit pas à une recette infaillible. La saison, le temps qu’il fait, les aliments que consomme le bétail influencent la prise du contenu de la grande cuve en cuivre et de ses 2 000 litres de lait. Cette masse chauffée entre 31 et 33 °C est ensemencée naturellement avec du sérum prélevé lors de la fabrication de la veille. Trente minutes après, le lait caillé est découpé en petits morceaux. Une seconde chauffe intervient pour atteindre environ 55 °C. Le moment décisif est – au sens propre – au bout des doigts de Gabriel Serrel. Malaxant du bout des phalanges le caillé, il doit mesurer à la fois le grain et l’élasticité de celui-ci. En quarante minutes, le caillé est prêt à être soutiré. La méthode ancienne était spectaculaire : le fromager soulevait le fromage et le lactoserum contenus dans un drap étamine. N’ayant pas quatre mains pour réunir les quatre coins, il s’aidait de ses dents. Fort heureusement, Gabriel dispose d’une installation modernisée. Le contenu de sa cuve est donc propulsé dans de grands cylindres en inoxydable. La partie supérieure amovible est percée d’une multitude de trous par lesquels le lactosérum s’échappe en minces jets continus.

Tout va très vite. En quelques minutes, le fromager doit  » gérer  » les 7 meules produites ce jour-là. En mai ou juin, lorsque les vaches broutent la nouvelle herbe, il est courant que sa production journalière double. D’un geste du bras, Gabriel Serrel enlève la mousse qui subsiste à la surface du fromage. Avant de le mettre sous presse pour la journée, il lui reste à identifier les meules du jour. Quatre informations doivent figurer sur chaque meule : le jour du mois, les trois premières lettres de celui-ci, l’année et le numéro d’identification de la fruitière de Fessevillers.

Les travaux de nettoyage achevés, Gabriel Serrel descend alors au sous-sol pour suivre l’évolution des meules qui démarrent leur affinage. Descendues par le monte-charge, les meules de la veille doivent être salées au sel gris de Guérande. Il est surprenant de constater qu’elles ont l’aspect d’une vraie meule de fromage, la croûte jaune s’étant déjà formée. Le suivi des meules plus âgées demande un peu de travail. Il faut les retourner deux fois par semaine et saler la face supérieure en veillant à bien répartir la fine couche de sel marin.

Quinze jours ou trois semaines après leur fabrication, une centaine de meules quittent Fessevillers pour rejoindre le Fort Saint-Antoine. Là commence une longue évolution, un patient affinage de quatorze mois, parfois moins, souvent davantage. Situé entre le Mont d’Or et le lac Saint-Point, le Fort Saint-Antoine fut achevé en 1879. Occupé durant vingt ans par l’armée française, il dut être réformé ne pouvant plus assurer ses fonctions de défense face à l’évolution de la puissance de tir de l’artillerie.

Fils de fermier, laitier et ingénieur agronome, Michel Tyrode est un maître affineur de la nouvelle génération. Au fil de la visite, il laisse d’ailleurs échapper une petite phrase assassine :  » Vous voyez, nous ne correspondons pas aux messieurs à grosses moustaches des pubs de la télé. « 

La manutention des fromages a, elle aussi, évolué. Autrefois les hommes devaient une fois par semaine retourner et saler les dizaines de milliers de meules qui reposent sur d’immenses étagères en bois d’épicéa brut de sciage. Ils sont aujourd’hui remplacés par des robots venus de Suisse qui se déplacent seuls jour et nuit entre les allées. Un rayon laser matérialisé par un trait lumineux rouge indique le niveau exact du fromage sur la planche. Deux bras le soulèvent, l’extraient du rayonnage et effectuent le salage avant de le reposer sur son autre face. S’ils travaillent plus lentement que l’homme, les robots sont plus précis et plus délicats car ils ne doivent pas donner le coup de reins musclé qui permet de faire pivoter l’une après l’autre les meules d’une quarantaine de kilos.

Michel Tyrode est un véritable passionné, au point de s’être formé sur le tas, le soir après le travail. Il est ainsi entré dans le secret de son métier, cette différence qui fait que vous devenez un expert unique. Chaque semaine, explorant les couloirs des anciennes casemates, un dédale digne des catacombes, il ausculte des milliers de meules et mesure leur évolution. Son outillage est réduit, presque ancestral, un petit marteau à la forme d’un tire-bouchon dont l’axe vertical est formé d’un carottier. Plus que ce dernier, l’affineur utilise le manche qui lui permet de faire sonner et résonner le fromage, par quelques tapotements judicieusement répartis à la surface de la croûte.

 » Deux meules fabriquées au même endroit, le même jour ne vieilliront pas nécessairement de la même manière, souligne Michel Tyrode. Le son du tapotement nous permet de traduire l’évolution d’une meule, de la sélectionner pour son aptitude à vieillir. Comme de très grands vins, de très grands crus de comté peuvent vieillir trois ans. Ce sont, bien entendu, des exceptions. Mais nous vieillissons ici des meules jusqu’à deux ans pour les plus grands fromagers de France.  » Ils sont ainsi deux dizaines de clients réputés qui ont le privilège de sélectionner leurs meules au stade de  » primeur « .

Pour diverses raisons toutes liées au terroir au sens large – celui qui englobe aussi le savoir-faire et les hommes – certaines coopératives élaborent régulièrement des meules plus remarquables que celles du village voisin.  » Normalement, le son fournit une indication suffisante et nous permet, par exemple, de savoir si la meule n’est pas fissurée à l’intérieur, explique Michel Tyrode. Mais, pour des meules appelées à un long affinage, il faut sonder, sentir ce prélèvement et goûter quelques grammes.  » La palette gustative d’un comté est très large. On a ainsi pu établir une carte de 80 descriptifs d’arômes. Ce jour-là, Michel Tyrode fit le test au hasard sur une des meules de grande qualité. Agé de 18 mois, le fromage était en bouche d’une incroyable fraîcheur, signe d’une jeunesse de caractère et d’un énorme potentiel de vieillissement.

Les grands millésimes – 1997 en fut un – 2 % des meules peuvent entrer dans ce dernier carré et former les grands crus. Les fromagers les réservent souvent aux clients connaisseurs et aux restaurateurs qui entendent proposer un superbe plateau de fromages. Au Fort Saint- Antoine, la norme s’approche davantage de douze ou quatorze mois, là ou beaucoup de comtés courants sont commercialisés après un affinage de six à huit mois.

Carnet d’adresses en page 88.

Texte et photos: Jean-Pierre Gabriel

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