Les Micmacs la surnommaient  » fin de terre « . A la fois âpre et somptueuse, la péninsule gaspésienne s’apprécie particulièrement à l’automne. Quand les couleurs s’emparent de la forêt brumeuse et du littoral dissipé.

Dans une salle d’embarquement vintage, vestige en sursis de l’aéroport flambant neuf de Montréal, quelques passagers pour Mont-Joli encaissent sans broncher un message de service plombant comme une averse sur un barbecue entre amis. Le commandant n’est pas tout à fait certain de pouvoir poser son coucou dans l’épais brouillard qui paresse sur la piste, à 1 000 kilomètres de là. On risque de faire demi-tour. Les habitués des vols intérieurs vers la Gaspésie, au nord-est du Québec, sont rodés aux caprices météorologiques de leur région soupe au lait. Rien ne sert de se ronger les ongles. Autant croiser les doigts. Ici plus qu’ailleurs, c’est la nature qui impose sa loi, décide du menu, parle fort et monopolise les conversations. Mais sait aussi recevoir. Car Madame est généreuse. Très généreuse.

Les nuages se sont finalement rendus. Nous voilà dans un van filant le long de l’imposant fleuve Saint-Laurent, surnommé avec respect  » la mer  » par ses habitants. Direction Grand-Métis, porte d’entrée du tour de la péninsule par le nord, 3 000 kilomètres de côte, 900 de route. C’est le digne héritier d’un clan de gentlemen-pêcheurs écossais, venus s’installer ici au xixe siècle pour profiter de la rivière à saumons du coin, qui nous en donne les premières clés. Alexander Reford, cheveux poivre et sel, Barbour et pantalon en velours côtelé, gère aujourd’hui les splendides jardins de Métis. Sur près de 20 hectares, son arrière-grand-mère, Elsie Reford, a planté plus de 3 000 espèces de plantes indigènes et exotiques qu’il s’échine à entretenir et mettre en valeur. Il règne sur ce domaine familial dominé par une délicate villa d’été tout en bois, une ambiance délicieusement surannée, d’un raffinement étrange. Comme si les propriétaires avaient tenté de domestiquer la rudesse locale, d’imposer leur british touch à ce décor inhospitalier et sauvage.

Into the Wild

Outre les côtes frappées par les vagues où se succèdent petits villages de pêcheurs et fermes agricoles, l’intérieur des terres reste en effet globalement dominé par une immense forêt, vierge de toute présence humaine. Une sorte de jungle septentrionale telle que la rêve Sean Penn dans Into the Wild. Et telle que la vit au quotidien Jean-François Dubé, guide à l’auberge de montagne des Chic-Chocs, singulier lodge de 18 chambres planté à 55 kilomètres du fleuve, au c£ur de la réserve faunique de Matane. L’homme n’a rien de l’aristocrate amateur de pêche à la mouche : sa poignée de main vigoureuse termine un corps qu’on dirait coulé dans l’acier. Un esthète en combi sport qu’on surprend à dire des choses du genre :  » Je trouve que les couleurs sont belles par mauvais temps  » et autres  » J’aime écouter le silence « . Un profil taillé sur mesure pour assurer la sécurité et combler les envies d’ailleurs de citadins bien décidés à  » prendre une année sabbatique en trois jours « , comme l’annonce la brochure promotionnelle de ce  » refuge de l’inattendu  » ( sic). On comprend assez vite que ces promesses de moments d’exception ne sont pas vraiment des idées troussées en vitesse par des stagiaires en marketing. Rien que les deux heures de chemin rocailleux en 4×4 pour accéder à l’auberge vaudraient le déplacement. Sous un ciel d’humeur changeante, les érables rougeoyant, les bouleaux jaune orange et les sapins vert foncé transformeraient le plus rustre des individus en Lamartine. A deux pas du gîte, barrant la route, un comité d’accueil particulier achève de nous convaincre. Une famille de trois orignaux. Trop tard pour la photo, notre précipitation les a effarouchés.  » Relax camarade, rigole Jean-François, déjà passé au tutoiement. Présentement, la concentration est de 5 orignaux au km2 dans la réserve. Tu risques d’en recroiser.  » De fait.

Deconnect people

Pas besoin de préciser que dans les profondeurs de la vallée, les téléphones portables sont aussi utiles qu’une paire de palmes dans l’Himalaya. De toute manière, tout est pensé ici pour déconnecter. Mais alors là, vraiment. La télévision est absente des chambres ; seuls un téléphone et une connexion Internet satellitaires relient le bureau des guides de montagne  » à la civilisation « . Autour de l’auberge, le territoire de 60 km2, géré par le réseau gouvernemental des parcs du Québec, est exclusivement accessible aux clients du gîte (aucun véhicule personnel n’est autorisé à emprunter le chemin qui y mène). L’idée est donc, bien entendu, de mettre son nez dehors pour profiter de cette luxueuse solitude. De se lever à l’aube, par exemple, pour aller observer l’orignal sous un ciel rose bonbon. S’enfoncer dans les bois et rester scotché par la puissance d’une chute d’eau. Ou enfourcher son VTT sans jamais tomber sur un groupe d’amateurs de la petite reine un peu lourdauds. Bref, aggraver sa misanthropie.

A une petite centaine de kilomètres de là, de retour sur la côte après deux jours en brousse, Yves Foucreault nous réconcilie avec le genre humain. Ce passionné de physique, affichant sans complexe son amour de la bonne chère, milite avec ferveur contre la dépoétisation du patrimoine local : grâce à lui, le très beau phare de la Martre a été sauvé de la destruction à laquelle il était promis dans les années 1970. Mieux : grâce à lui, cet ancêtre en épinette, peint en rouge et millésimé 1906, roule encore et toujours des mécaniques face au fleuve déchaîné.  » Ce qui ne fait pas forcément plaisir au curé, plaisante (à peine) Yves. Son clocher reste plus petit que mon phare. Déjà qu’il ne m’aime pasà Je le comprends : il sauve des âmes. Moi, je sauve des vies. « 

 » Là-bas, baleine, à midi ! « 

En micmac, Gespeg signifie  » là où la terre finit « . En français, Gaspé signifie, là où viennent se montrer les baleines. Ce village, situé à l’extrémité nord de la péninsule, est en effet un point de départ idéal pour aller observer ces majestueux mammifères avant qu’ils n’aillent passer l’hiver dans les mers du Sud. Pour l’heure, on les suivrait bienà Le visage battu par le vent, vêtu d’un ciré jaune aussi élégant qu’étanche, on tente de capter une ou deux phrases de Stacey, guide sur les croisières en mer du Parc Forillon, occupée à expliquer patiemment le b.a.-ba de la baleine. On apprend que leur langue pèse l’équivalent d’un éléphant, qu’elles avalent 4 tonnes de krill par jour, qu’on a beaucoup de chance parce qu’il y a peu de touristes par rapport à Tadussac. C’est vrai, on est seul en merà Après plus d’une heure, toujours rien. Pas un souffle à l’horizon. On s’apprête à rebrousser chemin, déçu comme un gosse privé de cadeau de Noël. Mais la nature est parfois généreuse. Très généreuse :  » Là-bas, une baleine à bosse, à midi !  » hurle Marc-André, le jeune capitaine du bateau. Un coup de corne de brume, plein gaz. Le spectacle se rapproche, à couper le souffle : une énorme masse, à la fois monstrueuse et émouvante saute hors de l’eau avec la souplesse d’un chat.  » Vous avez vraiment du bol, glisse Marc-André, sans manquer une miette de la scène. Ça, ça arrive à peine une fois sur trente sorties en mer.  » Du bol, effectivement : de retour vers la terre, on croisera quelques rorquals communs, un autre à bosse et, le clou, la fameuse baleine bleue, 33 mètres de long, impériale. Encore esbaudi par ce show marin de haut vol, on rejoint le hot spot touristique de la région, Percé et son célèbre rocher. Durant l’été, des hordes de sacs bananes convergent vers ce mastodonte de pierre de 5 millions de tonnes, travaillé par l’érosion. Hors saison, cette jolie station d’aspect breton est tout simplement déserte. Ce soir, c’est tempête. Apocalypse, même. Une seule solution : réserver une table à la Maison du Pêcheur, adresse incontournable de la bourgade. Face au déluge, y déguster quelques noix de pétoncles bien laiteuses, accompagnées d’un sauvignon blanc. Et rêver tranquillement au programme du lendemain : sous un ciel clément, s’imaginer sur un petit bateau fendant la brise vers l’île de Bonaventure toute proche. Là où les colonies de fous de Bassan viennent se reproduire et où les phoques paressent au soleil. Quand on a vu la baleine bleue, on peut tout demander.

Les couleurs de Matapédia

En Gaspésie, le retour à la terre ferme se fait heureusement en douceur. Pour boucler la boucle, rejoindre l’aéroport de Mont-Joli, il faut traverser la vallée de la Matapédia. L’automne, c’est un véritable tapis de couleurs,  » que les gens de Montréal adorent venir admirer « , dit fièrement  » Susy Q. « , jeune guide de 23 ans qui fait sécher l’été indien dans des livres depuis qu’elle est toute petite. A mi-chemin, à hauteur de Causapscal, l’auberge de La Coulée Douce porte bien son nom. Ce modeste hôtel où cohabitent joyeusement familles, retraités et groupes de chasseurs, est l’£uvre de Vianney Morin,  » pure laine de Matapédia « . L’homme, mordu de pêche au saumon, sait mieux que quiconque vous raconter, sans aucune mièvrerie,  » la lumière du petit matin « ,  » l’atmosphère des rivières  » et l’énergie de sa région. De nature généreuse. Très généreuse. Naturellement. n

PAR BAUDOUIN GALLER

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