Un silence bouleversant étreint ce territoire rude et somptueux, peuplé de nomades résistant à un exode rural aussi massif qu’inexorable. Rencontre sous la yourte à l’issue d’un trek entre steppe et taïga.

Écrire d’un pays qu’il est une terre de contrastes est sans doute le cliché le plus éculé des reportages touristiques. Des mots usés et pourtant inévitables quand il s’agit d’évoquer ce territoire d’Asie centrale coincé entre la Russie et la Chine, vaste comme trois fois la France et affichant la densité de population la plus faible au monde. Trois millions d’habitants seulement – à peine moins que… les Wallons. Dont un tiers se concentrent à Oulan-Bator. Porte d’entrée nécessaire de l’ancien empire de Gengis Khan (v. 1160- 1227), la capitale mongole offre une radiographie en direct et à l’£il nu des chamboulements sociaux qui secouent cette jeune démocratie émancipée il y a à peine vingt ans du joug soviétique.

Sur la place Sukhbaatar, immense poumon venteux du centre-ville, de jeunes femmes vêtues à la dernière mode occidentale pressent le stiletto aux côtés d’hommes en bottes de cavalier et deel – habit traditionnel ceinturé par un large morceau de tissu safran. Barres en béton décaties, trottoirs défoncés et vieux bâtiments officiels à frontons et péristyles marinent dans leur jus post-communiste à l’ombre d’un luxueux vaisseau de verre et d’acier un peu ridicule dans son arrogance isolée. Mais particulièrement révélateur du changement radical qui s’opère de ce côté-ci de la planète. Avec ses brasseries chics et ses boutiques de luxe (de Louis Vuitton à Armani…), la Central Tower est en effet le QG d’une nouvelle élite locale appelée à croître à la même vitesse que les gisements miniers pharaoniques du sol mongol attirent les investisseurs étrangers.

YOURTES DÉSOLÉES

Selon le FMI, le revenu annuel par habitant devrait du coup passer de 1 800 dollars en 2008 à 15 000 dollars en 2015. Reste à savoir si cette richesse transformera le pays en Koweit des steppes ou en Congo asiatique.

Actuellement, la précarité reste par ailleurs une réalité quotidienne pour la plupart des Mongols. Dans les faubourgs de la capitale, d’immenses camps de yourtes insalubres où sévissent l’alcoolisme et l’aboulie dessinent un tapis de points blancs à perte de vue. Un paysage de désolation que viennent grossir chaque année les nomades découragés par la dureté du métier d’éleveur désormais soumis à la privatisation et marqué par la violence du dzud, un phénomène climatique spécifique à la Mongolie, caractérisé, entre autres, par un vent glacial et funeste qui s’abat sur des millions de têtes de bétail depuis plusieurs années. Par-delà Yourteville, l’élevage et le nomadisme ne concernerait d’ailleurs plus que 20 % à 40 % des héritiers de cette civilisation passablement abîmée. Pour rencontrer les derniers Mohicans du Pays du Ciel Bleu, il suffit pourtant de parcourir une soixantaine de kilomètres en direction de cette nature magistrale et silencieuse qu’ils n’ont pas encore eu le c£ur à abandonner.

UN SAUT DANS L’ESPACE ET LE TEMPS

Nous nous greffons à un groupe de 5 trekkeurs français séduits par les promesses de l’agence Terres d’Aventure pour une randonnée hors du commun et des sentiers battus à l’issue de laquelle il est prévu de partager pendant 48 heures la vie d’une famille nomade. La première impression a pourtant de quoi refroidir : à l’entrée du Parc national de Terelj, des montreurs d’aigles royaux et de chameaux de Bactriane négocient la photo-carte-postale dans un paysage moucheté de camps de yourtes faussement authentiques pour citadins en manque de vert et touristes vite rassasiés. Rien à voir avec le monde qui nous attend de l’autre côté du gué que nous traversons à 20 kilomètres de là, assis dans le coffre d’un vieux camion soviet Gaz 66.

En guise d’échauffement, on s’enfile trois heures de marche à la coule entre prairies, vallées douces et forêts de bouleaux. Malgré les panneaux solaires et les antennes paraboliques décorant le toit des quelques yourtes parsemées dans la plaine herbeuse roussie par la fin de l’été, l’impression d’un vertigineux saut dans l’espace et dans le temps nous étourdit déjà. En bande-son, un homme scie du bois à chauffer, indice des premières nuits glacées de la saison. Des chiens errants nous escortent, on double un troupeau de chèvres et son fermier à cheval, lasso à la main, chapeau vissé sur le crâne. Nous essuyons les quatre saisons, de la neige s’invite même en coup de vent. Au bout de cette promenade, la lumière du soleil rasant scintille sur la rivière Bayan Gol. Elle sera notre boussole et notre salle de bains pour la suite du voyage. Chaque soir nous ferons notre lit à côté du sien.

Le camion a déposé bagages, réserves de nourriture, bonbonnes de gaz et tentes igloos dans la paume d’un vallon. Loi de l’isolement, on a rangé notre portable, fait une croix sur les textos exotiques envoyés à la famille. Une table et des chaises de camping, du thé chaud, quelques biscuits discount : ne rien faire, c’est tout ce qu’il reste à faire en attendant de se joindre à Odnoo, cuisinière en joues gourmandes et son assistant pince-sans-rire Yagaanaa pour détailler l’ail, les oignons et les dés de poulet qu’on dégustera, une fois la lune levée, avec un bol de riz et une copieuse rasade de vodka anti-gel. Car quand la veillée au feu de bois a livré ses derniers mots, l’air nocturne de l’automne laisse entrevoir la dureté de l’hiver déjà tapi derrière le mois d’octobre. La nuit sera longue.

SAIN BAIN UU, BONJOUR !

Ce matin, la tente ressemble à une appétissante granita. Nos cheveux ont gelé avec la condensation. On s’extirpe du sac de couchage. La rivière fume, Yagaanaa s’y lave torse nu. On l’imite piteusement. Le reste de l’équipée ronfle encore. On partage un café lyophilisé, notre comparse matinal ne parle pas un traître mot d’anglais, on ne maîtrise pas mieux le russe, encore moins le mongol. On apprend naïvement à se dire bonjour :  » Sain Bain uu « . Il rit. C’est un peu ridicule mais on est bien. On entend littéralement les corbeaux voler. Un son incroyable, inédit, comme des coups de fouet dans le ciel bleu. On le fait remarquer en langage des signes à Yagaanaa. Il lève les épaules sur un air de  » oui et après ? ». Une autre logique. Tout le monde est maintenant debout, la mine chiffonnée des grands jours. Le camion a levé le camp. Une bande de trois cavaliers, chacun en charge d’un deuxième destrier, nous a rejoints. Ils porteront le matériel de bivouac en bivouac. L’accueil est courtois bien que légèrement farouche.

Pour l’heure, notre guide, Tsetsgué, siffle, crie un  » Za, iawia!  » ( » Allons-y « ) de ténor. On est parti. Quelques minutes de marche entre de petits arbustes, puis s’ouvre tout à coup une étendue d’herbes à perte de vue encaissée dans une vallée coiffée de bouleaux jaune-orange et de mélèzes vert pétant, panorama hybride entre la steppe qui domine plus au sud et la taïga sibérienne des latitudes russes. Un terrain de jeu pour grandes heures nature. Des sousliks se réfugient à toute vitesse dans leur tanière. Un berger surveille ses moutons du haut d’un rocher,  » il guette les loups « , nous fait comprendre Tsetsgué en mimant, rigolard, le cri du prédateur. Une famille d’éleveurs fait signe de loin, leur troupeau de chevaux paît à l’état sauvage.  » Ici, on ne connaît pas bien le concept de clôture, s’amuse Bayara, l’interprète du groupe, ce n’est pas un héritage de l’URSS, la nature appartient à tout le monde depuis Gengis Khan, il suffit aux nomades de signaler à l’administration où ils s’installent. Pour eux, c’est encore gratuit, même aux abords d’Oulan-Bator, pour toi ça coûte 2 000 tugriks le mètre carré (1,10 euros) si tu veux faire construire. « 

AU COIN DU FEU

On croit rêver. Est-on encore sous le coup de la sieste crapuleuse qu’on s’est octroyée à l’ombre d’un épineux à la pause déjeuner ? Il faut à nouveau se pincer quand on devine au loin, avec en toile de fond les doux et majestueux reliefs des montagnes du Khentii, la silhouette des cavaliers occupés à monter leur tente sur un bout de steppe dardé des ultimes rayons de la journée, de ceux qu’on croise uniquement dans les clips de promotion pour les grands espaces américains. Ce soir, on dormira sur les deux oreilles, bercées par le récital aussi impénétrable que fascinant entonné au bord du feu par nos cavaliers de moins en moins distants. C’est bien simple, le lendemain, on fera chorale avec eux, quelques bières, du tabac brun et un ciel fourmillant d’étoiles.

Les jours passant, la vie est indubitablement de plus en plus douce. On gravit un col vers une forêt primaire, traverse des rivières, joue à l’écho comme des gosses. On cueille des oignons sauvages, goûte au lait de jument fermenté et à la fameuse hospitalité mongole dans une yourte sortie de nulle part. On monte à cheval, apprend à jouer aux cartes, dort dans les bras de rochers grandiloquents. On essuie une gueule de bois mémorable à la vodka artisanale. On s’enfonce dans une nature qui dit clairement son nom. Un endroit où, comme dans les chansons flamboyantes d’Arcade Fire, aucune voiture, aucun avion, aucun bateau n’a accès.

On dirait une photo de Salgado : au loin, un copieux troupeau de vaches revient de sa journée de pâturage, le soleil couchant fait danser la poussière dans un halo rouge-orange. Un cheptel de yourtes crachote la fumée du dîner du soir qui mijote au foyer. Nous avons rejoint les alpages, laissé les forêts inhabitées à nos bons souvenirs. C’est ici que la famille de Gana, petit gabarit sec et volontaire carburant à la clope roulée, a installé son campement pour l’été. Comme au jeu des 7 familles, il y a la mamy et son chicot, la s£ur, une beauté, le beau-frère et sa moto capricieuse, l’oncle taiseux, la tante amicale. Et les enfants, joyeusement échevelés. C’est ici, dans cette espèce de Yourte and Breakfast sans check-in ni minibar, que nous allons passer les dernières 48 heures de notre trek. Deux jours à se lever aux aurores, au rythme de la traite des vaches et des juments. Une parenthèse étrange où l’on se surprendra à ramasser des crottes de chèvres, puis carrément à sacrifier une des biquettes, où l’on ira chercher à dos de yak l’eau du thé et du  » bain  » à la rivière. Une organisation quotidienne systématique et nécessaire pour survivre en parfaite autonomie, au gré des allers et venues des marchands de lait.

Gana a lui-même perdu du bétail lors des derniers épisodes de dzud. Il baisse les yeux quand on en parle. Il préférera nous apprendre une ou deux prises de lutte, le sport national. Une manière élégante de nous dire qu’il continue de se battre pour rester là, à bouger au diapason des saisons. Quitte à arrondir ses fins de mois en accueillant quelques randonneurs peu habiles à la traite des juments mais pas si mauvais que ça à la lutte.

PAR BAUDOUIN GALLER

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